Cours de philosophie
Thème : l’art.
PLAN DU COURS
Introduction : cinq problématiques de l’esthétique.
– Art et technique : le problème de l’ontologie de l’oeuvre d’art.
– Beauté naturelle et beauté artistique : l’art est-il imitation ou création?
– Art et vérité : l’art nous éloigne-t-il du réel ou nous invite-t-il à mieux le regarder?
– Le problème du jugement de goût : le beau est-il subjectif ou objectif?
– A quoi sert l’art? Quel rôle les artistes peuvent-ils jouer dans une société?
I Art et vérité.
– La dévaluation philosophique de l’art : l’art comme illusion (Platon). L’art comme apparence et produit d’une inspiration.
– L’art comme dévoilement : Perception ordinaire, perception artistique (Texte 1 de Bergson).
– La subjectivation de l’art : que peuvent nous apprendre les oeuvres d’art? Singularité, pluralité, universalité. Les artistes nous aident-ils à être libres ? Le paradoxe de la fiction dans son rapport au réel.
II L’ontologie de l’art : qu’est-ce qu’une oeuvre d’art?
- Art et technique. Quelle différence y a-t-il entre une oeuvre d’art et un objet quelconque? (Texte 3 d’Alain, extrait du Système des Beaux-arts (I, 7). Définition du Génie selon Kant. Texte 4 de Danto : « N’importe quoi peut-être de l’art mais tout n’est pas de l’art » et texte de 5 de Nelson Goodman.
- Art et nature : le problème de l’imitation (texte 6 et 7 de Hegel, Extrait de l’Esthétique, introduction).
III L’expérience esthétique : Le problème du jugement de goût.
– La beauté comme substance. La théorie classique du beau comme ordre et harmonie.
– L’esthétique moderne : le beau comme sensation. Texte 8 de « David Hume : De la norme du goût. Kant : « Le beau plaît universellement sans concept ».
– Bourdieu : art et éducation (texte 9 extrait de L’amour de l’art : « Plaît ce dont on a le concept »).
Conclusion : Schopenhaueur : « la vie n’est pas belle mais les images de la vie sont belles ».
Textes sur l’art.
Texte 1: « A quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle, l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. Mais nulle part la fonction de l’artiste ne se montre aussi clairement que dans celui des arts qui fait la plus large place à l’imitation, je veux dire la peinture. Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas. Dira-t-on qu’ils n’ont pas vu, mais crée, qu’ils nous ont livré les produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu’elles nous plaisent, et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l’image que les grands peintres nous en ont tracée ? C’est vrai dans une certaine mesure mais s’il en était uniquement ainsi, pourquoi dirions-nous de certaines oeuvres — celles des maîtres — qu’elles sont vraies ? Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que si nous les acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu’ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir. C’était, pour nous, une vision brillante et évanouissante, perdue dans la foule de ces visions également brillantes, également évanouissantes, qui se recouvrent dans notre expérience usuelle et qui constituent par leur interférence réciproque, la vision pâle et décolorée que nous avons habituellement des choses. Le peintre l’a isolée ; il l’a si bien fixée sur la toile que, désormais, nous ne pourrons nous empêcher d’apercevoir dans la réalité ce qu’il y a vu lui-même.
Pourquoi l’artiste arrive-t-il à voir plus de choses? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n’était une vision que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d’agir, nous a amené à rétrécir et à vider. Auxiliaire de l’action, la perception isole, dans l’ensemble de la réalité ce qui nous intéresse; elle nous montre moins les choses mêmes que le partie que nous pouvons en tirer ».
Henri BERGSON, La pensée et le mouvant, 1934.
« Qu’est-ce que l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres, car il regarde la réalité nue et sans voiles. Voir avec des yeux de peintre, c’est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d’habitude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées entre l’objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le distinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l’usage pratique et les commodités de la vie et s’efforcera de voir directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste ». Bergson |
Texte 2 : « Éveiller l’âme : tel est, dit-on, le but final de l’art, tel est l’effet qu’il doit chercher à obtenir. C’est de cela que nous avons à nous occuper en premier lieu. En envisageant le but final de l’art sous ce dernier aspect, en nous demandant notamment quelle est l’action qu’il doit exercer, qu’il peut exercer et qu’il exerce effectivement, nous constatons aussitôt que le contenu de l’art comprend tout le contenu de l’âme et de l’esprit, que son but consiste à révéler à l’âme tout ce qu’elle recèle d’essentiel, de grand, de sublime, de respectable et de vrai. Il nous procure, d’une part, l’expérience de la vie réelle, nous transporte dans des situations que notre expérience personnelle ne nous fait pas, et ne nous fera peut-être jamais connaître : les expériences des personnes qu’il représente, et, grâce à la part que nous prenons à ce qui arrive à ces personnes, nous devenons capables de ressentir plus profondément ce qui se passe en nous-mêmes. D’une façon générale, le but de l’art consiste à rendre accessible à l’intuition ce qui existe dans l’esprit humain, la vérité que l’homme abrite dans son esprit, ce qui remue la poitrine humaine et agite l’esprit humain. C’est ce que l’art a pour tâche de représenter, et il le fait au moyen de l’apparence qui, comme telle, nous est indifférente, dès l’instant où elle sert à éveiller en nous le sentiment et la conscience de quelque chose de plus élevé. C’est ainsi que l’art renseigne sur l’humain, éveille des sentiments endormis, nous met en présence des vrais intérêts de l’esprit. Nous voyons ainsi que l’art agit en remuant, dans leur profondeur, leur richesse et leur variété, tous les sentiments qui s’agitent dans l’âme humaine, et en intégrant dans le champ de notre expérience ce qui se passe dans les régions intimes de cette âme. « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger » : telle est la devise qu’on peut appliquer à l’art ».
Hegel, Esthétique (1835).
Texte 3: « Il reste à dire en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est l’industrie. Et encore est-il vrai que l’oeuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaie; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d’une idée dans une chose, je dis même d’une idée bien définie comme le dessin d’une maison, est une oeuvre mécanique seulement, en ceci qu’une machine bien réglée pourrait faire l’oeuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’oeuvre qu’il commence; l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son oeuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce et s’étonne lui-même. Un beau vers n’est pas d’abord en projet, et ensuite fait; mais il se montre beau au poète; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu’il la fait; et le portrait naît sous le pinceau. Ainsi, la règle du beau n’apparaît que dans l’oeuvre et y reste prise, en sorte qu’elle ne peut jamais servir, d’aucune manière, à faire une autre oeuvre ».
Alain, Système des Beaux-arts, I,7. (1920)
Texte 4: « Monsieur Andy Warhol, l’artiste Pop, expose des fac-similés de boîtes de Brillo, entassées les unes sur les autres, en piles bien ordonnées, comme dans l’entrepôt d’un supermarché. Il arrive qu’ils soient en bois, peints pour ressembler à du carton, et pourquoi pas ? […] En fait les gens de chez Brillo pourraient faire leur boîte en contre-plaqué sans que celles-ci deviennent des œuvres d’art et Warhol pourrait faire les siennes en carton sans qu’elles cessent d’être de l’art. Aussi pouvons-nous oublier les questions de valeur intrinsèque, et demander pourquoi les gens de chez Brillo ne peuvent pas fabriquer de l’art et pourquoi Warhol ne peut que faire des oeuvres d’art. [ …] Qu’est-ce qui en fait des œuvres d’art ? […] Il importe peu que la boite de Brillo puisse ne pas être du bon art, encore moins du grand art. La chose impressionnante, c’est qu’elle soit de l’art tout court. Mais si elle l’est pourquoi les boîtes de Brillo habituelles qui sont dans l’entrepôt ne le sont-elles pas ?
C’est qu’un entrepôt n’est pas une galerie d’art. […] En dehors de la galerie ce ne sont que de simples boîtes. L’artiste a échoué à produire simplement un simple objet réel. Il a produit une œuvre d’art, son utilisation des boîtes de Brillo n’étant qu’une extension des ressources dont disposent les artistes, un apport aux matériaux. Ce qui finalement fait la différence entre une boîte de Brillo et une œuvre d’art qui consiste en une boîte de Brillo, c’est une certaine théorie de l’art. C’est la théorie qui la fait rentrer dans le monde de l’art, et l’empêche de se réduire à n’être que l’objet réel qu’elle est. Bien sûr, sans la théorie, on ne la verrait probablement pas comme art, et afin de la voir comme faisant partie du monde de l’art, on doit avoir maîtrisé une bonne partie de la théorie artistique, aussi bien qu’une bonne partie de l’histoire de la peinture récente. Ce n’aurait pas être de l’art il y a cinquante ans. […] Le monde doit être prêt pour certaines choses, le monde de l’art comme le monde réel. C’est le rôle des théories artistiques, de nos jours comme toujours de rendre le monde de l’art et l’art possibles. Je serais enclin à penser qu’il ne serait jamais venu à l’idée des peintres de Lascaux qu’ils étaient en train de produire de l’art sur ces murs ».
