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Qu’est-ce qu’une crise?

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       L’arrivée du covid-19 peut être à la fois considérée comme un phénomène de rupture et de continuité : rupture, parce que nos vies ont évidemment basculé dans une situation de crise avec la pandémie, mais également continuité parce qu’il s’agit, finalement, d’une crise de plus, que l’on peut ajouter à la longue listes de celles qui nous ont déjà frappé par le passé, par vagues successives. Dans notre monde désormais mondialisé et interdépendant, dans ce « village global » étonnamment fragilisé, nous traversons régulièrement des épisodes critiques, comme si les phénomènes pathologiques et les fièvres qui en résultent avaient tendance à augmenter et leur fréquence s’accélérer : crises sanitaires, mais tout autant crises financières, crises écologiques, crises sociales, crises politiques… Ces formes d’anormalités sociales s’imposent périodiquement comme s’il s’agissait de cycles : elles sont autant des anomalies que des évènements répétitifs.

Cette répétition et cette mondialisation des crises (ce que le sociologue Ulrich Beck appelait aussi la « cosmopolitisation des risques ») ne pourraient-elles pas nous laisser penser que le monde en lui-même est devenu une sorte de crise, une crise permanente, une « crise sans fin », comme le laisse entendre la philosophe Myriam Revault d’Alonnes1? Ce serait là un étrange paradoxe parce que la notion de crise est supposée désigner quelque chose de temporaire, un phénomène par nature provisoire, comme une irruption, un désordre.

Initialement, la notion de crise correspond à quelque chose de local et de transitoire. Le mot crise vient du grec « Krisis » qui désigne notre capacité de distinguer, de juger, de décider, et le verber « Krinein » signifie à la fois séparer, choisir, trancher. Comme le rappelle Myriam Revault d’Allones, la notion de crise trouve alors son origine historique dans le domaine médical : la crise « c’est le moment où le médecin doit décider (krinein) du traitement du malade, parce que la phase est considérée comme décisive, c’est-à-dire critique. On lit, par exemple, dans le traité hippocratique des Affections qu’il y a crise dans les maladies « quand elles augmentent, s’affaiblissent, se transforment en une autre maladie ou se terminent  »»2.

Par extension, la notion de crise désigne donc un désordre, un bouleversement, un passage d’un état à un autre. La crise est donc supposée décrire une mutation, une rupture, une sorte de métamorphose difficile mais qui ouvre aussi à un autre monde, à un niveau supérieur d’organisation. Les sociétés modernes ont effectivement connu d’importantes formes de crises et de transformations de natures épistémologiques, économiques ou politiques :

« Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions » , disait déjà Rousseau dans l’Emile.

Le philosophe Paul Ricoeur lors d’une conférence datant de 1896, intitulée « La crise, un phénomène spécifiquement moderne ? », s’est interrogé sur la question de savoir si le monde moderne avait pour particularité d’être devenu un « système de crise généralisée »3, dans le sens où ce monde ne se contenterait plus de connaître une succession de problèmes localisés, mais dans le sens où il serait habité par une crise sans précédent et globale. Il est vrai que l’on peut parler des crises comme de phénomènes ponctuels et temporaires qui marquent un passage d’un point à un autre : crise médicale et physiologique, crise historique et politique, crise épistémologique ou économique, il s’agit toujours de montrer que les crises sont des phénomènes délimités qui rentrent dans un état de tension et de difficulté pour donner naissance à un état supérieur vers une « sortie de crise », comme dans la maladie. Paul Ricoeur écrit alors que « l’idée de crise permanente, selon cette catégorie, est impensable en raison même du caractère décisoire de la crise ».

Nous avons d’ailleurs érigé la crise économique en modèle de toutes les crises et, dans ce cadre, le trait empirique le plus visible des crises, celui qui permet de rassembler provisoirement les crises sous un même concept générique, est celui « d’une rupture d’équilibre, d’un craquement suivi d’une chute; chute de l’activité productrice, des échanges, des profits, des salaires, des cours de Bourse; mais montée des faillites, du chômage, des suicides. C’est sur ce trajet descendant que les souffrances se déclarent en symptômes, que l’accident conjoncturel devient révélateur de dysfonctions affectant des structures et que les pires prémonitions se font jour », écrit encore Ricoeur.

