David, La mort de Socrate, 1787.
La scène se déroule en -399 dans la prison d’Athènes où Socrate est enfermé depuis son procès (Voir à ce sujet l’Apologie de Socrate qui en fait le récit). Socrate doit avoir 70 ans approximativement et il vient d’être condamné à mort par les athéniens. Son fidèle ami Criton vient lui annoncer la nouvelle de sa mort prochaine. Criton avait assisté au procès de Socrate, il s’était depuis longtemps attaché à lui, s’était intéressé à la philosophie. C’est encore Criton qui sera présent lors de sa mort. On peut donc dire que c’est un disciple et un ami fidèle de Socrate. Il va donc chercher à organiser son évasion pour lui éviter une mort qu’il estime injuste : contre ce qui ressemble fort à une sorte d’erreur judiciaire ou pour le moins à une condamnation injustifiée, ne serait-il pas légitime de vouloir sauver Socrate ? Comme nous allons le voir, Socrate, malgré les différents arguments de son ami, va refuser de s’évader et va justifier philosophiquement sa position. Le Criton pose donc la question de l’obéissance aux lois : est-il parfois légitime de transgresser le droit ? La réponse socratique sera négative et la conclusion est que Socrate doit rester en prison et se soumettre au jugement des athéniens même s’il lui en coûte la vie. C’est donc la question du rapport entre justice et injustice qui sera donc ici abordé : comment peut-on accepter sa propre mort ? Pourquoi ne pas choisir la fuite ? Quelle philosophie, quel principe pousse donc Socrate à vouloir rester fidèle au droit de la cité grecque alors qu’il est injustement condamné? Nous le verrons, Socrate affirme en effet un certain nombre de principes en réponse à la proposition de Criton. Par exemple, qu’il n’est pas possible de répondre à l’injustice par l’injustice (49c) : l’objectif sera donc de dire qu’il est préférable de subir l’injustice plutôt que de la commettre et par là de réfuter la position de Criton qui représente au départ le point de vue de l’opinion commune. Il sera donc intéressant d’essayer de comprendre ce qui pousse Socrate à rester au prix de sa vie. Socrate va défendre une position morale stricte : il est nécessaire de respecter les lois, les décisions de justice, car c’est ce respect qui est à la base de tout système juridique, de tout droit, et toute remise en question de ce principe risque de produire la ruine de la cité, de l’harmonie sociale et politique. On ne peut pas déroger au principe constitutif du droit selon lequel il faut toujours se soumettre à la loi. Le texte Du Criton pose donc la question de la justification de la désobéissance aux lois : est-il parfois légitime de désobéir ? Peut-on, au nom d’un principe que l’on estime supérieur (une conviction morale forte par exemple) s’autoriser à transgresser la loi qui nous semblerait injuste ? Bref, une loi peut-elle être injuste ? Il faudrait en effet faire la distinction entre le légal (le droit positif) et le légitime (le droit naturel). Si l’on reprend le raisonnement d’Antigone, c’est au nom de ce qui serait de l’ordre du droit naturel, au nom des principes supérieurs de l’humanité, au nom de ce qui serait juste en soi, que nous pourrions refuser de nous soumettre à une loi qui s’écarterait de cette justice. Il serait donc parfois légitime de transgresser les lois (hypothèse que l’on va pourvoir retrouver dans la théorie de la désobéissance civile que nous étudierons avec le philosophe John Rawls).
Le droit se présente à nous sous une forme déontologique : il s’agit d’un certain nombre de règles à respecter, il s’agit d’obligations auxquelles nous devons nous soumettre. Mais le problème posé par la condamnation à mort de Socrate est celui de l’écart qui pourrait exister entre la légalité et la légitimité : A quelles conditions des règles de droits sont-elles vraiment légitimes ? Faut-il se soumettre au droit même lorsque celui-ci nous semblerait illégitime ou non conforme à l’idée que chacun peut se faire de la justice ? Peut-on transgresser le légal au nom de ce qui nous semblerait être le juste ?
