« Et sans doute notre temps préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être. Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi pour lui le comble du sacré ».
Ludwig Feurbach, préface à la deuxième édition de L’ Essence du christianisme, 1848.
Chacun peut en faire le constat, la franchise et le souci de dire la vérité ne sont pas les vertus qui caractérisent le plus souvent la parole des hommes politiques. Au contraire, le mensonge et la manipulation sont considérés comme des outils nécessaires à celui qui veut capter les suffrages, au démagogue soucieux de flatter l’opinion publique, au leader préoccupé par ses stratégies de communication. La chose est bien connue et fut d’ailleurs théorisée il y a bien longtemps déjà par Machiavel dans Le Prince. Par nécessité, les responsables politiques ne sont pas forcément dans la transparence : la fin justifiant les moyens, ils doivent apprendre à manier la langue de bois, à utiliser un langage balisé et binaire, toujours plus ou moins codé, calculé, stéréotypé, visant prioritairement à persuader. Le mensonge est donc, dans le champ de la communication politique (mais peut-être aussi dans le champ de notre vie sociale ordinaire) monnaie courante.
Séduire les foules, exploiter la crédulité humaine : voilà des instruments régulièrement utilisés par les puissants, y compris en démocratie. L’art de gouverner n’est-il pas toujours fondé, en partie, sur la pratique du secret, voire du complot ou de la ruse ? L’exigence morale de sincérité ne fait pas ici recette. Les périodes de fortes tensions sociales et de crises incitent d’ailleurs les gouvernements à la pratique de la désinformation. Dès qu’il est question de sécurité intérieure, d’intérêt national, le « droit de savoir » des citoyens passe souvent au second plan. Qui avait dit que la vérité était la première victime de la guerre ?
Si l’on désire se mêler des affaires de ce monde, diriger la Cité, il faut savoir retenir sa langue, ne pas dire ce que l’on pense, dissimuler sa véritable pensée. C’est pourquoi le philosophe, le journaliste, le lanceur d’alerte, le juge ou le savant (les parrésiastes, pour reprendre le vocabulaire de Michel Foucault), c’est-à-dire les chercheurs de vérité, s’ils se donnent principalement pour but de la dévoiler, ne feraient pas forcément de bons politiciens. On ne fait d’ailleurs pas souvent bon accueil à celui qui dit la vérité ou qui l’exige des autres, qui souhaite délivrer les citoyens de leurs opinions fausses : Platon, au livre 7 de La République, dans la dernière phrase du passage consacré à la célèbre « Allégorie de la caverne », affirme que celui qui voudrait délivrer les citoyens de leurs illusions risquerait sa vie : « S’il leur était possible de mettre la main sur un tel homme, ils le tueraient ». Il est vrai que c’est précisément ce qui s’est produit à Athènes avec la mise à mort de Socrate…
Dans la vie économique également, l’art de la tactique, la stratégie et la dissimulation l’emportent à l’évidence sur le devoir de vérité : L’homo œconomicus, par souci de prédation, doit faire primer, à un moment donné ou un autre, la question de l’efficacité des moyens sur celle la pureté des fins.
