La réponse que l’on peut donner à cette question est évidemment fonction du sens que l’on peut donner au mot « théorie » : si l’on entend par « théorie » une pure spéculation, alors non l’évolutionnisme n’est pas une théorie car il ne s’agit pas là d’une simple croyance, au sens d’une idéologie. En revanche, il s’agit bien d’une théorie scientifique, au sens d’une explication logique et cohérente, qui repose sur un grand nombre de faits observables et vérifiables… Expliquons cette distinction qui pose la question complexe des critères de définition de ce qu’est ou non une hypothèse scientifique.
Pour les partisans du « créationnisme » (ou du fixisme), l’évolutionnisme n’est qu’une « théorie » et non un fait confirmé. Au nom d’une vision religieuse de l’univers, on cherche par là à décrédibiliser une approche scientifique de type darwinienne pour lui opposer la théorie du créationnisme ou du « dessein intelligent », hypothèse selon laquelle la complexité et la beauté du vivant, l’incroyable « miracle » que constitue l’existence même de l’univers, seraient mieux expliqués par l’intervention d’une volonté supérieure (d’un « dessein » au sens d’une intention), d’un acte créateur, d’une providence divine. Cette hypothèse est simplement religieuse et n’appartient qu’au domaine de la théologie ou, si l’on veut, de la métaphysique, et ne saurait à ce titre être présentée comme une théorie scientifique. La théorie du dessein intelligent (ID : intelligent Design) repose sur un acte de foi ou sur une argumentation purement « philosophique » (histoire classique du théisme : Voltaire compare le monde à une horloge, il en déduit simplement l’existence d’un horloger au sens d’une cause première. Mais une analogie n’a jamais fait une preuve…). Malgré cela, certains Etats américains, sous l’influence des lobbys religieux, tentent d’introduire l’enseignement de la théorie de l’ID à l’école et voudraient que la conception darwinienne du monde soit présentée comme une simple « hypothèse ». Il y a bien là, contre le savoir scientifique une offensive religieuse. Que faut-il alors penser de cette accusation? L’évolutionnisme ne serait qu’une « théorie » ? En réaction à cette attaque du darwinisme, on serait tenté de dire que l’évolutionnisme renvoit à des faits (sous-entendu la science cherche à établir des faits mais les théories resteraient par rapport à ces faits de simples hypothèses au sens de croyances). Mais ce débat est quelque peu absurde : car en science il n’y a pas de fait pur, de fait brut qui existerait en soi (qui serait « tout fait »), pas plus qu’il n’y aurait une hiérarchie à faire entre des faits certains et des théories hypothétiques. Tout d’abord c’est l’existence même des théories qui permet de faire référence à des faits et de leur donner sens : plus simplement, notre appréhension des faits implique des connaissances générales, des explications théoriques diversifiées. Si je peux étudier des fossiles, celui d’un tyrannosaure datant du crétacé par exemple, c’est que je dispose déjà d’un certain nombre de connaissances préalables- je dispose d’une théorie statigraphique me permettant de comprendre que certaines roches remontent à 100 millions d’années et que toutes les roches ne sont pas du même âge, etc. Sans ces connaissances théoriques, ces roches ne seraient à nos yeux que de vulgaires cailloux. Donc un fait ne parle pas tout seul. Il implique un corpus d’éléments théoriques pour devenir un fait scientifique. A l’opposé, une théorie scientifique doit reposer sur des faits qu’elle met en cohérence et qui sont ainsi reliés par la théorie. Une théorie permet donc de donner du sens à des faits qui au départ nous semblent distincts et sans rapport mais qui, grâce à la théorie, prennent un sens nouveau et sont reliés entre eux ; donc pour qu’il y ait science il faut à la fois de la théorie et des faits qui trouvent leur cohérence entre eux grâce à la théorie. Par exemple, la théorie de la dérive des continents était en conflit avec la théorie de la fixité : le fait posant problème était celui de la présence d’une faune et d’une flore fossile identiques constatée dans certaines régions pourtant aujourd’hui séparées. La théorie de la dérive des continents permet alors de trouver une explication plus rationnelle à la présence de ces fossiles qui auraient été à l’époque incapables de traverser les océans. La théorie s’agence à merveille avec les faits et avec une foule d’autres arguments (comme la théorie du réchauffement climatique aujourd’hui).