La première hypothèse est « positiviste » (on ne reconnaît que l’existence du droit positif) : le juste est le légal et rien d’autre. Est juste ce qui est permis par la loi et injuste ce qui est interdit par la loi. Cette thèse du positivisme juridique est défendue par le philosophe Hans Kelsen dans son ouvrage intitulé Théorie pure du droit (1934). Si le juste est seulement définit par la loi, il n’y a donc jamais de loi injuste et c’est une absurdité d’imaginer une telle chose car supposer l’existence d’une loi injuste c’est imaginer l’existence d’une loi supérieure au droit, chose qui est justement indéfinissable selon les positivistes, ou en tous les cas susceptible d’une telle multiplicité d’interprétations possibles que il faut en conclure que, si ce droit naturel existait (au sens d’une loi supérieure), nul ne saurait pourtant exactement en quoi il consiste (il y a plusieurs conceptions possibles de ce qu’est le droit naturel). Mais problème, si le droit naturel n’existe pas, ou nous est inconnu, sur quel critère peut-on alors juger de la valeur de nos lois ? Ne peut-on pas juger les autres systèmes juridiques en soulignant leur degré d’injustice (Apartheid par exemple ou lois anti-juives sous Vichy). Si le juste se limite au droit, cela ne veut-il pas dire qu’il faut toujours accepter les lois et s’y soumettre même lorsqu’elles nous paraissent injustes ?
Seconde hypothèse : contre le relativisme juridique, la théorie du droit naturel cherche à fonder le légal sur le juste : c’est l’hypothèse de Léo Strauss dans Droit naturel et histoire (1953). Il existerait des valeurs universelles et éternelles, qui seraient la justice en soi, et au nom desquelles il peut devenir possible de juger de la valeur des lois particulières (le droit positif). Cette théorie du droit naturel a cet avantage de nous donner un critère de justice qui soit transcendant et de nous donner la possibilité de penser qu’il est possible de désobéir à la loi parce que nous lui opposerions une loi supérieure, une loi humaine en somme. Mais problème : qui peut définir ce qu’est le juste en soi ? Ne s’agit-il pas en fait d’une hypothèse religieuse par laquelle on présuppose qu’il existe des valeurs universelles énoncées par un pouvoir divin ?
Nous allons voir que le texte de Platon reprend la théorie de droit naturel (Platon admet l’idée qu’il existe une idée du juste en soi, et qu’il pourrait y avoir par conséquent un décalage entre la justice et la loi, mais cela ne le conduit pas du tout à admettre pour autant à imaginer qu’on puisse transgresser une loi qui nous semblerait injuste. Le texte de Platon sera donc l’occasion de se demander si l’obéissance aux lois en démocratie est un principe inconditionnel ou si nous pouvons lui opposer un certain droit de résistance. Ce qui demeure frappant ici est que Socrate accepte la mort avec tranquillité, presque avec une certaine forme d’héroïsme moral et philosophique : il fait au nom de certains principes le sacrifice de sa vie. Mais une telle attitude est-elle une force ou une faiblesse ? Il faudra donc se demander quels sont ces principes que Socrate refuse de transgresser, et qui mérite qu’on leur fasse le sacrifice de sa propre vie.
Le plan du livre est donné à la page 197 (coll. GF Flammarion). Nous découperons l’étude du livre en 6 textes à étudier :
Texte 1 : La proposition de Criton de s’évader de prison (44C- 45d) page 206 à 209. (De « Mais divin, Socrate », à « toute sa vie que la vertu ».
Socrate dort donc dans sa prison. Dès qu’il se réveille, Criton lui annonce l’arrivée du bateau de Délos, ce qui signifie que sa mort est imminente : une tradition de l’époque, relative à la mythologie grecque -voir la note 8 du livre p. 230 sur ce sujet-, voulait qu’aucune exécution capitale n’ait lieu tant que le bateau que les athéniens envoyait chaque année à Délos n’était pas de retour. L’annonce de l’arrivée imminente du bateau par Criton, signifie donc que les exécutions pourront reprendre. Socrate confirme cette annonce par le récit qu’il fait d’un rêve prémonitoire. Puis Criton propose à Socrate d’organiser son évasion. « Assure ton salut » propose-t-il à Socrate p.206.