Plus inquiétant encore est l’existence de mensonges systématiques politiquement organisés et diffusés à l’échelle globale d’une société. Ici, le mensonge, en tant que propagande, n’est plus seulement une dérive morale individuelle mais une manière de gouverner, une manière de mettre en place une domination des masses. La philosophe Hannah Arendt, dans un chapitre de La crise de la culture, veut en déduire qu’il y a toujours un conflit entre la politique et la vérité, que la vérité peut toujours être occultée, niée et falsifiée par le pouvoir et la propagande totalitaire nous en a donné de très nombreux exemples historiques. Hannah Arendt nous rappelle, par exemple, que le nom de Trotsky n’apparaissait dans aucun des livres officiels de l’histoire de la Russie soviétique révisitée par Staline. Elle en concluait, que les « vérités de fait », qu’elle distingue des « vérités de raisons », sont d’une très grande fragilité, d’une très grande vulnérabilité. Les « vérités de raison » sont des vérités abstraites (par exemple une vérité de type géométrique) qui sont le plus souvent estimées politiquement indifférentes. Les « vérités de faits » désignent plutôt des évènements relatifs à l’action humaine. Ce sont des faits historiques pouvant gêner un pouvoir politique qui sera tenté de nier leur existence. Elle écrit :
« Les chances que la vérité de fait a de survivre au pouvoir sont effectivement très minces : elle est toujours en danger d’être mise hors du monde par des manœuvres, non seulement pour un temps mais virtuellement pour toujours. Les faits et les évènements sont infiniment plus fragiles que les axiomes, les découvertes et les théories –même les plus spéculatifs- produit par l’esprit humain » écrit alors Hannah Arendt (page 294).
Nous connaissons donc bien le conflit qui a toujours opposé la vérité et la politique et cela fut parfaitement magistralement illustré par G. Orwell dans 1984. Mais alors en quel sens parlons nous aujourd’hui de « post-vérité », de la « fin de la vérité » et qu’est-ce que ce terme désigne de spécifiquement nouveau par rapport à cela ? En quel sens devons comprendre le fait que nous serions arrivés désormais à une situation nouvelle, au stade de l’« après vérité » ? L’expression est un peu floue, essayons donc de la préciser.
Selon l’Oxford Dictionary, la notion de « post-vérité » ne signifie pas le triomphe du mensonge par le mécanisme habituel de la propagande ou de la désinformation politique mais il correspond au moment où « les faits objectifs ont moins d’influence dans la formation de l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux croyances personnelles ». Le problème n’est donc pas tant ici la circulation des « fakes-news » que celui de la mise en question systématique par la population elle-même des discours officiels et institutionnels supposés nous éclairer et nous informer objectivement. Le problème posé par la notion de « post-vérité » est relatif au constat que de nombreuses personnes, notamment les jeunes, ne veulent plus croire aux discours des élites ou des institutions traditionnelles, puisqu’ils s’en détournent et ne leurs accordent plus leur confiance : ils préfèrent adhérer à des croyances alternatives, à des « théories du complot » et autres rumeurs en renforçant la logique de leurs croyances via le système des réseaux-sociaux. Le problème de la post-vérité (et donc le problème de ce qui serait aujourd’hui « la fin de la vérité ») n’est alors plus seulement celui du mensonge d’État, et donc celui des tweets de Donald Trump, mais celui de la mise en cause systématique de la crédibilité des discours délivrés par nos institutions et nos médias traditionnels par une partie de plus en plus importante de la population. Tout se passe comme si une bonne partie des gens préférait, par principe, adhérer à leurs propres opinions plutôt que d’écouter les instances supposées les informer normalement. Non pas que la vérité ait disparue , ou que les gens y soient devenus indifférents. Disons plutôt que le système médiatique via l’internet permet de favoriser une logique de l’entre-soi et peut conduire les gens à se convaincre eux-mêmes qu’ils ont raison contre tous les autres.
