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Le bonheur n’est-il qu’une affaire privée? (éléments de correction du bac blanc 2018).

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PHILOSOPHIE

LE BONHEUR N’EST-IL QU’UNE AFFAIRE PRIVEE ?

(Eléments de correction)

            Dans l’ensemble le sujet n’est pas bien explicité dès le départ et (petit rappel) avant de traiter un sujet il faut bien d’abord chercher à comprendre le sens de son problème, expliciter la question (c’est le travail de l’introduction). Il ne suffit pas de reposer le sujet encore faut-il montrer quel problème il pose et pourquoi.

            Ici, il ne s’agit pas seulement de savoir si l’on a besoin des autres pour être heureux, si l’on peut être heureux dans la solitude. On pouvait certes se poser cette question, mais n’envisager le problème du sujet uniquement sous cet angle était trop restrictif. En effet, le concept de « vie privée » ne désigne pas une vie sans relation aux autres : les relations familiales, amoureuses ou amicales, par exemple, appartiennent au cadre de la vie privée et donc il ne s’agissait pas de se demander seulement si je dois trouver le bonheur dans l’absence de relations sociales (ce qui paraît tout de même compliqué !). On pouvait à la rigueur se demander si la solitude pouvait ou non nous rendre heureux  mais surtout comprendre que la notion « d’affaire privée » ne veut pas forcément dire « affaire solitaire » (la solitude radicale ne pouvant à terme que conduire à une forme de déshumanisation comme l’avait si bien souligné l’écrivain Michel Tournier dans Vendredi ou les limbes du pacifique.

            Il était donc plutôt question de savoir si la recherche du bonheur relève pour l’essentiel d’une démarche personnelle, d’une quête individuelle (d’une initiative privée et donc d’une éthique en somme), qui suppose que l’individu recherche, par lui-même et dans sa vie personnelle, les moyens d’être heureux. Est-ce dans l’amour que je vais trouver le bonheur ? Dans la sagesse ? Dans l’amitié ? Dans l’art et la création ? Dans la consommation ? A chacun sans doute d’imaginer l’objet de son bonheur et, dans tous les cas, on pouvait montrer que le bonheur est une quête intime, individuelle, basée sur la recherche d’une satisfaction personnelle et que c’est à chacun de trouver par sa propre expérience ce qui va ou non pouvoir le rendre heureux dans le cadre (ou non) de sa relation aux autres. On pouvait réutiliser le cours pour montrer ce qu’était une éthique du bonheur et la démarche épicurienne de La Lettre à Ménécée par exemple (qui est fondée sur la recherche d’une sagesse que l’individu doit rechercher par lui-même) pouvait servir. On pouvait aussi faire référence au philosophe Emmanuel Kant qui insistait bien sur le fait que le bonheur est un concept indéterminé (« un idéal de l’imagination ») et que c’est donc à chacun de l’imaginer c’est-à-dire de lui trouver un contenu nécessairement subjectif (le propre des philosophies eudémonistes est alors définir le bonheur comme la conséquence d’une démarche éthique personnelle quel que soit le contenu de cette éthique).  – voir le cours à ce sujet.

            Mais alors si le bonheur ne semble être au départ qu’une affaire privée (un but que l’individu, dans sa vie personnelle, doit viser par lui-même), comment comprendre le sens de la question ? Car ici il s’agit de savoir si le bonheur n’est que cela (« n’est-il que » ?), une question essentiellement individuelle ou en tous les cas « privée » pour l’essentiel. Mais la vie individuelle s’inscrit aussi dans un contexte plus global et social qui, s’il n’offre que des obstacles à la recherche du bonheur risque de le rendre impossible. Autrement dit, peut-on dire qu’au-delà de cette dimension privée de la quête de la vie heureuse, le bonheur est aussi une question collective, c’est-à-dire une question politique et non plus simplement une question éthique? On comprend alors le sens du problème posé : le but de la politique et donc de l’action de l’Etat (de l’action publique) doit-il être de faire le bonheur du peuple ? On voit ici la différence entre ce qui est public et privé : est privé ce qui appartient à la vie personnelle des individus sans que les pouvoirs publics n’interviennent dans cette sphère, est public ce qui au contraire relève de l’action de l’Etat, c’est-à-dire du gouvernement par exemple et de l’action de l’administration. 