a) La mort de Socrate lui ferait perdre un ami précieux et irremplaçable ; c’est d’abord au nom de l’amitié, de ses sentiments pour Socrate que Criton propose une évasion. Il laisse entendre qu’il peut donc acheter les gardiens et organiser son départ. On peut corrompre les geôliers facilement. D’autre part, Criton ne voudrait qu’on puisse penser de lui qu’il n’a rien fait pour sauver son ami et que l’opinion publique (« les gens qui nous connaissent mal » dit-il) puisse lui faire la réputation d’un homme qui n’a pas su donner son argent pour sauver un ami. Il ne voudrait pas qu’on puisse penser qu’il attachait plus d’importance à l’argent qu’à l’amitié. Bref, Criton ne voudrait pas qu’on le regarde comme n’ayant pas tout tenté pour sauver Socrate. On devine ici, curieusement, un homme soucieux, inquiet, de sa réputation : « il faut se soucier de l’opinion des gens », écrit-t-il en 44d, car « les gens sont capables de faire du mal ». Sans doute fait-il allusion ici au fait que Socrate justement fut injustement calomnié par « l’opinion » et que ces accusations injustifiées, relayées par la foule, ont conduit au final à sa condamnation à mort. A cette inquiétude Socrate oppose une forme d’indifférence ou de distance : l’opinion commune, la voix du plus grand nombre, est par principe insensée, irrationnelle, et les gens font donc « n’importe quoi ». La foule s’oppose ici par définition à l’idée de sagesse. On retrouve ici un thème classique de la pensée platonicienne, l’opposition entre l’opinion (doxa) et la connaissance (épistémé). L’opinion n’est pas la vérité car elle relève d’une pensée non réfléchie, non justifiée, non raisonnée qui se fonde sur l’émotion. L’opinion est versatile et peut changer de point de vue au gré des évènements : elle peut souhaiter votre mort un jour, ou vouloir le contraire le lendemain. L’opinion ne peut pas prétendre au savoir.
b) Le second argument développé par Criton pour inciter Socrate à s’évader consiste à lui dire qu’il ne doit pas s’inquiéter des conséquences éventuelles que son évasion pourrait avoir pour ses amis qui subiraient les représailles des « sycophantes » (p.207) (il n’existait pas à Athènes de magistrats chargés de l’accusation mais le soin de l’accusation était laissé à l’initiative individuelle : il s’est alors constituée une classe d’accusateurs de profession les « sycophantes »). Mais Criton demande à Socrate de ne pas tenir compte de cela car il estime que c’est un devoir pour lui, malgré les conséquences que cela pourrait avoir (se faire soi-même condamner par exemple), de sauver Socrate, quels que soient les risques : « il est de notre devoir de courir des risques » 45a. Criton a d’ailleurs de l’argent et souligne qu’il est toujours possible d’acheter les sycophantes (tu peux disposer de ma fortune-45b). D’autres que lui sont prêts à financer son évasion (Simmias, Cébès…). Par ailleurs Criton insiste aussi sur l’idée que Socrate ne doit pas redouter l’exil car il sera très bien reçu par tout où il ira, notamment en Thessalie où Criton a des amis qui peuvent l’acceuillir.