Comme nous le rappelle Martin Legros, dans un des numéros de Philosophie magazine, c’est en 1992 que l’écrivain et dramaturge Steve Tesich (1942-1996), a introduit, pour la première fois, le terme de post-vérité : « Fils d’un dissident yougoslave émigré avec sa famille aux États-Unis, il publie au lendemain de la première guerre du Golfe, un pamphlet, The Wimping of America(« la déroute de l’Amérique »). Selon lui, une rupture s’est opérée après le scandale du Watergate. Alors que les révélations sur les mensonges du président Nixon avaient conduit à sa destitution, le peuple américain en est venu depuis à avoir peur de la vérité, associée aux mauvaises nouvelles. « Nous ne voulions plus de mauvaises nouvelles, nous attendions dorénavant de notre gouvernement qu’il nous protège de la vérité. » Tesich dénonce le nouveau « deal » que les dirigeants américains ont alors proposé à leur opinion publique. « Leur message est le suivant : nous vous donnerons une glorieuse victoire, nous vous rendrons votre estime de vous-mêmes. […] Maintenant, voilà la vérité. Qu’est-ce que vous préférez ? » Comme s’il fallait choisir entre l’estime de soi et la vérité. Au bout du chemin, un nouvel esprit public s’est installé : « Tous les dictateurs jusqu’à ce jour ont travaillé à supprimer la vérité. Nous, par notre action, affirmons que ce n’est plus nécessaire, nous avons acquis un mécanisme spirituel qui peut priver la vérité de toute importance. En tant que peuple libre, nous avons décidé librement que nous voulions vivre dans un monde d’après la vérité. Dans ce monde, nous sommes dorénavant privés de critères par lesquels nous pouvons évaluer les choses, de sorte que nous choisissons de voir la vertu dans la banalité. C’est tellement nul que c’est bien. Nous appliquons cette philosophie à tous les aspects de notre vie. »1
« La post-vérité » ce ne serait donc plus le fait que le pouvoir politique puisse mentir à une population pour la manipuler sans qu’elle le comprenne, mais ce serait plutôt le fait que la population elle-même devienne suspicieuse et veuille se « protéger » des discours officiels, veuille se réfugier dans sa propre vision du réel pour se convaincre d’une réalité qui l’arrange. Bref, le rapport à la vérité, via le système médiatique actuel, serait en cela totalement perturbé.La post-truth culture serait donc comparable à « une culture politique dans laquelle l’opinion publique et les médias sont presque entièrement déconnectés des politiques. Si le phénomène semble avoir d’abord concerné les États-Unis, pouvons-nous dire que nous sommes, nous aussi en France, arrivés à la « post-vérité » ?
Malheureusement, il semble que oui : selon une étude de l’Ifop, publiée ce samedi 28 mars, il apparaît que plus d’un quart des Français pensent que le virus du Covid-19 a été fabriqué en laboratoire. Pour les américains, les sondages laissent penser qu’ils seraient 29 %. Finalement, l’écart entre les deux populations n’est pas si important ! Cette étude confirme aussi des enquêtes précédentes qui montraient que les générations les plus jeunes et les catégories sociales les plus défavorisées demeurent les plus perméables aux « infox » ou aux théories complotistes.
Bien sûr, cela ne veut pas dire que la vérité n’existe plus. Fort heureusement, nous avons encore la possibilité d’être informés correctement et nous attendons évidemment que la connaissance scientifique nous éclaire sur un phénomène aussi important que celui d’une épidémie. Mais il y a, malgré tout, pour une partie de la population, et sans que nous comprenions toujours bien les raisons qui expliquent ce phénomène, une rupture de confiance avec la parole institutionnelle. Tout se passe comme si sa transmission et sa diffusion dans la société s’en trouvait fortement limitée. Il ne suffit donc plus que la vérité soit connue, démontrée et expliquée, pour qu’elle imprègne le corps social. Il ne suffit plus que la vérité soit dévoilée au grand jour pour fonctionner comme telle auprès des citoyens. Voici pourquoi nous en serions arrivés au stade de la « post-vérité ». La philosophe Myriam Revault d’Allones, auteure de Ce que la post-vérité fait à notre monde commun, affirme même que « les gens en arrivent à croire des choses dont ils savent qu’elles sont fausses » et que « cela ne porte pas seulement atteinte à la question de la vérité en tant que telle mais aussi à la capacité même de se forger un jugement. » Ce qui n’est pas le moindre des paradoxes et devient un enjeu de société d’une extrême importance!
1Voir Martin Legros, « Le temps des incrédules », Philosophe magazine, Octobre 2017.