Donc dire l’évolutionnisme « n’est qu’une théorie », reste une formule à interpréter. S’agit-il de nier l’évolution des espèces à travers le temps et de vouloir affirmer que dieu a créé le monde tel qu’il existe aujourd’hui ? L’observation actuelle des êtres vivants actuels, l’observation des fossiles, sont autant de faits qui rentrent en cohérence pour reconstruire une histoire, et en ce sens on peut dire que l’évolution des organismes est un fait constatable à travers les traces historiques qu’elle a laissé… L’évolutionnisme est donc une théorie générale nourrie par des faits d’évolution présents ou passés. L’évolutionnisme est donc à la fois une théorie et un ensemble de faits. Affirmer que l’évolution darwinienne n’est qu’une théorie (sous-entend une croyance qui pourrait avoir autant de légitimité que celle du créationnisme religieux) cela revient à nier toute la culture scientifique et à faire passer des croyances idéologiques pour des hypothèses ayant le même statut que des théories scientifiques. L’évolutionnisme est bien une théorie mais une théorie scientifique et non pas une théorie religieuse dépourvu de tout fondement expérimental ou objectif et déconnecté de toute forme d’observation empirique. La théorie religieuse n’est donc pas une théorie alternative ayant la même valeur que la théorie scientifique. Une théorie qui ne se fonde pas sur sa capacité à mettre en cohérence de nombreux faits observés mais sur la référence à une croyance en un dessein transcendant, ou sur l’autorité indiscutée d’un livre sacré, ou sur la croyance en l’existence de dieu, ne peut être considérée comme rationnelle ou scientifique. Le recours à des croyances religieuses, en prétendant expliquer tout, n’explique en réalité rien, car cette hypothèse étant invérifiable, elle s’affranchit par principe de toute démarche scientifique. Pour reprendre l’exemple utilisé par Guillaume Lecointre dans son très bon article du Nouvel observateur (décembre 2005 – janvier 2006) : « c’est un peu comme si devant nos difficultés à comprendre comment les Egyptiens de l’antiquité ont construit les pyramides, l’archéologue au lieu de rassembler des faits et de mettre en cohérence nos estimations sur les connaissances techniques des Egyptiens, préférait l’hypothèse d’un dieu constructeur qui les y aurait aidé ». Le recours au surnaturel est par principe en dehors du champ de la science et il est donc impossible de mettre sur le même plan deux théories par nature différentes comme étant des hypothèses équivalentes. La théorie de Darwin aura toujours pour difficulté de tenter de rassembler de nombreux faits et de se confronter à l’expérience. La seconde théorie relève d’un pur acte de foi et ne prend aucun risque, surtout pas celui de pouvoir être réfutée par une expérience. Une théorie religieuse est en effet par principe invérifiable donc infalsifiable (on ne pourrait jamais démontrer qu’elle est fausse). Il faut donc bien faire la différence entre science d’un côté et théologie de l’autre.
Il est enfin tout à fait possible de concilier croyance religieuse et théorie de l’évolution en renonçant à voir dans les récits créationnistes des textes religieux (comme la celui de la Génèse par exemple) des récits historiquement exacts (lecture fondamentaliste). Il s’agit plutôt de voir dans ces textes des récits littéraires, des mythes, exprimant l’idée d’une création du monde. Mais cette idée n’est pas incompatible avec l’idée d’une évolution des espèces animales. Il suffit juste d’admettre que le monde n’a pas été créé par Dieu d’un seul coup tel qu’il existe désormais.