c) Un argument supplémentaire est utilisé par Criton pour convaincre Socrate de s’évader : en refusant de le faire, Socrate ne défend pas sa vie, accepte de se sacrifier et d’abandonner sa famille, ce qui n’est pas juste à ses yeux. Cette acceptation du verdict ne serait pas conforme à l’idée du devoir paternel : Criton reproche à Socrate de se trahir lui-même en acceptant sa mort, mais de trahir aussi ses enfants, de ne plus pouvoir s’occuper de leur éducation. Le courage consisterait donc non pas à accepter cette mort injuste qu’il doit subir mais à continuer à vivre pour rester près des siens. La vertu impliquerait donc la fuite…. On voit bien ici que Criton utilise des arguments liés à l’affectivité : c’est au nom de son amitié, de sa peur de l’opinion, de l’amour filial, qu’il demande à Socrate de s’évader. Comme nous allons le voir, la réponse de Socrate sera
Texte 2 : la réponse de Socrate à cette invitation (page 209 à 214 -46 B à 48B). de « Mon cher Criton » à « les gens sont à même de nous faire périr »)
Socrate accepte donc de mettre en question le conseil de Criton et de le discuter. Doit-il s’évader ? Est-ce là son devoir ? Socrate commence par rappeler qu’en matière de conduite, de morale et de vertu, il ne souhaite pas agir sous l’influence et la pression de l’opinion d’autrui, sous la pression du plus grand nombre, mais qu’il cherche, comme il l’a toujours fait, à établir ses propres principes d’action, sans céder à la peur, à l’émotion, à l’influence : « je suis homme (depuis toujours) à ne donner son assentiment à aucune règle de conduite, qui, lorsque j’y applique mon raisonnement, ne se soit révélée à moi la meilleure » (46b). Socrate affirme ici un principe éthique essentiel : le devoir moral ne peut reposer que sur un principe rationnel établit, sur un jugement éclairé et librement accepté. Le devoir moral n’est donc pas imposé de l’extérieur, mais il implique donc une forme d’autonomie et aussi de mise en cohérence avec soi-même, une certaine fidélité à soi car, une fois ces principes établis, il faut donc les suivre avec constance. Faire son devoir c‘est donc établir ses valeurs, fondées rationnellement, selon son propre jugement et rester ensuite fidèle à ses propres valeurs : « les règles que j’ai mises en avant, je ne peux les jeter par-dessus-bords ». Donc les circonstances ne doivent pas le faire dévier de ses principes et ce n’est donc pas l’imminence de sa mort qui doit venir modifier ses principes de moralité. Il faut donc suivre les mêmes règles, leur rester fidèle par souci de cohérence, indépendamment de nos émotions. Ce texte est donc aussi une invitation à réfléchir la moralité sous l’angle de la cohérence interne : Socrate a toute sa vie suivit des principes. Il veut leur rester fidèle et rester en cohérence avec soi.
Socrate va donc se livrer ensuite à un dialogue avec Criton pour le convaincre qu’il ne faut pas agir sous l’influence de l’opinion, ne pas se fier à l’opinion de n’importe qui, mais s’en remettre à un « expert » : Socrate commence par l’exemple de la maladie : pour lutter contre une maladie, il convient de s’en remettre à une autorité compétente, celle du médecin et non à la première personne venue, ignorante des questions de santé. De même, si l’on veut progresser en matière d’activité physique, il convient de prendre conseil auprès d’un entraîneur qui possède un savoir spécifique et qui est donc seul apte à blâmer et à juger. Là encore, on retrouve la logique qui consiste à vouloir fonder ses principes d’action sur un savoir spécifique. En matière de morale, pour la question du bien et du mal, du juste et de l’injuste, il ne faut pas suivre l’opinion commune mais, si l’on a le véritable souci de son âme, il faut suivre un avis éclairé et tenter d’établir une connaissance spécifique qui sera philosophique. Qu’il s’agisse des soins du corps, ou de sa vertu, qu’on s’inquiète du bon régime sain ou malsain, il faut fonder sa pratique sur un savoir, sans quoi l’on risque de ruiner son corps ou son âme (à noter une phrase étonnante de Platon, affirmant que « la vie ne vaut pas la peine d’être vécue avec un corps en loque et en ruines », qui pourrait faire penser au problème de la fin de vie… – P. 213). Bref, en matière de morale, de vertu, il convient de rechercher un savoir, une compétence et refuser de suivre l’opinion des autres. Le texte nous invite donc à la recherche d’une philosophie morale basée sur un examen rationnel, sur la recherche de principes éthiques.