Arthur Danto, « Le monde de l’art », in Philosophie analytique et esthétique, 1988.
Texte 5 : « La littérature esthétique est encombrée de tentatives désespérées pour répondre à la question « Qu’est-ce que l’art ? ». Cette question, souvent confondue sans espoir avec la question de l’évaluation en art «Qu’est-ce que l’art de qualité ?», s’aiguise dans le cas de l’art trouvé – la pierre ramassée sur la route et exposée au musée ; elle s’aggrave encore avec la promotion de l’art dit environnemental et conceptuel. Le pare-chocs d’une automobile accidentée dans une galerie d’art est-il une œuvre d’art ? Que dire de quelque chose qui ne serait pas même un objet, et ne serait pas montré dans une galerie ou un musée – par exemple, le creusement et le remplissage d’un trou dans Central Park, comme le prescrit Oldenburg[1] ? Si ce sont des œuvres d’art, alors toutes les pierres des routes, tous les objets et événements, sont-ils des œuvres d’art ? Sinon, qu’est-ce qui distingue ce qui est une œuvre d’art de ce qui n’en est pas une ? Qu’un artiste l’appelle œuvre d’art ? Que ce soit exposé dans un musée ou une galerie ? Aucune de ces réponses n’emportent la conviction.
[…] Une partie de l’embarras provient de ce qu’on pose une fausse question – on n’arrive pas à reconnaître qu’une chose puisse fonctionner comme œuvre d’art en certains moments et non en d’autres. Pour les cas cruciaux, la véritable question n’est pas « Quels objets sont (de façon permanente) des œuvres d’art ? » mais « Quand un objet fonctionne-t-il comme œuvre d’art ? » – ou plus brièvement, comme dans mon titre, « Quand y a-t-il de l’art ? ».
Ma réponse : exactement de la même façon qu’un objet peut être un symbole – par exemple, un échantillon – à certains moments et dans certaines circonstances, de même un objet peut être une œuvre d’art en certains moments et non en d’autres.
À vrai dire, un objet devient précisément une œuvre d’art parce que et pendant qu’il fonctionne d’une certaine façon comme symbole. Tant qu’elle est sur une route, la pierre n’est d’habitude pas une œuvre d’art, mais elle peut en devenir une quand elle est donnée à voir dans un musée d’art.
Nelson Goodman, « Quand y a-t-il art ? » [1977], in Manières de faire des mondes, Paris, Jacqueline Chambon, 1992, p. 89-90.
Texte 6 : « L’opinion la plus courante qu’on se fait de la fin que se propose l’art, c’est qu’elle consiste à imiter la nature… Dans cette perspective, l’imitation, c’est-à-dire l’habileté à reproduire avec une parfaite fidélité les objets naturels, tels qu’ils s’offrent à nous, constitueraient le but essentiel de l’art, et quand cette reproduction fidèle serait bien réussie, elle nous donnerait une complète satisfaction. Cette définition n’assigne à l’art que le but tout formel de refaire à son tour, aussi bien que ses moyens le lui permettent, ce qui existe déjà dans le monde extérieur, et de le reproduire tel quel. Mais on peut remarquer tout de suite que cette reproduction est du travail superflu, car ce que nous voyons représenté et reproduit sur les tableaux, à la scène ou ailleurs: animaux, paysages, situations humaines, nous le trouvons déjà dans nos jardins, dans notre maison, ou parfois dans le cercle de nos amis et connaissances. En outre, ce travail superflu peut passer pour un jeu présomptueux, qui reste bien en deça de la nature. Car l’art est limité dans ses moyens d’expression et ne peut produire que des illusions partielles, qui ne trompent qu’un seul sens; en fait, quand l’art s’en tient au but formel de la stricte imitation, il nous donne, à la place du réel et du vivant, que la caricature de la vie.
On cite des exemples d’illusions parfaites fournies par des reproductions artistiques. Les raisins de Xeuxis ont été donnés depuis l’Antiquité comme le triomphe de l’art et comme le triomphe de l’imitation de la nature, parce que des oiseaux vivant vinrent picorer les raisins. On pourrait rapprocher de ce vieil exemple, celui plus récent du singe de Buttner, qui dévore une planche d’une collection d’histoire naturelle qui figurait un hanneton, et qui fut pardonné par son maître pour avoir ainsi démontré l’excellence de la reproduction. Mais dans ces deux cas, on devrait au moins comprendre qu’au lieu de louer ses oeuvres d’art parce que des oiseaux ou des singes s’y sont laissé prendre, il faudrait plutôt blâmer ceux qui croient avoir porté bien haut l’art alors qu’ils ne savent lui donner qu’une fin médiocre. D’une façon générale, il faut que l’art, quand il se borne à imiter, ne peut rivaliser avec la nature, et qu’il ressemble à un ver qui s’efforce en rampant d’imiter un éléphant ».
Hegel, Esthétique, Introduction (1835).
Texte 7: « L’esthétique a pour objet le vaste empire du beau… et pour employer l’expression qui convient le mieux à cette science, c’est la philosophie de l’art ou, plus précisément, la philosophie des beaux-arts. Mais cette définition, qui exclut de la science du beau le beau dans la nature, pour ne considérer que le beau dans l’art, ne peut-elle paraître arbitraire ? [... ] Dans la vie courante, on a coutume, il est vrai, de parler de belles couleurs, d’un beau ciel, d’un beau torrent, et encore de belles fleurs, de beaux animaux et même de beaux hommes. Nous ne voulons pas ici nous embarquer dans la question de savoir dans quelle mesure la qualité de beauté peut être attribuée légitimement à de tels objets et si, en général, le beau naturel peut être mis en parallèle avec le beau artistique. Mais il est permis de soutenir dès maintenant que le beau artistique est plus élevé que le beau dans la nature. Car la beauté artistique est la beauté née et comme deux fois née de l’esprit. Or, autant l’esprit et ses créations sont plus élevés que la nature et ses manifestations, autant le beau artistique est lui aussi plus élevé que la beauté de la nature ».
Hegel, Esthétique, (1820).
Léonard de Vinci. L’homme de Vitruve. (1492)
Texte 8 : « Parmi un millier d’opinions différentes que des hommes divers entretiennent sur le même sujet, il y a une, et une seulement, qui est juste et vraie ; et la seule difficulté est de la déterminer et de la rendre certaine. Au contraire, un million de sentiments différents, excités par le même objet, sont justes, parce qu’aucun sentiment ne représente ce qui est réellement dans l’objet. Il marque seulement une certaine conformité ou une relation entre l’objet et les organes ou facultés de l’esprit, et si cette conformité n’existait pas réellement, le sentiment n’aurait jamais pu, selon toute possibilité, exister. La beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit qui la contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente. Une personne peut même percevoir de la difformité là ou une autre perçoit de la beauté. Et tout individu devrait être d’accord avec son propre sentiment, sans prétendre régler ceux des autres. Se mettre en quête de la beauté réelle ou de la laideur réelle est aussi vain que de prétendre déterminer avec certitude ce que sont réellement la douceur ou l’amertume. Selon la disposition des organes, le même objet peut-être à la fois doux et amer : aussi le proverbe a-t-il été justement établi la vanité de toutes les querelles de goût».
David Hume, De la norme du goût (1757[2]).
Texte 9 : « Le sociologue ne se propose pas de réfuter la formule de Kant pour qui « le beau plaît universellement sans concept », mais plutôt de définir les conditions sociales qui rendent possibles cette expérience et ceux pour qui elle est possible, amateurs d’art ou « homme de goût », et de déterminer par là dans quelles limites elle peut en tant que telle exister. Il établit, logiquement et expérimentalement, que plaît ce dont on a le concept ou, plus exactement, que seul ce dont on a le concept peut plaire ; que par suite, le plaisir esthétique en sa forme savante suppose l’apprentissage et, dans le cas particulier, l’apprentissage par l’accoutumance et l’exercice, en sorte que, produit artificiel de l’art et de l’artifice, ce plaisir qui se vit ou entend se vivre comme naturel est en réalité plaisir cultivé. [ …]
S’il est vrai que la culture ne s’accomplit qu’en se niant comme telle, c’est-à-dire comme artificielle et artificiellement acquise, on comprend que les virtuoses du jugement de goût semblent accéder à une expérience de la grâce esthétique si parfaitement affranchie des contraintes de la culture (qu’elle ne réalise jamais aussi parfaitement que lorsqu’elle la dépasse) et si peu marquée par la longue patience des apprentissages dont elle est le produit, que le rappel des conditions et des conditionnements sociaux qui l’ont rendu possible apparaît à la fois comme une évidence et comme un scandale.