Mais au-delà de ces crises localisées, ce que laisse entrevoir Paul Ricoeur, c’est l’idée que nous serions passé d’un monde où les crises sont « régionales » à un autre système où la crise deviendrait générale : le monde serait devenu lui-même une crise, comme si la crise, pour reprendre l’expression de Marcel Mauss était devenue « un fait total social ». Il faudrait donc alors parler d’une crise systémique, holistique si l’on peut dire, d’une crise entière de la société comme si c’était le corps social dans son ensemble qui était atteint de symptômes et de fièvres, comme si toute la société était malade et basculait ainsi dans le champ du pathologique. Paul Ricoeur parle alors de « crise de société » où le corps social tout entier est en proie à un mal puisqu’il serait atteint dans sa capacité d’intégration (synchronique) et d’équilibre (diachronique). Il faudrait donc imaginer une sorte de crise organique du corps social, quelque chose qui soit englobant et qui devienne comme une structure permanente de la condition humaine. Peut-on concevoir une telle généralisation de la crise ? C’est à peu près ce qu’avait voulu faire Marx à propos du système capitaliste puisqu’il le considérait, du fait de son extension même et de ses contradictions économiques, comme une pathologie générale ; de là la tentation de se prendre pour un médecin capable d’établir un diagnostic et un pronostic, de vouloir ensuite imaginer la bonne thérapie (de ce point de vue, le remède prescrit s’est avéré pire que le mal!). Mais il est difficile d’imaginer une crise comme état permanent. Cela ne reviendrait-il pas à supprimer le concept même de crise ? Il est vrai que « si tout est crise, précise Ricoeur, rien n’est crise » et le concept même de crise s’en trouve indifférencié. Alors en quel sens pourrions-nous penser que la crise est généralisée ?

On se souvient que la philosophe Hannah Arendt a construit toute sa philosophie sur le concept de crise. Elle est d’ailleurs l’auteur de La crise de la culture, livre qui regroupe différents articles consacrés à la « crise de l’éducation », « la crise de l’autorité ». Même son livre Du mensonge à la violence a pour titre original « Crises of républics ». Dans ces différents textes, elle fait le constat d’une crise globale du monde moderne. Cette crise de la modernité, selon Arendt, se révèle à travers le surgissement inouï du phénomène totalitaire qui a tout modifié, tout bouleversé et fait basculer notre monde dans un état de complète pathologie. Tout est parti en fumée avec le système totalitaire : nos traditions, nos concepts, nos jugements, nos valeurs, et la violence s’est emparé de l’histoire. Dans cet évènement inédit, Arendt voit évidemment une crise majeure, un changement profond de système et une rupture fondamentale. Ce surgissement est une épreuve qui exige de nous un nouveau système de compréhension de la réalité et une nouvelle philosophie. Dès lors, toutes les crises régionales qui caractérisent le monde moderne ne sont que les symptômes d’une crise plus globale et générale que la philosophie doit repenser.

En somme, « les crises » sont devenues « la crise », un phénomène d’ensemble qui nous indique que nous avons perdu quelque chose en cours de route qui a fait basculer l’histoire dans le pathologique. Pour Hannah Arendt, on le sait, il s’agissait d’une perte des traditions et des valeurs, d’une perte de l’héritage du passé (d’une sagesse transmise par l’éducation), perte s’expliquant par le fait que la modernité est devenue rupture complète avec le passé, refus de la tradition, brisure du temps, brèche introduite entre l’avant et l’après. La condition de l’homme moderne aurait donc pour particularité de priver l’homme de son sol historique qui pouvait le stabiliser. Faute de ce socle culturel, le monde est alors devenu crise et c’est pourquoi elle aimait citer souvent cette formule de Tocqueville :

« Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ».

La question est alors de savoir si, aujourd’hui, nous sommes encore dans cette situation, comme privés de passé et sans vision du futur, privés d’un sol qui nous pourrait nous stabiliser et redonner du sens à notre action commune. A l’heure où s’annonce le retour d’une très sévère crise économique et au moment de notre histoire où la crise écologique est devenue, de facto, une réalité globale, nous avons, nous aussi, de très fortes raisons d’en douter.

1Myriam Revaut d’Allones, La crise sans fin, Essai sur l’expérience moderne du temps, Seuil, 2012.

2Ibid p. 19.

3Paul Ricoeur, « La crise, un phénomène spécifiquement moderne » (1986), txete de la conférence disponible sur: http://fondsricoeur.fr/uploads/medias/articles_pr/crise-4.pdf

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