Texte 3 : La justice n’est pas la vengeance. P. 215-218 –« c’est donc à partir de ces principes » 48B-
Socrate reformule donc la question de savoir s’il est juste ou non qu’il s’évade de prison (p.215, à partir de 48c). D’emblée Socrate se place sur le terrain de la vie morale (savoir ce qu’il est juste de faire), et donc sur la question des principes (ce qui importe n’est pas de vivre mais de vivre dans le bien et justement), indépendamment des questions d’argent, de réputation, d’éducation : tous les arguments plus ou moins « affectifs » de Criton vont donc être totalement réévalués par cette mise en perspective des principes : Socrate ne va plus du tout examiner la question des conséquences (que se passerait-il s’il mourait ?) mais la question du juste et de l’injuste : est-il juste de s’évader ? N’est-il pas préférable de mourir plutôt que de commette l’injustice ? (48D). La question est formulée p. 216 : est-il parfois légitime de commettre un acte injuste ? Socrate se donne pour but de convaincre Criton et entame un dialogue avec lui pour qu’il change de point de vue. La discussion commence par l’affirmation d’un certain nombre de principes : dès la page 216, Socrate affirme à titre de postulat « qu’il ne faut jamais commettre l’injustice de son plein gré » quelles qu’en soient les circonstances. Socrate renvoit à des discussions antérieures qu’il a pu avoir avec Criton sur ce sujet à propos de ces « principes sur lesquels nous étions tombés d’accord » et qui sont donc pour lui des acquis. Second principe énoncé « il ne faut jamais répondre à l’injustice par l’injustice » p. 217 (thèse déjà discutée dans La République en 332-b et 335b sur la question de savoir s’il faut faire du mal à ses ennemis : « ce n’est pas l’œuvre de l’homme juste que de nuire, Polémarque, ni à son ami ni à quiconque, mais c’est au contraire l’œuvre de l’homme injuste ».) La perspective ici est de refuser la logique de la vengeance et la loi du talion (œil pour œil, dent pour dent) : on ne peut rendre le mal pour le mal si l’on est un homme juste. Il faut donc dissocier radicalement toute confusion entre justice et vengeance. Traiter les autres comme ils nous traitent, c’est l’idée de la justice selon l’opinion. Socrate propose l’hypothèse inverse, comme cela est déjà affirmé dans la République : l’homme doit agir avec justice en toute circonstances, faire le bien, et ne jamais faire de tord à personne. On ne doit pas donc rendre le mal pour le mal, répondre à l’injustice par l’injustice. Socrate s’appuie donc sur les acquis antérieurs de ses discussions philosophiques et rappelle qu’il doit rester conforme à ses idées, et non changer d’avis ou de principe, se comporte comme un enfant (rappelle de l’idée de cohérence morale et philosophique). De là cette déduction de principes qui se suivent logiquement (p. 216, 217,218) : principe 1 : il ne faut jamais commettre l’injustice de son plein gré ; Principe 2 : il ne faut jamais répondre à l’injustice par l’injustice ; Principe 3 : On ne doit jamais faire du tord à autrui, Principe 4 : Rendre le mal pour le mal n’est jamais un acte juste. Principe 5 : faire du tord à quelqu’un c’est commettre un acte injuste. On voit ici que Socrate tente de se placer sur un plan logique et sur une sorte de démarche rationnelle déductive. On pourrait supposer que celui qui commet l’injustice puisse en retirer des avantages : la fin ne justifie-t-elle pas les moyens ? La thèse est bien connue depuis Machiavel : un dictateur peut éliminer politiquement un adversaire pour conserver le pouvoir, un mensonge peut être utilisé pour éviter une sanction … etc. Bref, on pourrait accomplir des actions immorales qui nous seraient en fait avantageuses. La thèse socratique reste ici ferme : on ne peut jamais commettre une injustice (au sens d’une action immorale), même si elle nous procure des avantages (et là en l’occurrence pour Socrate, le bénéfice consisterait à rester en vie). Contre l’opinion majoritaire, Socrate oppose donc à la logique de la vengeance, l’idée qu’il ne faut jamais répondre à l’injustice par l’injustice ni faire du tord à quelqu’un même si c’est un ennemi. Cette déduction logique des principes va donc au-delà de l’opinion commune qui estime que l’on peut faire le mal à celui qui nous en a fait. A cette opinion Socrate oppose donc sa cohérence morale à partir des acquis de sa philosophie. Il reste sur le plan des principes avec rigueur. Mieux vaut donc subir l’injustice plutôt que la commettre.
Texte 4 : Dialogue de Socrate avec les lois. (de « eh bien considère la chose » en 50 a- jusqu’à «elles étaient bonnes répondrais-je, de la p.219 à 221).