Ainsi la sacralisation de la culture et de l’art remplit une fonction vitale en contribuant à la consécration de l’ordre social : pour que les hommes de culture puissent croire à la barbarie et persuader leurs barbares du dedans de leur propre barbarie, il faut et il suffit qu’ils parviennent à se dissimuler et à dissimuler les conditions sociales qui rendent possibles non seulement la culture comme seconde nature où la société reconnaît l’excellence humaine et qui se vit comme privilège de naissance, mais encore la domination légitimée d’une définition particulière à la culture. Et pour que le cercle idéologique soit parfaitement bouclé, il suffit qu’ils trouvent dans une représentation essentialiste de la bipartition de leur société en barbares et en civilisés la justification du monopole de l’appropriation des biens culturels.
Accorder à l’œuvre d’art le pouvoir d’éveiller la grâce de l’illumination esthétique en toute personne, si démunie soit-elle culturellement, et de produire elle-même les conditions de sa propre diffusion [ …] c’est s’autoriser à attribuer dans tous les cas aux hasards insondables de la grâce ou à l’arbitraire des « dons » des aptitudes qui sont toujours le produit d’une éducation inégalement répartie, donc à traiter comme vertus propres à la personne, à la fois naturelles et méritoires, des aptitudes héritées ».
Pierre Bourdieu, L’amour de l’art, 1969.
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Eléments d’esthétique : introduction à la philosophie de l’art.
Avant- propos : la philosophie de l’art pose plusieurs problèmes fondamentaux qu’il faut distinguer. Commençons par problématiser, montrer quelles sont les questions essentielles qui se posent au sujet de la création artistique :
1) Comment définir une œuvre d’art ? Qu’est-ce qui fait la différence entre un objet technique (un objet ordinaire) et une œuvre d’art ? Il semble qu’il soit possible de tracer une frontière entre les objets quelconques, construits selon des procédés techniques (artisanalement ou industriellement), et une œuvre d’art qui suppose un processus de création et dont on dit qu’elle est unique et qu’elle vise un idéal de beauté. Mais la beauté est-elle un critère suffisant pour nous permettre de définir ce qu’est une œuvre d’art par rapport à une simple chose ? La difficulté vient de ce que certains artistes ne semblent pas du tout préoccupés par la beauté mais visent plutôt l’originalité et procèdent à des « installations » ou des « performances » qui s’éloignent d’une recherche purement esthétique. Par ailleurs, la frontière entre l’art et la technique est très imprécise, d’une part parce qu’il y a de la technique dans l’art (comme dans l’architecture ou la photographie, pour ne pas parler du cinéma), ce qui rend le processus de création artistique parfois très proche d’un processus technique, et d’autre part parce que certains objets techniques sont présentés comme des œuvres d’art, comme le montre les « ready-made » de Marcel Duchamp, qui sont des objets ordinaires mais qui, exposés dans un musée, prétendent valoir comme œuvre. La question est donc de savoir ici quelle est l’ontologie de l’œuvre d’art, quelle est son essence, si une telle essence de l’œuvre existe. L’art est-il le résultat d’un processus de création bien spécifique ou bien simplement le résultat d’une situation qui pourrait faire d’une chose une œuvre, quelle que soit par ailleurs cette chose ? Tout peut-il devenir art ? L’œuvre est-elle un produit ou bien un événement ? La question ici est de savoir comment différencier la création artistique de la fabrication technique.
2) Comment faut-il penser le rapport de l’œuvre d’art à la nature et à la beauté naturelle ? Le but de l’artiste est-il de s’inspirer du beau naturel pour tenter de la reproduire à la perfection ? L’art doit-il être dans son principe une imitation, une sorte de tentative de refléter le monde et le réel ou bien au contraire faut-il le penser comme processus imaginaire de fiction capable de rompre radicalement avec la représentation ordinaire que nous avons du monde réel ? Dans le premier cas l’artiste n’est qu’un médiateur qui cherche à reproduire une beauté pensée comme préalable et parfaite qui lui préexiste et qu’il estime supérieure à toutes les tentatives qui cherchent à s’en rapprocher (le beau naturel serait ainsi supérieur à la beauté artistique). Dans le second cas, l’art s’émancipe de toute référence à la beauté naturelle pour inventer une beauté née de l’esprit. La question est ici de savoir si l’art est plutôt imitation ou au contraire une libre création, rupture avec tout modèle initial.
3) Si l’art exprime alors la capacité humaine à produire de l’imaginaire et de la fiction, se pose alors le problème du rapport entre l’art et la vérité : si les œuvres d’art, comme nous le montre si bien l’art abstrait, sont bien en rupture avec notre représentation ordinaire et autorise une liberté imaginative, faut-il voir dans l’art d’abord une puissance d’illusion et une évasion, (un divertissement !), c’est-à-dire l’invention d’un univers irréel qui n’exprimerait que notre fantaisie créatrice, ou bien l’art doit-il au contraire être pensé comme une modalité particulière de la manifestation de la vérité ? L’art est-il illusion ou vérité ? Nous invite-il à nous éloigner du monde ou au contraire nous invite-t-il à mieux le regarder ?
4) Par ailleurs l’œuvre d’art se laisse interpréter librement : le jugement esthétique (jugement de goût, le sentiment du beau) apparaît alors comme relatif, conditionné par un ensemble de facteurs culturels ou subjectifs : « des goûts et des couleurs on ne discute pas » ou « tous les goûts sont dans la nature ». Par ces formules s’exprime l’idée que la beauté ne serait pas tant une propriété de la chose regardée mais qu’elle serait le sentiment éprouvé par un sujet qui regarde une chose. De là découle le problème de la définition de la beauté et du jugement de goût. Qu’est-ce que le beau ? Est-il objectif ou subjectif ? Est-il dans le regard sur la chose ou dans la chose ? On peut, bien sûr admettre la relativité des jugements esthétiques. Mais si la beauté est purement subjective, peut-on alors reprocher à quelqu’un une faute de goût ? Peut-on imaginer que tous les goûts se valent ? Mais si tel est le cas, comment penser la valeur des œuvres, la reconnaissance des chefs-d’œuvre, et comment penser l’idée d’une éducation à la beauté ? N’est-il pas nécessaire au jugement esthétique de se construire, de s’éduquer comme le prétend le critique d’art ? ? Faut-il alors être cultivé pour apprécier une œuvre d’art ?
5) Enfin, il est possible de s’interroger sur la place et la valeur de l’art dans notre société, sur la fonction sociale et politique de l’artiste. Quel est en effet le rôle fondamental des artistes dans notre vie et pourquoi serait-il purement et simplement invivable de nous passer d’art ? Si toutes les dictatures craignent la liberté créatrice, c’est que l’art, outre son aspect divertissant, est par principe libérateur, favorise l’émancipation intellectuelle et transgresse les traditions : on peut ainsi se demander comment penser le rapport de l’art au pouvoir politique mais aussi aux normes culturelles et morales. Faut-il voir l’art comme un instrument de libération collective ? L’art peut-il être soumis à des contraintes morales ou culturelles ? Peut-on par exemple reprocher à une œuvre d’art d’être immorale ? L’art aurait-il pour but de moraliser l’homme, de le rendre meilleur ou bien l’art peut-il être conçu comme totalement déconnecté de toute préoccupation morale ? On peut s’interroger sur l’utilité de l’art et ses fonctions au sein de la société. L’art ne vaut-il que parce qu’il est désintéressée, parce qu’il est une fin en soi (théorie de « l’art pour l’art ») ou bien vaut-il pour ses fonctions et si oui lesquelles ?
I ART ET VERITE.
