Au cours du dernier siècle, l’État français a endossé de nombreux rôles vis à vis des individus : on parle d’un État français régalien à la veille de la Première Guerre mondiale, son rôle étant alors limité à l’exercice de la justice, la police, et la défense de la nation ; mais avec l’éclatement de guerres, plus de pouvoirs ont été accordé à l’État et, celui-ci devant se financer, a alors instauré l’impôt sur le revenu. De même, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un État Providence s’est mis en place, en France, avec la création de la Sécurité Sociale le 4 octobre 1945 ; il endosse alors un rôle plus social, qu’il continue d’exercer encore aujourd’hui. On peut définir l’État comme une institution dotée du monopole de la violence légale et exerçant le pouvoir politique sur la population d’un territoire donné .
Faut-il alors attendre de l’État qu’il s’occupe du bonheur de ses citoyens? tel semble être son rôle, à première vue. Puisqu’il est capable d’intervenir dans les domaines de la sécurité, la justice, l’éducation, le social, l’État est capable de fournir les conditions sans lesquelles le bonheur semblerait impossible : un sentiment de sécurité, une instruction, des conditions de vie minimale, etc… Pourtant il existe une méfiance réelle vis à vis de l’État, particulièrement de nos jours en France, où l’état d’urgence confère à notre État de plus grands pouvoirs, et beaucoup craignent pour leur liberté, dans le cas où ces pouvoirs ne seraient pas temporaires.
L’État doit-il alors faire le bonheur de ses citoyens en endossant un rôle providentiel important, ou au contraire, ne doit-il que remplir une fonction régalienne minimale ? Nous nous demanderons dans un premier temps si le but de l’État est de faire le bonheur de ses citoyens et comment ; puis nous nous demanderons si l’État ne doit pas s’immiscer dans la société. Enfin, nous ferons l’hypothèse que l’État ne doit non pas faire le bonheur des Hommes, mais que sa responsabilité est plutôt de le placer à la portée de tous.
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Si l’État a -t-il pour fonction de faire le bonheur des Hommes? Est-ce son rôle de remplir ce rôle? Dans le Léviathan, Hobbes, premier théoricien du contrat social, raisonne sur la condition humaine à l’état naturel. Selon lui, l’homme serait naturellement violent et dominé par ses pulsions : il reprend la citation de Plaute « homo homini lupus est », (« l’homme est un loup pour l’homme »). Face à cet état de violence extrême, l’homme n’a d’autre choix que de de passer un contrat social, de renoncer à sa liberté naturelle, se soumettre à un pouvoir politique commun, afin d’obtenir un sentiment de sécurité sans laquelle il ne pourrait cultiver son bonheur. Ce contrat social, il le passe avec une entité supérieure, le Léviathan, représentant l’État, une instance souveraine qui rassemble toutes les forces individuelles. Cette sécurité ainsi engendrée garantit la paix entre tous les hommes et donc indirectement leur possibilité de bonheur.
A l’inverse de Hobbes, Rousseau base son raisonnement sur une vision optimiste de l’Homme. Dans son discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, il émet la théorie d’un homme naturellement bon, dépourvu de toute notion de violence ou de vices. Or les sociétés inégalitaires ont privé l’homme de sa liberté et de son état de nature, il s’y est aliéné par la soumission à un despote ou un monarque. Mais la réflexion de Rousseau rejoint ici celle de Hobbes : afin de regagner son humanité et sa liberté, l’homme doit passer un contrat social avec un État, où les lois sont l’expression de la volonté générale et appliquées indifféremment pour tous les individus. La socialisation est ce qui, pour Rousseau, garantit à l’Homme le bonheur, et n’est donc atteignable que par l’État au sens d’un contrat favorisant la liberté collective.
De plus, dans son traité théologico-politique, Spinoza énonce sa théorie politique : pour lui, l’État ne fait pas passer les hommes de raisonnables à l’état de « bêtes brutes ou d’automates » mais au contraire les « libère de la crainte, pour qu’ils vivent autant que possible en sécurité et conservent, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir ». Ainsi, selon Spinoza, l’État garantit la subsistance des libertés individuelles, et n’est en aucun cas une domination.
On pourrait donc en déduire que l‘État doit donc pourvoir au bonheur des hommes en leur garantissant sécurité, socialisation, et liberté. Finalement c’est par son intégration dans une société et un projet politique que l’homme parvient à s’accomplir…
Cependant, il est possible que cette assistance auprès des individus finisse par entraver leurs libertés individuelles ou produisent dans la société des inégalités. L’État devrait peut-être alors se limiter à certaines fonctions, voire même se retirer de la vie des Hommes, sans vouloir forcément soucier de leur bonheur.
Dans l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Engels, ami et collaborateur de Marx, définit l’État comme un « pouvoir né de la société mais qui lui est de plus en plus étranger ». En effet, l’État ne serait devenu qu’un outil des classes dominantes, économiquement et politiquement, servant à « mater et exploiter la classe opprimée » ; il ne serait donc que l’illustration d’un conflit de classes sociales antagonistes. Ne ferait-il pas le bonheur de certains hommes et le malheur des autres?
Ce point de vue rejoint celui de Marx, qui qualifie l’État moderne d’ « instrument de l’exploitation du travail salarié par le capital ». Cette conception de l’État nous apprend que ce dernier n’œuvre pas pour le bonheur de tous ses citoyens, puisqu’il asservit une majorité pour servir une minorité. Ainsi, si le rôle de l’État est bien, en théorie, de faire le bonheur des hommes, dans les faits il n’en est rien. Il devrait donc se retirer de la vie de ceux-ci.