Au moment où Socrate imagine son évasion, il va également imaginer en les personnifiant, que les Lois et l’Etat (donc l’autorité politique de la Cité) s’adressent à lui et s’opposent à sa décision. Il s’ensuit un genre littéraire et philosophique original qui utilise le procédé de la fiction. Cette prosopopée (discours) des Lois correspond donc à un dialogue avec elles. Ce débat entre le philosophe et les Lois doit être alors resitué dans le contexte de la cité démocratique athénienne de l’époque pour être bien compris. A ce moment, Athènes est un cité démocratique, une République composée d’hommes libres, les citoyens, qui ont su organiser une société ordonnée et juste à leur yeux (contrairement « aux barbares » qui ne connaissent que la tyrannie et le désordre). La cité exprime donc un idéal de civilisation qui trouve par les lois son ordre et sa raison. Désobéir aux lois serait donc remettre en question le fondement même de la Cité, l’idée même de l’ordre social, qui est pensé comme un tout harmonieux où chacun a sa place selon une certaine idée de la justice. Ne plus se soumettre aux exigences de la justice cela serait donc « tramer notre perte à Nous les Lois et l’Etat » (50B): le navire (la cité) chavirerait si les particuliers (les citoyens) se permettaient d’en saper l’autorité. Le discours des Lois se fonde donc sur l’idée que le respect des règles juridiques est la seule garantie de la préservation de l’ordre social : toute justification de la désobéissance risquerait de conduire à la ruine de la cité. (50B). Certes, Socrate a subi une injustice en étant condamné à mort, mais d’une part il est établit qu’on ne doit pas répondre à l’injustice par l’injustice et Socrate ne veut pas non plus remettre en question un autre principe au fondement du droit qui est l’autorité de la chose jugée. A l’idée que Socrate a subi une injustice, il faut opposer l’idée que le citoyen en démocratie doit se soumettre aux jugements de la Cité. Etre citoyen c’est donc accepter une entière soumission aux lois (thèse que l’on va retrouver par exemple dans la théorie du Contrat social de rousseau par exemple). C’est là une condition essentielle du pacte social, de la convention passée entre le pouvoir et le citoyen et qui permet de préserver l’ordre de la Cité. Le caractère conventionnel de ce principe est même affirmé par Platon en 50 C : « il était convenu –je souligne- entre nous que… » disaient les Lois. On retrouve ici une idée assez moderne, celle d’un « pacte », d’un accord de base, au fondement de la citoyenneté. Si on ruine le principe de ce pacte, le risque alors est la destruction de l’ordre politique. L’obéissance aux lois n’est donc pas une pure contrainte, c’est plutôt ici un acte pensé comme volontaire (une obligation) de la part des citoyens qui acceptent de vivre en République. L’appartenance à la Cité est donc pensée comme volontaire et le citoyen qui accepte d’y vivre est donc d’abord redevable aux lois qui organisent la vie de la cité. Les lois vont donc commencer à s’adresser à Socrate en lui rappelant qu’elles ont organisé sa vie et que le citoyen leur est donc redevable, qu’il leur doit donc obéissance..
Texte 5 : Convaincre ou obeir. P. 221 à 222, de « Bien, et une fois que tu as été mis au monde » 50e à « pour ma part je crois qu’elles ont raison » 51c.