Loin d’être seulement un divertissement ou un simple jeu agréable, destiné à plaire, l’œuvre d’art permet à l’homme d’accéder à certaines vérités sur lui-même. Ceci suppose que l’art ne se réduise pas à n’être qu’un monde fait d’illusions, de simulacres, nous éloignant de la réalité mais qu’il soit un dévoilement. Or, une des premières philosophies de l’art, celle de Platon dans l’antiquité, considérait précisément que l’art n’est qu’une sorte de tromperie, une forme de mensonge relevant du simple jeu des apparences, les artistes n’étant dans le fond que des illusionnistes. Platon décidait alors, dans la République, on le sait, de chasser les poètes de la cité idéale (même s’il acceptait l’idée de leur donner une couronne de fleurs avant qu’ils ne partent !), la recherche de la vérité incombant, selon le philosophe Grec, à la philosophie, entreprise rationnelle et critique, basée sur la dialectique et la rigueur du logos plutôt que sur l’imagination et ses fantaisies. Précisons ces reproches que Platon adressait aux artistes…
A) La dévaluation philosophique de l’art : l’art comme illusion. (Platon[3])
La philosophie de l’art commence avec Platon dans l’Antiquité grecque. Cette philosophie dévalorisait globalement la pratique artistique en considérant tout d’abord que les artistes jouent avec l’illusion lorsque, comme le peintre, ils pratiquent une imitation (mimésis) et reproduisent les apparences du monde sensible. Un tel jeu ne nous permettant pas de nous aider dans la recherche de la vérité, il convient de s’en détourner. En effet, pour Platon, la vérité suppose une démarche intellectuelle qui doit nous délivrer de l’opinion (de nos croyances imparfaites) pour nous conduire à des vérités abstraites –intemporelles –métaphysiques. Platon oppose en effet le monde sensible (le monde des apparences « ici-bas » qui sont perceptibles par les sens où tout est soumis au changement, à la temporalité), et le monde intelligible, qui est « au-delà », le monde des Idées, qui sont des essences éternelles et immuables, que l’esprit humain est invité à connaître par un cheminement intellectuel de type ascendant et dialectique : il faut s’élever au vrai par la pensée, aller au-delà du monde purement visible pour découvrir les vérités éternelles (thèse métaphorisée par le célèbre Mythe de la Caverne dans La République de Platon). Le but de la philosophie est donc métaphysique (discursif et non poétique) : elle se définit comme recherche intellectuelle de connaissances universelles et doit donc nous conduire au-delà des apparences physiques pour nous aider à découvrir le monde des Idées pures (Le Beau, le Vrai, le Bien). L’art dans ce contexte, à partir du moment où il est envisagé comme « mimésis », au lieu de nous délivrer du sensible, nous y maintient, nous limite au monde matériel, au monde perçu, qu’il reproduit. Dès lors, il nous enferme dans l’illusion que la philosophie prétend justement dépasser. C’est donc en termes de degré de connaissance que l’art est ici évalué, en fonction de sa capacité à nous faire saisir le vrai. Mais l’artiste, qui tente de traduire la beauté du monde physique, se contente de reproduire l’image sensible d’un monde déjà sensible. L’art, en tant que « mimésis » est alors pensé par Platon comme une sorte d’effet de miroir de ce qui n’est déjà à ses yeux qu’un reflet : c’est donc une sorte d’image de ce qui est déjà une image, une copie du monde sensible.
Au Livre X de La République Platon se sert d’un exemple pour nous faire comprendre pourquoi l’image produite par l’artiste est une réalité d’un ordre inférieur, dégradée en termes de connaissance et de degré d’être, qui nous éloigne donc de la vérité. Imaginons qu’un artiste se mette à peindre un lit. Pour Platon, la vérité du lit tient d’abord dans sa définition, son concept, son idée (son essence), ce que nous pourrions appeler le « lit intelligible » qui correspond à l’idée en soi du lit. Lorsqu’un artisan fabrique par ailleurs un lit réellement, il ne fait que s’inspirer de cette idée pour la copier : il donne une forme particulière à cette idée à travers « le lit matériel » mais la vérité du lit se trouve d’abord dans son idée (son principe), non vraiment dans le lit physique qui n’est qu’un exemple de lit. Un lit matériel n’est donc pour Platon qu’une copie de l’idée de lit (il imite la forme du lit idéal). Le lit physique a donc, aux yeux de Platon, moins de vérité que l’idée du lit en soi. Quant au lit peint par l’artiste, il est encore d’un degré inférieur, puisqu’il n’est alors que l’apparence d’une apparence, une copie de la copie qui se borne à reproduire ce qui est déjà une reproduction.
« Il y a trois sortes de lits, écrit Platon dans La République, l’une qui existe dans la nature des choses et dont nous pouvons dire je pense que Dieu est l’auteur. Une seconde est celle du menuisier. Et une troisième celle du peintre». Le lit le plus vrai est donc son concept car il est unique (il n’y a qu’un concept de lit), le lit de l’artisan comporte moins de vérité car il n’est qu’un exemple de l’idée, mais c’est tout de même un lit réel (c’est le lit concret) et le lit de l’artiste n’est que l’image d’un lit concret, son apparence incomplète. Cet exemple permet donc de comprendre pourquoi aux yeux de Platon l’artiste produit des réalités qui sont doublement éloignées de la vérité (inférieures en termes de vérité et d’existence). Par conséquent l’artiste ne peut prétendre éduquer les hommes à la vérité, il doit plutôt être vu comme un « charlatan » incapable de nous révéler des connaissances véritables : l’art est trompeur, et doit être remplacée par la philosophie[4]. La « mimesis », parce qu’elle éloigne de la réalité intelligible, ne peut donc être envisagée par Platon comme un phénomène positif. Puisque l’art pictural grec prétend imiter la nature sensible, et s’adresse à la perception, il est considéré par Platon comme un artifice trompeur. Platon critique donc l’art pictural en ce qu’il n’est qu’un art de l’illusion, qui charme et séduit la sensibilité au lieu de ménager un accès au vrai[5].
La seconde raison qui légitime la dévaluation philosophique de l’art chez Platon, est relative à l’idée que les artistes ne savent pas ce qu’ils font, puisqu’ils créent en vertu d’une disposition naturelle (un don) et d’une possession (mania) divine (une inspiration) mais sans vraiment savoir ce qu’ils disent : « ces gens-là aussi disent beaucoup de choses admirables mais ils ne savent rien des choses dont ils parlent. » dit Socrate dans l’Apologie de Socrate. Si les artistes ne savent pas vraiment ce qu’ils font, c’est que, tout comme les oracles sont inspirés par les dieux, ils sont visités par les muses : leur activité s’expliquant par une sorte d’inspiration, ils sont, au fond, incapables de rendre compte rationnellement eux-mêmes de leur propre activité. L’art est donc pensé par Platon comme le résultat d’une sorte de « possession » (« mania » signifie folie) et le poète ne peut rendre raison de la méthode par laquelle il affirme ce qu’il dit. Il est le vecteur d’une force supérieure qui le dépasse mais dont lui-même ne sait rien. Homère n’écrit pas en vertu d’un savoir mais en vertu de forces divines supérieures : l’’artiste est donc comme envouté quelque chose qui lui échappe. Il ne sait pas vraiment ce qu’il fait dans le sens où il est l’instrument de la divinité. Dans le Phèdre, Platon assimile, en effet, la création artistique à une forme de délire. « Dans le délire divin, nous avons distingué quatre espèces relevant de quatre dieux ; nous avons rapporté l’inspiration des prophètes à Apollon, celle des initiés à Dionysos, celle des poètes aux Muses, enfin celle des amants à Aphrodite et à Eros ; et c’est la dernière que nous avons déclaré la meilleure. ». Si l’art est le résultat d’un délire, du point de vue de sa méthode de production, il est irrationnel et ne se comprend pas lui-même.
