Pendant le confinement, la question de l’ennui revenait souvent dans les discussions : comment occuper les enfants aujourd’hui ? N’allons-nous pas finir par déprimer à force de tourner en rond dans notre cuisine ou notre salon ? Comment parviendrons nous à endurer cet enfermement ? Privés d’espace et d’évasions quotidiennes, la vie au ralenti se trouvait menacée d’engourdissement. Étrange situation d’une société divisée dont une partie était sur le front, en train de se battre contre la maladie, alors que l’autre mènait sa drôle de guerre contre le temps : attendre, rester chez-soi, renoncer à sa sociabilité, rester cloîtré… Une France luttait, une autre s’ennuyait.
Le fait d’être habituellement occupés, d’être absorbés par de multiples activités, un travail chronophage, un emploi du temps chargé, des enfants à gérer, tout cela nous met ordinairement à l’abri de l’ennui. Même lorsque les soucis virent à l’inquiétude, nous sommes encore projetés vers un futur qui polarise notre attention : notre conscience devient « pré-occupation ». Un souci en chasse un autre et fait finalement office de distraction. C’est pourquoi nous aimons tant nos habitudes, la gestion répétitive de nos petites affaires, les tracas du quotidien : ils nous protègent.
Mais l’enfermement vient mettre un terme à cette fuite en avant : privé de nos habitudes et de nos stratégies d’occultation du temps, l’ennui transforme le présent en une absurde mélancolie. Vient alors la grisaille et le spleen, vient cette toile d’araignée qui tapisse l’écoulement des instants et donne ce sentiment que l’existence se vide d’elle-même. Faute d’occupations, faute d’aventure et de dangers, faute d’angoisse également, le repos permanent et forcé ainsi que la morne répétition des jours nous plongent dans un malheur dérisoire et commun.
Mais ce résultat est-il inévitable ? S’ennuie-t-on vraiment faute d’occupations ou bien la solitude, la monotonie et l’inaction ne sont-elles pas plutôt les conséquences de notre ennui ? N’est-ce pas parce qu’on s’ennuie déjà que l’on a tendance à s’ennuyer encore ? Faisons l’hypothèse que le ressort de l’ennui se trouve en nous-mêmes et qu’il ne provient pas d’une simple privation des plaisirs ou d’une oisiveté forcée : « La monotonie elle-même, écrivait le philosophe Vladimir Jankélévitch dans L’aventure, l’ennui, le sérieux, est déjà un mot d’ennui ; monotone et varié sont des états d’âme, des pathos subjectifs qui ne correspondent à rien de donné, pour la bonne raison que leur source est dans notre cœur ; ces lamentations comme les prétextes du passionné ou les griefs du malveillant, trahissent une âme résolue, quoiqu’il arrive, à s’ennuyer ».
Mais d’où vient cette résolution ? Comment expliquer le fait que l’on fasse le choix de l’ennui ? Il ne s’agit pas du malheur ou de la souffrance qui auraient pour avantage de faire cesser immédiatement notre ennui. Il s’agit plutôt d’une sorte de lassitude, d’une forme de corruption : « L’ennui souffre non pas malgré son bonheur mais ce qui est le comble de l’absurde et de la dérision, à cause de lui ; et l’ennui est le malheur du bonheur comme le désespoir est le malheur du malheur », écrit encore Jankélévitch. Cela veut dire que la maladie de l’ennui est la fille paradoxale d’une vie heureuse qui commence à pourrir sur elle-même, d’une vie en train de faillir et qui devient semblable à fruit trop mûr incapable de ne pas moisir. Selon Jankélévitch, cette maladie provient d’une dissociation : lorsque notre « moi social » et ses comédies cessent d’occuper la scène et que notre personne réelle se retrouve en présence d’elle-même, confrontée à son propre vide, lorsque notre « personnage » se distancie de notre individualité profonde alors l’ennui surgit comme la trace d’une prise de conscience, comme la révélation du fait que nous ne savons plus apprivoiser le temps :
« D’abord, l’ennui se laisse volontiers attirer par l’écart qui est entre le personnage et la personne : le moi sociable voit tristement le vide se creuser entre son apparence mondaine et sa réalité profonde, et il prend conscience alors de sa solitude. Le même contraste qui est entre la personne et le personnage, nous le retrouverions entre la personne et les techniques dont la personne dispose pour agir sur la nature : l’esprit est de plus en plus maître des choses et de moins en moins maître de soi, et tandis qu’il domestique au dehors les forces mécaniques, il n’arrive pas à civiliser cette jungle intérieure que le roman, la psychanalyse et notre fatigue nerveuse nous révèlent chaque jour un peu plus barbare. Magie boiteuse et unilatérale qui peut tout sur le monde et presque rien contre la mort, contre notre destin, contre l’irréversibilité du temps, contre la tristesse de l’âme, contre toutes les choses essentielles. La seule chose au monde qui nous ferait vraiment plaisir est aussi la seule que personne ne puisse nous donner, ou nous rendre : la jeunesse, l’amour… Décidément non, nul ne peut rien pour moi ! On peut retarder le vieillissement, mais non renverser le cours du temps guérir les malades, non mais éluder la mort, améliorer les modalités et ajourner la date, mais non pas vaincre la temporalité du temps, la mortalité de l’être mortel, la dolorité de la douleur, en un mot la quoddité destinale de notre condition. [...] Et ainsi à mesure qu’il se dissipe dans l’espace extérieur, le mystère approfondit en nous ses abîmes, épaissit ses nocturnes. La conscience hypertrophiée ne se reconnaît donc tout entière ni dans ses propres personnages, ni dans ses machines. Pauvre magicienne pensive, reine sans royaume, impératrice des illusions – Et non seulement la personne déborde les personnages, mais, grâce à la durée, elle se dépasse continuellement elle-même ; elle devient, c’est-à-dire elle est autre que soi, plus que soi, elle est ce qu’elle n’est pas et n’est plus ce qu’elle était. Quelle dérision ! L’esprit se croît déjà le maître du monde, des météores, des torrents et des forces telluriques, et il n’est pas seulement le maître dans sa propre maison : Il s’échappe à lui-même, et il perd la direction de ses propres tendances, lui qui sait rendre la nature docile, mais ne sait pas apprivoiser le temps. Et ainsi, non seulement il reste incompris dans une société sans finesse, mais encore il est une énigme pour soi. Y a-t-il des situations plus favorables à l’ennui ? »
Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux, Editions Aubier-Montaigne, 1963, p. 108-109.