Le citoyen doit donc entière obéissance aux lois : partout il faut faire ce qu’ordonne la Cité. La patrie est alors aux yeux de Socrate, une chose sacrée qu’il faut vénérer et respecter. Le citoyen doit se pense comme « esclave » de la cité car c’est elle qui a engendré l’individu, qui lui a donné vie et chacun en est le « rejeton » : il doit donc entière soumission puisque c’est elle qui a élevé, éduqué l’individu. Il faut donc vénérer la cité plus encore que son père ou sa mère. Une première idée ici indique donc quelle conception le citoyen antique avait de son rapport à la collectivité : il la pense comme un rapport de dépendance, un rapport d’inégalité et de soumission. Le patriotisme ici est exacerbé, ce qui est une mentalité assez éloignée de l’individualisme moderne. Dans ces conditions, il n’est donc pas possible de proclamer qu’une désobéissance aux lois puisse être juste puisqu’il faut obéir à la cité encore plus qu’à son propre père. Toutefois, cela n’est pas une pure obéissance aveugle car le texte précise bien en 51b, qu’il est toujours possible de faire changer d’avis la cité par des moyens légaux : on peut convaincre les citoyens de faire changer la loi par le débat collectif et démocratique par exemple. Le choix est donc simple : obéir ou convaincre (52a), mais la révolte est exclue. La patrie impose sa volonté supérieure : s’il faut aller au combat et mourir pour elle, le citoyen doit accepter, mais il n’est pas non plus exclut que le citoyen puisse faire changer la cité d’idée sur ce qu’est la justice « en lui montrant en quoi consiste la justice » ( point étonnant ici car le texte laisse entendre alors qu’il puisse y avoir un divorce entre la loi et la justice et que la légal ne soit pas le légitime : mais dans un tel cas il importerait alors non pas de transgresser la loi mais de la faire changer pour qu’elle redevienne conforme à un idéal de justice. L’autre possibilité envisagée par le texte est le choix de l’exil : si certains citoyens estiment que les lois de la cité sont injustes ils peuvent toujours « quitter la cité si elle ne lui plait pas » (51e). Les lois rappellent d’ailleurs à Socrate qu’il a toujours vécu à Athènes, conformément aux lois, qu’il n’a jamais cherché à vivre ailleurs : Socrate en effet est très inscrit dans la cité athénienne à laquelle il reste très attaché, et il n’a jamais voulu vivre ailleurs. Même lors de son procès, il n’a pas évoqué la possibilité de partir en exil à titre de châtiment. La mort plutôt que l’exil en somme… Pourquoi changerait-il d’avis maintenant ? Il reste fidèle à lui-même et à ses principes. S’il s’évadait il deviendrait alors « la risée de tous » (53a) et perdrait la crédibilité de sa propre parole (« quant à tes juges tu les conforteras dans leur opinion » 53b: en restant, il démontre au contraire sa fidélité aux lois, à lui-même, son attachement à Athènes et, par là même, qu’il est un bon citoyen, qu’il n’est précisément pas l’ennemi de la cité contrairement à ce que certains voulaient démontrer lors de son procès. Son sacrifice renverse donc l’accusation : s’enfuir ce serait faire preuve d’incohérence, et donner raison à ses accusateurs ; mourir c’est gagner la partie en démontrant la justice de sa conduite, mettre en cause ses propres juges.
Texte 6 : p. 227 à 228, de « allons Socrate » jusqu’à la fin.
Les Lois s’adressent à Socrate en une ultime recommandation : la justice comme vertu morale et donc aussi comme respect des lois, est la valeur suprême : rien n’est au-dessus de cette valeur, pas même la valeur de sa propre vie ou celle de ses enfants. Cet appel à la justice comme vertu se double d’une anticipation de la mort de Socrate : Socrate à son arrivée dans l’Hadès, s’il reste fidèle aux lois, pourra se confronter aux jugements des dieux sans les redouter. Les lois établissent en effet un parallèle entre les lois des hommes et les lois des dieux : Socrate n’a de ce point de vue, aucun intérêt à transgresser les lois humaines et vouloir ainsi leur destruction. Au contraire s’il reste fidèle aux lois de la Cité il sera favorablement considéré par les dieux (analogie étonnante entre les lois humaines et les lois divines donc). Les lois s’adressent alors à Socrate en reconnaissant l’injustice dont il a été victime mais pour préciser que cette injustice n’est pas celle des lois mais celle des hommes : « si tu t’en vas, tu t’en iras injustement condamné non pas par nous les Lois, mais par les hommes » (54c). La distinction est faite ici entre les lois générales et les jugements que les hommes rendent en leur nom ; distinction importante faite entre les principes fondamentaux du droit, et leur application : ce qui est en cause dans l’injustice dont est victime Socrate c’est le jugement humain, émanant d’un tribunal, qui ne vient pas d’une imperfection des lois mais des hommes qui ont mal utilisé les lois. Alors si Socrate s’évade, il répondra à l’injustice par l’injustice, fera le mal pour répondre au mal, transgressera le « contrat » passé avec les lois, l’engagement pris vis-à-vis d’elles, il trahira sa propre parole alors que les lois en tant que telles ne sont pas en cause directement. Il accomplira donc un acte injuste et s’exposera à la colère des dieux dans le royaume des morts, dans l’Hadès.
Bill
3 mai, 2020 à 14:16
Très bon texte