Est-il possible d’être soi-même ?
Il y a deux façons de penser le fait « d’être soi » : soit le je suis déjà et il faut alors le rester, soit je ne le suis pas encore et je dois le devenir.
Dans la première hypothèse, je considère que je suis déjà propriétaire de mon identité, d’un « moi » qui me définirait en tant que sujet et que je connaîtrais mais que je pourrais aussi perdre d’une certaine façon (je pourrais ne plus être « moi-même » dans telle ou telle circonstance). Dans ce cas, il faudrait donc faire en sorte de veiller à rester soi, de ne pas devenir étranger à soi (se perdre dans une forme d’existence qui ne nous correspond pas, ou devenir autre que soi). Reste alors ici à préciser ce que veut dire le fait de « ne plus être soi ». Le moi peut-il être dépossédé de lui-même ? Est-il possible de perdre l’intégrité du soi et donc son identité ?
Dans la seconde hypothèse, le moi est une exigence, c’est une finalité : le moi est « devant moi », comme un but à atteindre, et je dois, par une sorte d’effort et de construction, apprendre à le devenir pour être ce que je ne suis pas encore (je dois me réaliser, « devenir moi ») : par exemple, je peux me donner comme but d’être un homme « authentique », avec lui-même et les autres, un homme sincère (qui ne se ment pas à lui-même ni aux autres), bref un homme qui sait vivre en accord avec soi, avec ses propres idées ou principes. L’attente est ici de nature morale. On peut aussi essayer d’être soi-même sur un plan plus psychologique (nous pourrions nous aventurer ici sur le terrain particulier du « développement personnel »).
Dans les deux cas, le fait d’être soi (ou de le rester) peut s’avérer difficile, voire même impossible : dès lors n’est-ce pas toujours une sorte d’illusion de croire que l’on peut réussir à « être soi », que l’on peut réussir à « devenir soi » ?
Dans un premier temps, nous pourrions montrer que le moi peut à tout moment se perdre : nous pouvons vite ne plus être « nous-mêmes », devenir autre et « étranger à soi », à partir de l’expérience d’un trauma par exemple ou par l’expérience de la maladie. Ce qui me définissait (le fait d’être en bonne santé physique ou équilibré sur le plan psychique) peut cesser de me caractériser. Et ce que nous nommons « l’aliénation » peut me dominer : je peux être dépossédé de moi-même dans l’expérience de la psychopathologie, de la passion dévorante, dans l’expérience de la dépression ou de la maladie nerveuse dégénérative, dans celle de la manipulation mentale, de l’embrigadement idéologique ou de la violence. Redevenir soi : la démarche peut-être ici restaurative et c’est tout le sens du traitement psychanalytique par exemple.
Peut-on alors ne plus être soi ? Devenir étranger à soi ? Cela s’avère possible lorsque nous basculons dans une situation nouvelle et déshumanisante. Quand nous sommes victimes de ce qui nous détériore, de ce qui vient briser notre identité, nous nous épuisons alors dans une existence douloureuse : la rupture amoureuse en est un exemple puisque ce que je découvre par cette épreuve, c’est que, lorsque j’apprends que la personne que j’aime en aime finalement une autre, c’est moi-même qui devient alors autre, c’est le « moi aimé » qui cessant de l’être se transforme en un « moi délaissé » qui n’est-plus tout à fait lui-même et souffre de se voir ainsi modifié par le chagrin.
Finalement, je ne suis pour moi-même et en moi-même pas grand-chose puisque j’existe essentiellement dans et par le regard des autres : c’est par la relation à autrui que je me forge mon identité et que je me révèle à moi-même. Ainsi, je peux vouloir être « moi », mais je découvre en réalité que ce moi est sans substance fixe, qu’il est terriblement fragile parce qu’il n’existe pas vraiment « en soi » mais seulement pour et par autrui (c’est le principe de base de l’existentialisme). Et si le rapport aux autres est perverti, si les autres, comme le dit Sartre, me placent en enfer, c’est le rapport que j’ai à moi-même qui devient à son tour infernal.
Nous nous épuisons ainsi à vouloir « être nous-mêmes » alors qu’en fait nous ne faisons que renvoyer aux autres l’image habituelle qu’ils ont de nous. Faudrait-il renoncer au fait de vouloir donner aux autres un aspect cohérent de soi pour finalement et paradoxalement être davantage « soi-même »?