            A priori, l’idée peut sembler étrange : si le bonheur est un idéal personnel, subjectif, fondé sur les désirs intimes des individus (c’est à chacun d’imaginer ce qui va le rendre heureux), on voit mal en quoi l’Etat devrait vouloir nous proposer un idéal de vie en commun, un « bonheur collectif », ou en quoi la politique devrait vouloir définir ce qu’est pour chaque individu un modèle de « vie heureuse » (une utopie ?). L’idée pourrait même devenir inquiétante : un pouvoir politique qui aurait une certaine idée du bonheur voudrait-il alors l’imposer de façon plus ou moins paternaliste ou autoritaire aux individus de la Cité ?  Un Etat qui voudrait faire notre bonheur (malgré nous) risquerait de nous imposer un modèle de société, une idéologie, des valeurs,  qui ne seraient pas forcément les nôtres puisqu’ils seraient collectivement et donc idéologiquement décidés par un pouvoir en place.  

            Prenons un exemple : au IVe siècle avant J.-C., le philosophe Platon propose la création d’une « cité idéale » dans La République, fondée, sur un mode de vie communautaire qui ne laisse que très peu de liberté aux relations entre les hommes et les femmes. Une politique de suppression de la famille est proposée : cette politique eugéniste et rigoureuse est mise en œuvre et chaque union sexuelle doit être impérativement approuvée par les instances dirigeantes. Cependant, en dehors des périodes dédiées à la procréation, les hommes et les femmes bénéficient d’une liberté sexuelle sans restriction. Voici un extrait de la République à ce sujet :

« Ces femmes de nos gardiens seront communes toutes à tous ; aucune n’habitera en particulier avec aucun d’eux ; les enfants aussi seront communs, et le père ne connaîtra pas son fils, ni le fils son père (…) Quant aux enfants, à mesure qu’ils naîtront, ils seront remis à un comité constitué pour eux, qui sera composé d’hommes ou de femmes ou des deux sexes, puisque les fonctions publiques sont communes aux hommes et aux femmes. Ils conduiront les mères au bercail, quand leur sein sera gonflé, employant toute leur adresse à ce qu’aucune ne reconnaisse son enfant ; si les mères ne peuvent allaiter, ils amèneront d’autres femmes ayant du lait ; et même pour celles qui le peuvent, ils auront soin que l’allaitement ne dure que le temps voulu (…) Quand les femmes et les hommes auront passé l’âge de donner des enfants à la cité, nous laisserons, je pense aux hommes, la liberté de s’accoupler à qui ils voudront, hormis leur filles, leur mère (…) Nous donnerons la même liberté aux femmes (V461 c). Du jour où un guerrier se sera uni à une femme, il traitera les enfants qui naîtront et au dixième et au septième mois après, les mâles, de fils, les femelles, de filles (V 457d-V 461d).