On le voit donc, la philosophie platonicienne critique l’art pour le réduire à une simple apparence, née d’une inspiration, incapable de vérité au sens d’une compréhension rationnelle de soi. La tentation de la philosophie à travers l’histoire consistera alors, souvent, à reproduire ce schéma de pensée qui oppose poésie et philosophie, art et vérité, imagination et métaphysique… Bon nombre de théorie esthétiques réduisent l’art à n’être qu’une forme d’évasion de la réalité ordinaire, et ne voient en lui qu’un monde né de la fantaisie de l’artiste, et soulignent la dimension virtuelle ou irréelle de l’art. Rousseau, par exemple, dans sa Lettre à d’Alembert, nous parle du théâtre comme d’une fabrique d’illusions :
“ J’entends dire que la tragédie mène à la pitié par la terreur ; soit, mais quelle est cette pitié ? Une émotion passagère et vaine qui ne dure pas plus que l’illusion qui l’a produite ; un reste de sentiment naturel étouffé bientôt par les passions, une pitié stérile qui se repaît de quelques larmes et n’a jamais produit le moindre acte d’humanité. Ainsi pleurait le sanguinaire Sylla[6] au récit des maux qu’il n’avait pas faits lui-même. [...] Au fond, quand un homme est allé admirer de belles actions dans les fables, et pleurer des malheurs imaginaires, qu’a-t-on encore à exiger de lui ? N’est-il pas content de lui-même ? Ne s’applaudit-il pas de sa belle âme ? Ne s’est-il pas acquitté de tout ce qu’il doit à la vertu par l’hommage qu’il vient de lui rendre ? [...] Plus j’y réfléchis et plus je trouve que tout ce qu‘on met en représentation au théâtre, on ne l’approche pas de nous, on l’éloigne ».
Théâtre, cinéma, peinture, poésie… nous plongeraient alors dans le monde du rêve, ou plutôt dans le monde d’une fiction pensée d’abord comme une échappatoire… Et pourtant, l’art n’a-t-il pas un rapport profond avec la réalité et la vérité ? Ecoutons Marcel Proust :
« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas «développés». Notre vie ; et aussi la vie des autres car le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini, et bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Vermeer, nous envoient encore leur rayon spécial ».
Proust, Le Temps Retrouvé, p.289-290, édition G.F.
Si la littérature est la vie « véritablement vécue » c’est bien que la fiction artistique a le pouvoir paradoxal de nous ouvrir au monde, de nous aider à mieux nous comprendre nous-mêmes et peut donner à l’homme une certaine forme de lucidité. Il faudrait donc remette en question la condamnation d’origine platonicienne qui fait de l’art un mensonge, un simulacre. Aristote, déjà était en rupture avec le discours platonicien, dans sa Poétique, lui qui soulignait l’utilité de l’art en insistant sur sa dimension cathartique[7] et en insistant sur le fait que l’art n’est pas une simple copie. Pour dépasser cette conception réductrice de l’art (art=illusion) nous devrons donc examiner le rapport de l’art à la vérité et vérifier cette idée de Hegel selon laquelle: « Dans l’art nous n’avons pas seulement affaire à un jeu simplement agréable et utile mais au déploiement de la vérité » (Esthétique, III).
Lorsque nous parlons de vérité, nous entendons par-là la caractéristique de certaines formes abstraites de connaissances. Il existe dès lors plusieurs formes de vérités : scientifiques, religieuses, philosophiques… Mais au-delà de ces formes de langage, n’est-il pas possible de concevoir que l’œuvre d’art soit, elle aussi, le lieu de manifestation du vrai, qu’elle permette de dégager un sens et de dévoiler le réel? Nous partirons de l’hypothèse selon laquelle l’art est un moyen d’accès à la réalité, un miroir dévoilant la condition humaine en la symbolisant, qu’il n’est pas la simple production du beau produisant du plaisir, mais un lieu où l’homme accède à soi, à des significations profondes sur lui-même et où il change sa conscience, qu’il éduque notre perception. Ne dit-on pas quelques fois par exemple, que la peinture nous donnerait à voir, rendrait visible ce qui échappe ordinairement à notre perception et jette un éclairage nouveau et particulier sur les choses ? La musique elle-même ne nous ferait-elle pas participer aux émotions les plus secrètes des hommes qu’il ne serait pas possible d’exprimer autrement ? La poésie ne nous donnerait-elle pas à penser plus que ne peuvent nous le dire les mots habituels ? Pour admettre cela il faut alors remettre en question quelques préjugés sur l’art…
B B) L’art comme dévoilement : Perception ordinaire, perception artistique.
Analyse du texte 1 de Bergson extrait La pensée et le mouvant .
Le texte ici proposé nous demande de nous interroger sur la finalité de la création artistique. « A quoi vise l’art ?» se demande Bergson dès le début du texte. Il s’agit donc de découvrir quelle est la fonction essentielle de la création artistique et de souligner ce qu’elle peut apporter d’essentiel. En réponse à cette question, Bergson cherchera à montrer que le but de l’art est de réussir à nous dévoiler, à nous faire voir, ce qu’habituellement nous ne voyons pas, et donc de nous délivrer d’une perception ordinaire du monde nécessairement plus limitée. Le but de l’art serait donc de nous rendre plus conscients, de nous faire voir ce que notre perception ordinaire de la réalité ne saisit pas forcément. D’une manière générale, Bergson nous invite à réfléchir au fait que l’art produit en l’homme une modification de sa sensibilité et de sa conscience du réel et qu’il n’est donc plus réductible à une forme d’illusion. Bien au contraire l’art devient ici une forme de révélation…
Dans le premier paragraphe, l’auteur insiste sur l’idée que l’art change notre perception sur nous-mêmes et sur le monde car il dévoile ce que nous ne voyons pas habituellement. La fonction essentielle de l’art serait donc de changer notre perception, de nous permettre d’aller au-delà d’une vision mutilée de la réalité. L’artiste doit en effet faire surgir des nuances : qu’il s’agisse de notre vie intérieure, de telle ou telle émotion, de nos états-d’âme, ou bien de telle ou telle aspect de la réalité extérieure, nous sommes invités par l’art à voir le monde autrement, à mieux saisir ce qu’il y a en nous et hors de nous. Le but de l’artiste c’est de faire surgir l‘invisible. Le poète ou le romancier, par exemple, sont comparés à des révélateurs qui doivent faire apparaître des choses qui étaient en nous mais dont nous n’avions pas vraiment conscience : « Au fur et à mesure qu’il nous parle, des nuances d’émotions et de pensée, nous apparaissent qui pouvaient être représentée en nous depuis longtemps mais qui demeuraient invisibles ». De là l’image du développement photographique utilisée par l’auteur : telle l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera : l’oeuvre procède à un dévoilement de ce qui pouvait potentiellement apparaître. Le poète ou le musicien font surgir en nous des sentiments enfouis en nous dont nous n’aurions peut-être pas pu prendre conscience autrement. Le rôle de l’art est donc bien de faire surgir la vérité sur le monde ou notre propre intériorité.
L’auteur prend alors l’exemple de la peinture pour illustrer l’idée selon laquelle l’imaginaire artistique n’est pas le monde de l’illusion. Les grands peintres, nous dit Bergson, sont ceux qui ont vu dans la réalité certaines choses que les autres n’ont pas vu (la perception artistique supposerait donc une perception plus intense et plus exceptionnelle du monde. Les images peintes ne sont pas ici vues comme de pures fictions, ce ne sont pas de pures invention sans rapport au réel : il s’agit au contraire de recréations qui nous permettent de dépasser notre perception réduite du monde : habituellement, nous n’avons du monde qu’une « vision pâle et décolorée des choses » : le peintre nous délivre de cette vision par ses oeuvres et nous montre dans la réalité ce que nous n’avions pas bien vu, ou plutôt ce que nous avions vu mais sans vraiment l’apercevoir (du fait de la multiplicité de nos perceptions « évanouissantes »). Ainsi les œuvres d’art ne sont pas de pures fantaisies, nées de l’imaginaire : elles expriment une vision plus approfondie de la réalité que nous pouvons nous aussi partager avec d’autres et qui peuvent prétendre être « vraies ». En se fixant, en se concentrant sur une réalité, l’artiste lui redonne toute sa vérité.
Le but de l’art est donc de nous inviter à nous détacher de notre vision ordinaire, qui est selon l’auteur forcément étroite, rétrécie et vide. Pourquoi est-elle si pauvre ? C’est qu’habituellement notre perception est orientée par notre « besoin de vivre et d’agir » et nous ne sommes intéressés que par ce qui nous est utile. Nous ne retenons de la réalité que ce qui est pour nous un « moyen » : « Auxiliaire de l’action, la perception isole ce qui nous intéresse : elle nous montre non pas les choses mais le parti que nous pouvons en tirer ». Autrement dit, notre perception classe et sélectionne prioritairement dans le réel ce qui favorise l’action. Ainsi nous ne voyons pas les choses pour elles-mêmes, dans toute leur profondeur et intensité. Le but de l’art est de nous délivrer de cette perspective utilitariste, de nous inviter à saisir le monde en lui-même dans toute sa richesse : paradoxalement, nous devons donc apprendre à nous détacher des choses (de leur aspect pratique) pour apprendre à les apercevoir. L’artiste observe le réel pour lui-même, apprend à percevoir pour percevoir (à contempler) et pour le seul plaisir de voir. C’est à cette condition que notre perception peut rompre avec notre manière habituelle de voir qui reste mutilée. Le but de l’art est donc de dévoiler à notre conscience la réalité dans sa profondeur, de nous délivrer d’une vision inauthentique du monde : l’art est une invitation à la vérité et pas seulement un jeu de l’imagination. Il s’agit bien d’accéder à une vision plus pure et plus directe de la réalité.