Dans Le Savant et le Politique, le sociologue Max Weber énonce : « S’il n’existait que des structures sociales où toute violence serait absente, le concept d’État aurait alors disparu ». En effet, selon lui, la violence physique est un outil qui n’est légitimé que lorsqu’il est utilisé par l’État, il en est le « moyen normal ». Par cela il faut entendre que seul l’État est considéré comme légitimement fondé à utiliser la violence, pas opposition aux autres groupements et individus.
Il en résulte donc une rapport de forces inégal entre les individus exerçant le pouvoir étatique, et ceux qui y sont directement soumis : « l’État consiste en un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime ».
L’État ne devrait donc s’occuper de tout, puisque l’exercice de son pouvoir résulte en une domination de ses citoyens.
Dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, le philosophe français Tocqueville s’intéresse aux bienfaits et méfaits du système politique américain, en outre les dangers des possibles dérives de ce qu’il appelle « la servitude douce ». En effet, là où l’Ancien Régime démarquait des classes telles que la Noblesse, le Clergé, et le Tiers-État, en Démocratie, tous les hommes sont égaux. Cette différence entraîne un individualisme chez les hommes, qui poursuivent alors leur bonheur personnel, et le confort de ceux qui les entourent, sans plus se soucier de la vie politique.
Cette perte d’intérêt résulte en la déresponsabilisation des individus, qui laissent alors à l’État tout rôle décisionnaire. Et ce phénomène est accentué par la réglementation et l’apparition de lois, qui interdisent sans agressivité, et mènent à une uniformité des individus : l’apparition de personnalités sortant de l’ordinaire est empêchée. La diversité des opinions est alors menacée.
Si après tout, il est le rôle de l’État de s’occuper des grandes questions politiques, Tocqueville nous met en garde contre le danger que constitue une régulation trop importante et insidieuse de la population, qui certes peut mener à son bonheur, puisque chacun œuvre alors pour son bonheur personnel, mais conduit à un despotisme doux et à la perte du rôle de citoyen.
D’un point de vue libéral, l’État ne doit donc pas œuvrer dans ce sens et faire le bonheur des Hommes.
Si l’État doit occuper alors un rôle minimal, correspondant à une vision libérale, en ne remplissant que ses fonctions régaliennes (justice, armée, police), sans se soucier des ordres sociaux, ou économiques de son peuple, il est inévitable que des inégalités apparaissent entre certaines classes d’individus, puis que celles-ci se creusent. Doit-on alors laisser ces inégalités apparaître ? Doit-on abandonner les pauvres à la misère ?
Il paraît évident de répondre « non » à cette question. Et c’est ce que le sociologue Pierre Bourdieu fait, en brossant un portrait ironique de la société française dans son ouvrage La misère du Monde. Il y énonce une méthode efficace pour masquer la pauvreté d’un peuple : dans un pays industriellement développé, si une population à faible salaire (pour les critères du dit-pays) manifeste dans le but d’obtenir une augmentation, on lui objecte qu’une autre population, issue d’un pays économiquement inférieur, gagne bien moins. Ainsi, la possibilité de réclamer un plus haut salaire disparaît.
De cette façon, Pierre Bourdieu encourage l’État français à réduire les inégalités sociales. La France est aujourd’hui le pays qui investit le plus dans les aides sociales, telles que la sécurité sociale, les allocations, les retraites… Et d’autres organisations privées contribuent à réduire la misère des populations défavorisées telles que La Croix-Rouge, ou les Restos du Cœur. Le minimum de ressources dont même les plus démunis peuvent ainsi bénéficier est une condition fondamentale de leur bonheur.
Bourdieu cherche donc à ne pas déresponsabiliser l’État, mais on constate que parmi les différentes attitudes observées à travers le monde à ce sujet, aucune solution ne semble optimale. En effet, là où la France fait face à des problèmes financiers à cause de sa politique sociale, les États-Unis, ayant adopté une politique très libérale et non-interventionniste, rencontrent des problèmes sociaux majeurs (impossibilité pour une grande partie de la population de payer des soins médicaux par exemple).
L’enjeu de l’État est donc de trouver un juste milieu entre le despotisme et la déresponsabilisation.
Il est possible, pour répondre à cet enjeu, que l’État fasse bonheur des hommes sans s’immiscer dans leur vie privée. Peut-être pourrait-il en poser les bases simplement, comme précédemment (avec le minimum de ressources nécessaires au bonheur), tout en laissant ensuite à l’individu le choix d’évoluer comme il le souhaite. Ce compromis pourrait être atteint par l’éducation.
Selon Condorcet, dans son ouvrage Cinq mémoires sur l’instruction publique, il est impératif de pourvoir chaque enfant d’une éducation, qui continue sur le long terme, jusque dans l’âge adulte. En effet, le manque de connaissances implique la dépendance à ceux qui les détiennent. Ainsi, il est impossible d’atteindre une indépendance, une liberté, sans éducation.
Un État qui s’occupe d’un système éducatif complet permet donc à ses citoyens d’acquérir une indépendance, et d’évoluer selon leurs critères personnels. Sans entraver leur vie privée, l’État leur permet de poursuivre une quête du bonheur, tout simplement en rendant ce dernier accessible.
Cette réflexion nous apprend que l’État ne doit pas faire le bonheur complet de ses citoyens, ni ne doit les abandonner à leur sort. Il doit plutôt rendre ceux-ci aptes à le construire et le trouver eux-mêmes, en définissant des biens communs, sans empiéter sur leur vie privée.