D’autre part, je peux aussi supposer qu’il est difficile d’être soi dans l’hypothèse où je ne le serais pas encore puisque je devrais le devenir. Cette fois-ci, il ne s’agit plus de rester soi, mais il s’agit de réussir à l’être, de tendre vers cet idéal. Mais une telle exigence est-elle possible ? Nous pourrions dire tout d’abord qu’être soi suppose que l’on soit capable de se montrer tel qu’on est aux autres et ne pas mentir en jouant un jeu qui soit faux, en jouant la comédie et en portant des masques. Je veux être « moi-même » mais d’abord pour les autres : me présenter tel que je suis, avec ma façon d’être.
En ce sens, « être soi » ici ne veut pas dire qu’on ne l’est pas encore mais qu’on doit ne pas mentir aux autres à propos de ce qu’on est déjà : c’est une histoire de franchise et de sincérité qui parfois suppose un certain courage. On peut d’ailleurs aussi se mentir à soi-même et ne pas réussir à accepter certaines vérités sur soi. La « mauvaise foi » serait alors une façon de ne pas être soi si on entend par là le fait de ne pas être lucide sur soi et de ne pas accepter ce que l’on est même parce que cela peut venir blesser notre amour-propre (ne pas s’avouer ses défauts). Franchise et sincérité, avec les autres et soi-même, authenticité, voilà peut-être une façon dont nous pourrions concevoir le fait « d’être soi-même ».
On pourrait enfin aussi dire que cela supposerait que l’on soit capable de rester en cohérence avec soi et avec ses propres principes : lorsque que j’accomplis des actions « qui me ressemblent » et que j’agis en conformité avec mes valeurs alors peut-être suis-je « moi-même ». Dans le cas contraire, je fais des choses qui n’expriment pas ce que je suis et je ressens alors comme un décalage entre mes actes et ce que je suis (la honte et le dégoût de soi ne seraient le signe). Etre soi, cela peut donc vouloir dire, plus simplement, être « fidèle à soi », à sa parole donnée, à ses engagements, aux autres et à ses croyances profondes. Dans ce cas, nous ne sommes jamais tout à fait nous-mêmes : nous sommes plutôt face à une exigence permanente qui ne peut jamais s’achever.
Alors, au final, est-il vraiment possible d’être « pleinement » soi-même ? On peut en douter car cela impliquerait que je puisse vraiment et totalement « coïncider avec moi-même », que je sache vraiment qui je suis en toute transparence, que je ne me mente pas à moi-même, et que je sois lucide sur ce que je suis et que j’agisse en fonction de mes principes sans jamais vraiment en dévier, bref que je m’appartienne pleinement. Quel travail, quelle injonction …
Un tel but semble alors assez utopique, voire tout simplement épuisant : les hommes sont plutôt gouvernés par leur amour-propre et leurs désirs, plus que par leur lucidité et ils peinent à comprendre leurs propres faiblesses ou défauts. Ils sont vite aspirés par leurs passions et, en ce sens, l’impératif « d’être soi » ressemble finalement à une sorte de règle morale assez pesante qu’il faudrait peut-être apprendre à dépasser : notre vie n’est jamais entièrement droite ni conforme aux règles que l’on se donne : les hommes sont souvent incohérents et changeants, y compris avec eux-mêmes. Si le fait d’être soi a un sens moral, force est de constater que l’on est jamais « pleinement soi » dans le sens où les aspirations humaines sont inévitablement contradictoires.
Alors ne faudrait-il pas alors paradoxalement pouvoir renoncer au fait de vouloir être soi-même pour finalement y parvenir (mais en un sens second) ? Cela serait peut-être aussi une forme de libération que de renoncer au projet « être soi ». Pourrions nous dire que nous parvenons d’autant mieux à être nous-mêmes lorsque nous apprenons aussi à renoncer au projet de vouloir l’être à tout prix? Pourrions nous dire que nous ne sommes jamais autant nous-mêmes que lorsque nous renonçons à vouloir l’être absolument ? Cette forme d’abandon serait en tous les cas une façon de rompre avec le narcissisme et la survalorisation de l’ego qui caractérise le monde contemporain. Ce serait sans doute une des conditions par laquelle nous pourrions ne plus survaloriser « l’amour-propre » au détriment de « l’amour de soi ».
S’occuper du monde et des autres hors de soi est une tâche déjà bien suffisante. Est-il vraiment utile de s’aimer soi-même?