C C) La subjectivation de l’art : Que peuvent nous apprendre les œuvres d’art ? (Singularité, pluralité, universalité).
La vocation essentielle de l’art fut toujours d’incarner, de mettre en scène, de figurer dans des matériaux sensibles (immanence) une réalité tenue pour supérieure (transcendance). C’est là la vision classique de l’art : la matière qui fait l’œuvre exprime un monde supérieur : le monde du divin, si l’on prend l’exemple de l’art religieux. Dans l’antiquité grecque, l’œuvre d’art (comme « microcosme ») avait pour mission d’exprimer l’harmonie de l’univers (« macrocosme »). On peut prendre l’exemple du Parthénon à Athènes dont les proportions géométriques auraient été élaborées à partir du principe du « nombre d’or » (« phi » : la divine proportion), la fonction de l’œuvre d’art étant alors de tenter d’exprimer à son échelle l’harmonie de l’univers, l’ordre cosmique supérieur (la perfection et la beauté du monde en somme). Ce qui fait la valeur et la grandeur de l’œuvre c’est donc d’abord ce qu’elle désigne, ce qu’elle dévoile et qui lui est extérieur. Ce n’est plus l’oeuvre en elle-même qui importe alors mais la vérité objective dont elle témoigne. L’artiste ne cherchait donc pas ici à se mettre en avant, à montrer sa personnalité ou sa subjectivité mais il s’efface devant ce qu’il révèle. L’artiste n’est qu’un intermédiaire, un passeur, qui ne signe pas encore ses œuvres et ne cherche pas à mettre en avant son « génie » propre. Lorsque nous observons les pyramides d’Egypte, nous ne nous demandons pas d’abord « qui est l’architecte ? » mais on s’interroge sur la conception de la mort, de l‘éternité, que le monument véhicule s’agissant de la mythologie. Ainsi l’œuvre d’art, classiquement, est-elle pensée comme esthétiquement légitime parce qu’elle exprime une certaine grandeur, une vérité (Boileau : « rien n’est beau que le vrai »). L’œuvre ici invite à la compréhension, à la connaissance de la théorie, de l’idée qu’elle illustre.
Dans nos sociétés modernes, au contraire, l’œuvre d’art se « subjectivise » dans le sens où elle est regardée comme une matière exprimant avant tout la subjectivité (la sensibilité) et le « génie » de son créateur. Si autrefois, l’œuvre reflétait un ordre extérieur aux hommes (la nature, les dieux, l’histoire, la société), désormais, à nos yeux, elle exprime surtout la personnalité de l’artiste : « Chez les anciens, écrit Luc Ferry, l’œuvre est conçue comme un microcosme – ce qui autorise à penser qu’il existe hors d’elle, dans le macrocosme, un critère objectif du beau-, elle ne prend sens chez les modernes que par référence à la subjectivité, pour devenir chez les contemporains, expression pure et simple de l’individualité : style absolument singulier qui ne se veut plus en quoi que ce soit miroir du monde, mais création d’un monde »[8]. La modernité procède donc à la « subjectivation de l’art » puisque l’œuvre n’a plus forcément pour but d’exprimer une « vérité supérieure », il suffit qu’elle traduise la singularité d’un talent, une psychologie, une originalité. Dès lors, ce qui compte ce n’est plus de respecter des règles, des normes esthétiques (de justes proportions) définissant par avance ce qui est beau, mais d’inventer de nouvelles formes de beauté (logique de l’avant-gardisme). Là où l’art classique est conservateur, traditionnel (académique), l’art moderne est innovateur et constamment révolutionnaire, il se veut être le produit d’une originalité radicale. Le beau n’est donc plus « découvert » (et entretenue par des écoles) mais il doit être constamment réinventé (ce qui implique une rupture avec les traditions). La valeur de l’oeuvre se trouve ainsi non dans sa conformité aux « canons de la beauté » (des règles du beau), mais dans la sincérité ou l’authenticité de son créateur, c’est-à-dire dans sa capacité à dévoiler un sujet. L’oeuvre se réduit à ne plus être que la trace d’un caractère, d’un style (l’angoisse de van Gogh, l’humour de Marcel Duchamp, les obsessions de Magritte, les rêves de Dali…etc) et du génie (au sens de l’originalité). Cette subjectivation de l’art va transformer radicalement notre vision des œuvres et va conduire à l’amplification de la vision « romantique » (l’œuvre est la trace du génie) et psychanalytique des oeuvres d’art. Par exemple pour Freud, l’oeuvre d’art, conséquence de la sublimation, est d’abord à comprendre comme étant le signe des désirs inconscients de l’artiste, comme la trace plus ou moins énigmatique des pulsions refoulées de l’individu. Sa « vérité » ne se trouve donc pas d’abord dans ce qu’elle nous fait voir explicitement (son apparence) mais dans ses significations cachées qu’il faut apprendre à décrypter parce qu’elles révèlent des désirs inconscients (le contenu latent). Certains mouvement artistiques comme le surréalisme par exemple (voir l’œuvre de Dali), considéreront que le but de l’art est de faire surgir les dimensions inconscientes du psychisme humain. Tout comme le rêve exprime pendant le sommeil nos désirs les plus enfouis, l’art serait pour l’homme le moyen de révéler ses profondeurs (voir les textes de Freud sur Léonard de Vinci[9]).
Mais on peut s’opposer à ce subjectivisme : le but de l’art n’est pas seulement d’être l’expression d’une sensibilité individuelle car il peut nous transmettre des vérités d’une autre nature. Certes, c’est souvent « sa vie » que l’artiste projette (dans sa toile, dans sa musique, dans son roman), « son expérience »… et le sens de l’œuvre est souvent intiment lié à la biographie de l’artiste. La connaissance de la vie de l’auteur peut nous éclairer sur l’œuvre (la vie se prolongerait dans l’oeuvre d’art qui en serait comme un reflet toujours incomplet (« Madame Bovary, c’est moi ! »). Mais en même temps, les œuvres valent au-delà de la singularité qu’elles expriment et elles peuvent nous émouvoir, nous transmettre quelque chose, même si nous ignorons tout de la vie de l’artiste qui en est à l’origine. Sans doute, la création esthétique suppose-t-elle une sensibilité personnelle et unique qui fait qu’une œuvre d’art elle-même est unique. Mais cette sensibilité n’a pas nécessairement pour vocation et finalité de ne contenir qu’une psychologie et une biographie. Une œuvre d’art peut être d’abord considérée comme immergée dans une culture et une époque, dans une période de l’histoire qu’elle pourra refléter. Par-là même, une œuvre doit pouvoir révéler des préoccupations collectives et des manières de vivre propres à telle ou telle civilisation. Elle est le reflet d’une « conscience collective » -au sens de l’esprit d’un peuple (le « volkgeist » au sens hégélien[10]). L’art n’est pas simplement l’expression de l’intériorité de l’individu et de ses sentiments, de ses émotions propres. N’est-elle pas d’abord comme une image du monde, le miroir de certaines réalités historiques dépassant le domaine subjectif du créateur ? Si l’œuvre est d’abord un témoignage, elle dévoile d’abord notre vie collective et son immersion dans l’épaisseur d’un « génie national » et dans l’histoire d’une culture.