            Sans rentrer dans le détail de cette organisation de la reproduction des guerriers (des gardiens) dans la Cité idéale de Platon, on voit tout de suite le risque d’un projet politique qui voudrait imposer aux individus un idéal de vie commune (et qui viendrait réglementer leur vie sexuelle ou familiale !): cela aurait pour conséquence de donner un pouvoir exorbitant à la force politique chargé d’organiser et gérer notre vie intime. Donc dire que le bonheur est une affaire politique (et non seulement une affaire individuelle ou privée) c’est prendre le risque de donner à l’Etat le but d’organiser la cité selon un certain modèle social idéal que l’on va imaginer préférable et de vouloir alors, par la force publique, l’imposer aux individus. Plus récemment, le projet communiste se veut être, par l’abolition de la propriété privée des moyens de production, la réalisation d’une société idéale et plus heureuse car égalitaire. Le but de la révolution communiste est au départ de vouloir le bonheur collectivement, de rechercher par un projet politique un bien-être collectif. Mais les politiques violentes, autoritaires qui en découleront finiront par faire le malheur des hommes… : le chemin de l’enfer n’est-il pas alors pavé de bonnes intentions ?. Les penseurs libéraux insisteront beaucoup sur l’idée que le pouvoir politique ne doit pas vouloir faire le bonheur des hommes (malgré eux) et qu’il ne faut pas donner trop de pouvoir à l’Etat mais simplement laisser les individus libres de rechercher par eux-mêmes leurs propres conceptions du bonheur (libéralisme plutôt que paternalisme). Le philosophe libéral Karl Popper écrit dans La société ouverte et ses ennemis que « vouloir le bonheur du peuple est peut-être le plus redoutable des idéaux politiques car il aboutit fatalement à vouloir imposer aux autres une échelle de valeurs supérieures jugées nécessaires à ce bonheur. On verse ainsi dans l’utopie et le romantisme et à vouloir créer un paradis terrestre on se condamne inévitablement à l’enfer ».

            Pourrait-on alors imaginer une démocratie fondée sur la recherche d’un bonheur commun ? L’idée d’un bonheur collectif a-t-il encore un sens ? Peut-on imaginer un système ou l’Etat n’est pas là pour imposer une certaine vision du bonheur mais un système où il peut rendre seulement possible les conditions qui permettent le bonheur des citoyens? C’est précisément le but des démocraties libérales qui sont fondées sur la recherche d’un certain bien-être commun : dans la Déclaration d’Indépendance américaine par exemple, il est bien précisé que le but de la démocratie est la poursuite du bonheur collectif ; de même l’article I de la Constitution française de 1793 dit que le but de la société est le bonheur commun ». Il est vrai qu’il paraît difficile de n’avoir du bonheur qu’une définition individuelle et qu’il me sera difficile de vivre moi-même heureux si autour de moi les autres souffrent (de misère, de pauvreté, de maladies, de manque d’éducation…, etc.). Peut-on être heureux dans un monde malheureux ? Une telle idée radicale était celle des stoïciens, mais elle nous révolte en tant qu’elle suppose une forme d’indifférence à la souffrance des autres. Ainsi le rôle de la politique n’est peut-être pas d’imposer un modèle social idéal qui définirait à l’avance ce qui va rendre les hommes heureux, en leur imposant une certaine vision de ce bonheur, mais de mettre en place un système qui protège chacun (par l’exigence de sécurité par exemple) mais qui soit aussi solidaire et qui permette de lutter contre le malheur, contre les catastrophes et les drames de la vie (le chômage, l’exclusion, l’ignorance par exemple). Le but de la politique, et donc de l’action collective par le moyen de l’Etat, n’est pas d’imposer une vision du bonheur mais de donner les moyens à chacun d’obtenir les conditions qui font que le bonheur individuel est possible (l’accès aux soins, à l’éducation). Cela peut prendre la forme de politiques sociales (système de protection sociale comme la sécurité sociale notamment), cela peut conduire à des politiques solidaires qui mettent en place un « Etat-providence » où les individus ne sont pas livrés à la logique du « chacun pour soi » (mort aux vaincus !) mais à une certaine logique de l’entraide collective sans pour autant vouloir imposer à chacun un modèle de bonheur qui serait obligatoire.

            On peut donc en conclure que le bonheur est peut-être d’abord une affaire privée (une éthique) mais qu’il doit aussi être une politique pour rendre possibles les conditions de possibilité de cette recherche individuelle du bonheur. L’Etat n’est pas là pour imposer un idéal de vie heureuse (à chacun de l’imaginer) mais il est là pour lutter contre le malheur des hommes et donner par des projets politiques les conditions qui rendent alors le bonheur individuel possible. Finalement le rôle de l’Etat n’est pas d’imposer une certaine vision du bonheur mais de tout faire pour éviter aux hommes le malheur, de toute faire pour que chacun puisse faire par lui-même sa vie heureuse.    

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