On peut donc penser l’œuvre d’art comme étant le résultat de l’inspiration du génie d’un homme, comme le fruit de son imagination, conséquence des forces irrationnelles qui s’expriment en lui. L’œuvre serait d’abord l’expression d’une volonté créatrice et spontanée …. Mais une œuvre d’art est toujours plus ou moins fonction d’un certain contexte culturel et révèle à travers elle une manière d’être au monde propre à une certaine culture, à un certain moment de l’histoire. L’art égyptien, pour reprendre cet exemple, nous montre prioritairement ce que fut la civilisation égyptienne, ses croyances, ses coutumes et non la sensibilité de tel ou tel artiste. L’œuvre surgit dans des conditions historiques et sociales particulières à une culture (art sacré-art baroque, art classique; art romantisme…etc,). Elle révèle ainsi la dimension idéologique, sociale, économique d’une communauté humaine avant d’être l’expression d’un seul individu. Ceci est vrai pour l’architecture (directement liée aux manières de vivres et de penser) et la littérature (comme dans le cas des romans qui réalisent une fresque de la société de leur temps) ou du cinéma. Ainsi, l’œuvre a une valeur documentaire importante car elle révèle la pensée et les mentalités dans l’histoire (l’art totalitaire par exemple témoigne des régimes politiques dont il émane comme propagande, ou le pop-art témoigne de la société de consommation) : une représentation artistique donne des renseignements sur les sociétés, sur les aspirations d’un groupe et ses idées. Comparer les œuvres d’art d’une même société, à des périodes différentes de son histoire, donne une bonne idée de son évolution culturelle. Les œuvres d’art foisonnent donc de renseignements historiques et restent le meilleur moyen d’accéder à la compréhension d’autres cultures que la sienne. Sans vouloir non plus réduire les œuvres à des simples documents (à leur valeur cognitive), il faut redire qu’elles témoignent du « génie collectif ». Georges Duby, par exemple, n’a-t-il pas intitulé l’un de ses ouvrages « La société des cathédrales »? L’architecture ici devient un moyen privilégié de parcourir l’histoire des mentalités… Certes, l’œuvre d’art est le résultat de la libre activité (fantaisie) de l’artiste mais elle est aussi presque toujours aussi de son temps : elle témoigne d’une sensibilité commune, des préoccupations de telles ou telle génération, des matériaux utilisés à un moment donné de l’histoire, des thématiques qui domine une époque… etc.
Toutefois, l’œuvre d’art semble capable de dépasser son cadre de naissance pour s’adresser, au-delà de son enracinement dans telle ou telle culture, à tout homme, à toute civilisation, pour toucher à des significations universelles. L’art peut transcender les différences, aller au-delà des frontières[11], de sa terre natale, (au-delà du « volkgeist » donc). Une œuvre d’art vise ainsi l’intemporalité (ce qui la différencie des objets usuels de consommation qui restent éphémères) parce qu’elle témoigne aussi de l’humanité en général, parce qu’elle dévoile la condition humaine (et des sujets qui concerne chaque homme – comme l’amour, la mort, la fatalité, la liberté, filiation…etc.-). L’œuvre d’art en ce sens s’adresse à tout homme et peut toucher n’importe qui, n’importe où, en exprimant un absolu. Elle peut alors traverser le temps, et même très anciennes, elles sont capables de nous parler encore. Le musée est précisément ce lieu dans lequel nous aidons les œuvres à exprimer leur capacité de résistance au vieillissement et au temps. L’art devient alors un « anti-destin » (pour reprendre la formule de Malraux), c’est-à-dire un moyen de transcender la mort, un moyen qui permet à des civilisations disparues de rester en contact avec l’humanité, de nous léguer un patrimoine spirituel agissant. Le spectateur, face aux œuvres, prend alors conscience de sa situation dans l’existence et devient conscient de participer à une humanité commune à travers le temps : par cette intersubjectivité latente l’homme atteint à la compréhension de sa condition. Plus qu’un témoignage, l’art devient alors le dévoilement d’une certaine vérité humaine, et un des moyens du dialogue des civilisations entre elles, un héritage spirituel et culturel immense formant le lien avec le passé.
C’est ainsi que l’art permet à l’homme de s’émanciper d’une rationalité purement économique et d’exprimer la liberté. Si l’homme est tout d’abord soumis aux contraintes que lui impose la nécessité économique, s’il doit travailler pour survivre et s’enfermer d’abord dans une répétition, dans un cycle « production-consommation », l’œuvre d’art instaure plutôt une rupture et nous émancipe de la logique du marché et du monde des objets consommables. Le monde de l’art nous ouvre à des œuvres singulières, irremplaçables, durables, et sans utilité pratique, qui témoignent de la pensée, de la créativité de l’homme. C’est en dévoilant les potentialités humaines d’expression et d’imagination, que les œuvres d’art incarnent et révèlent la liberté. Parce les artistes sont des inventeurs, parfois même des « avant-gardistes » qui brisent les codes (« qui mettent le feu aux conventions » comme le disait Bergson), qui recherchent de nouvelles visions de la réalité, ils sont en même temps des critiques de leur société, de leur culture, en lutte contre toute forme de censure (politique, morale, religieuse). Les œuvres d’art sont, de ce point de vue, libératrices, parce qu’elles repoussent les limites et opèrent un retour critique sur le réel. C’est en ce sens qu’on peut dire que l’art nous apprend à être libres.
II THEORIE DE L’ART. (Peut-on définir une œuvre d’art ?)
A) A) Art et technique (la création : résultat d’une technique ou du génie ?).
Le sens du mot art est initialement assez large : il désigne au départ, de manière générale, tout type de savoir-faire, n’importe quel procédé servant à produire un certain résultat et ne se distingue pas, en ce sens, de l’activité artisanale et technique (nous parlons de « l’art de la guerre », de « l’art du chirurgien » etc…). Mais de manière plus restreinte, quoique commune, il désigne la création artistique, l’ensemble des activités humaines visant à produire un idéal de beauté (« les beaux-arts »). Ce dernier sens est relativement récent. L’antiquité ne distinguait pas les beaux-arts des autres formes d’arts. Aristote par exemple compte-t-il parmi les « arts » aussi bien la musique, la peinture et la poésie que la tissanderie, la cuisine, la médecine, la stratégie, la cordonnerie, la grammaire…etc. Il faudra attendre en réalité le 18me siècle pour que les beaux-arts (littérature-musique-architecture-peinture…etc) s’organisent clairement en un domaine particulier et constituent l’objet de l’esthétique. Cette séparation est justifiée: l’art semble se différencier de la technique, de l’activité artisanale ou industrielle qui relève davantage d’un processus de production que d’une création. Mais sur quels critères fonder l’opposition entre art et technique? Si l’oeuvre d’art n’est pas la même chose qu’un ustensile (un objet ordinaire), la frontière entre ces deux domaines est-elle si nette et clairement définissable? Quels sont les critères nous permettant d’identifier une œuvre d’art ? Le problème de frontière entre art et non art se pose en effet si l’on observe le champ de l’architecture (la Tour Eiffel, œuvre d’art ou objet technique ?) ou de la photographie par exemple : à partir de quand peut-on dire d’un bâtiment, d’une photographie, qu’il s’agit d’une œuvre d’art et non d’un simple objet technique?
Le critère esthétique (le critère du beau) ne semble ne pas pouvoir fonctionner systématiquement : on considère habituellement que ce qui distingue un objet technique d’une œuvre artistique, c’est la beauté. L’oeuvre d’art serait belle, sublime et géniale. L’objet technique seulement utile et souvent sans grâce, trivial. Mais le beau n’est pas un critère suffisant nous permettant de définir une œuvre d’art dans le sens où, premièrement certaines œuvres d’art ne cherchent pas à être belles (certaines œuvres visent plutôt l’originalité, la provocation, etc), et deuxièmement, les objets techniques peuvent également viser un idéal esthétique (il suffit d’évoquer la haute couture ou l’esthétique industrielle -le design- pour voir que l’artisan ou l’ingénieur cherche aussi à faire du beau). La beauté d’une chose ne suffit donc pas à la définir comme oeuvre. Essayons alors un autre critère…
La finalité de l’objet d’art est-elle la même que celle de l’objet technique? L’objet technique n’a effectivement pas la même finalité que l’œuvre d’art : comme objet utilitaire et quelconque, il n’existe non pas comme fin en soi mais seulement comme moyen: la chaise est faite pour s’asseoir, le marteau pour marteler…etc. Ces objets sont strictement fonctionnels qui n’ont aucune valeur symbolique ou expressive et serviront seulement à l’accomplissement d’une activité quelconque. Ce sont des objets consommables, périssables, qui s’utilisent et se détruisent. Ils trouvent leur raison d’être dans une activité externe, un travail orientée vers une fin extérieure à eux-mêmes. Par opposition, il est possible de concevoir la création artistique comme un libre jeu trouvant sa fin en elle-même et donnant naissance à des objets qui sont sans utilité et qui visent l’intemporalité. L’oeuvre d’art ne saurait donc être considérée seulement comme un ustensile car elle vise par sa capacité de dévoilement et de symbolisation, l’expression et la manifestation d’un sens qui n’est pas seulement utilitaire. Dans la technique, l’art est seulement maîtrisé alors que dans l’art, la matière est en quelque sorte transfigurée.
En outre, l’objet technique peut être reproduit plusieurs fois, même de manière industrielle selon des règles identiques. La technique est la production consciente selon des règles précises et déterminées à l’avance, selon une méthode claire et planifiée, qui permet d’expliquer toutes les étapes de la démarche de la production. Dans l’art, au contraire, il y a une part inconsciente liée à la création et à l’improvisation qui est le fondement de la fantaisie créatrice qui fait, qu’au fond, on ne peut pas expliquer la création. Cependant, l’inspiration ne suffit pas non plus. Quelle que soit la part qui est faite à l’inspiration, au don ou à l’intuition, on ne peut ignorer que l’art est d’abord un travail qui débouche sur une production, ce qui fait que l’œuvre existe autant comme un ensemble de matériau extérieurs que dans la sensibilité intérieure de l’artiste. La différence essentielle entre art et technique repose donc sur leurs modes d’exécution. (Lire le texte d’Alain extrait du Système des Beaux-arts – texte 3). Quand il suffit de savoir pour faire, ce n’est pas de l’art, parce que l’art implique, non un plan mais une spontanéité, le surgissement d’un talent et que l’artiste ne peut indiquer comment il produit son œuvre (alors que dans la technique les règles de fabrication suffisent à rendre compte de l’objet produit). Cette différence conduit alors à une certaine idée du « génie » artistique : si l’art est moins l’application d’une règle que le produit de l’inspiration, moins le résultat d’une technique et d’un savoir-faire que l’effet d’une imagination spontanée et créatrice, alors dit Kant : « le génie est le talent de produire ce dont on ne saurait donner de règle déterminée ; ce n’est pas ce qui peut être appris d’après une règle quelconque » (Critique de la faculté de Juger, § 46). Dès lors, nous n’apprenons pas à devenir un des artistes comme nous n’apprenons à être un artisan : l’élève le plus sérieux ne deviendra pas pour autant un grand artiste car le génie n’est pas l’habilité. Le génie se caractérise dès lors par son originalité, son exemplarité (une œuvre peut servir de modèle et d’inspiration pour les autres artistes) et son incapacité à indiquer scientifiquement comment il créé son œuvre : « l’auteur d’une œuvre qu’il doit à son génie ne sait pas lui-même d’où lui viennent ses idées et il ne dépend pas de lui d’en concevoir à volonté selon un plan ni de les communiquer à d’autres dans des prescriptions qui les mettraient à même de produire se semblables ouvrages».
Beaucoup d’artistes expliquent que loin de réaliser une œuvre dont ils auraient out d’abord formé l’idée mentalement, ils découvrent au contraire cette œuvre à mesure qu’ils la font : toute création ne suit pas un plan tracé à l’avance mais est faite de retouches successives, de transformations imprévisibles et naît de modifications, d’une suite de hasards que l’on nomme l’improvisation, fruit du génie. C’est pourquoi l’œuvre reste avant tout un jeu et l’exercice d’une certaine liberté avant d’être l’exécution d’un plan préétabli. Une partie de la création et de ses processus échappe à l’artiste lui-même. Toute création a sa part d’inconscience, ce qui toutefois est plus ou moins vrai selon le type d’art dont il s’agit. La spontanéité de l’inspiration ne pourra pas se manifester de la même façon dans l’architecture que dans la musique ou dans la poésie. Ainsi, l’art mobilise la sensibilité mais aussi toute les facultés humaines, la raison, l’imagination… Ce qui caractérise l’activité artistique comme travail et comme jeu, c’est qu’elle n’est pas seulement l’expression d’une seule faculté, mais elle exprime le rapport de toutes les facultés de l’esprit humain.
Enfin, la technique est le lieu d’un progrès permanent et cumulatif lié à l’amélioration des technologies qui font que certaines méthodes techniques sont rapidement dépassées. Par exemple, il existe un progrès fantastique de la technique médicale. En art, ce critère du progrès a-t-il un sens? Aucun chef-d’oeuvre ne semble pouvoir être dépassé même s’il est ancien. Le vrai art ne peut en fait jamais se démoder.
Il y a donc semble-t-il une frontière entre l’art et la technique, mais celle-ci reste très difficile (ou impossible) à préciser, du fait de l’existence des arts-mineurs qui sont à la limite des deux sphères (orfèvrerie, haute-couture, cuisine, jardinage..) et du fait de l’introduction dans l’art moderne d’ustensiles auxquels on voudrait conférer une dimension artistique (ready-made). Si le ready-made est une oeuvre d’art, alors il n’y a plus de frontière a priori entre l’art et la technique, il n’y a plus d’essence de l’oeuvre d’art mais seulement des circonstances, un contexte qui font que dans un certain cadre donné (un musée, une exposition…) quelqu’un considérera un objet technique comme ayant une valeur artistique. La question n’est donc plus de savoir ce qu’est une œuvre d’art (recherche de son essence), mais de savoir quand il y a de l’art (Analyse des textes de A. Danto et de Nelson Goodman -Textes 4 et 5).
B) B) Art et nature. L’art est-il imitation ou création ?
On a pendant longtemps considéré que le but de l’art consistait, pour l’essentiel, à « imiter » la beauté naturelle, non pas forcément au sens où l’imitation serait une pure et simple « copie », mais au sens où elle impliquerait un certain rapport de « reproduction » ou plutôt de « représentation » d’une beauté déjà existante. Platon, on s’en souvient, dans plusieurs de ses livres, définit l’art comme « mimésis », c’est-à-dire comme imitation (ou représentation). Chez Aristote également, notamment lorsqu’il parle dans son ouvrage La Poétique, des règles de la tragédie, montre que l’art se donne pour objectif de refléter le réel (non pas forcément de manière scrupuleusement identique, mais en cherchant à saisir l’essentiel d’une réalité). Le théâtre se devait d’avoir pour fonction de mettre en scène les passions humaines, de reproduire en quelques sortes, les actions des hommes. De même la peinture avait pour but de restituer la perfection de la beauté naturelle et saisir pleinement une réalité donnée : l’art est pensé comme un acte de connaissance de la réalité. L’art devait alors s’estimer selon un rapport modèle-reproduction et avait pour finalité essentielle la représentation dont le critère de réussite peut alors être la ressemblance. Le portrait n’était réussi que s’il parvenait à saisir pleinement l’essence du modèle, son être profond. On peut aussi étendre cette vision à toutes les formes d’art : le rôle de l’artiste n’est pas de faire voir des mondes imaginaires mais de capter la singularité de nos émotions les plus intimes ou des réalités du monde extérieur. Dès lors, il n’est pas rare de voir certains peintres, comme Léonard de Vinci, faire de la ressemblance le principe de la réussite esthétique (« la peinture la plus digne d’éloge est celle qui a le plus de ressemblance avec ce qu’elle imite »). Léonard de Vinci demande d’ailleurs à ce que le peintre prenne le « miroir pour maître » : « toi, peintre, fais des peintures semblables à celles des miroirs » écrit-il.
Mais attention, il y a plusieurs conceptions de l’imitation : elle peut être une simple copie stricte de la réalité (réalisme cru que l’on peut trouver dans la littérature ou le cinéma : on montre les faits tels qu’ils sont) ; mais l’imitation peut aussi être la représentation d’une chose sans en être un pur décalque, en saisissant simplement en elle une perfection que l’on veut traduire mais en éliminant ce qui, en elle, est secondaire ou imparfait, en saisissant un modèle idéal de beauté dont s’inspire l’artiste (par exemple un portrait ne sera pas forcément la pure reproduction d’un visage mais en conservera les traits essentiels et laissera de côté ce qui est superflu). Trait dominant dans l’histoire de l’art, cette théorie est encore aujourd’hui spontanément la nôtre devant les oeuvres d’art. Nous voulons que l’oeuvre soit comme une sorte de miroir du réel, comme c’est le cas de Ralph Waldo Emerson dans ce très beau texte[12] :
Une oeuvre d’art est un condensé ou un résumé du monde. Elle est en miniature le résultat ou l’expression de la nature. Car bien que les oeuvres de la nature soient innombrables et toutes différentes, le résultat de leur expression à toutes est un et identique. La nature est un océan de formes radicalement semblables et en même temps uniques. Une feuille, un rayon de soleil, un paysage, la mer ont un effet analogue sur l’esprit. Ce qui leur est commun à tous – cette perfection, cette harmonie -, c’est la beauté. Le critère de la beauté est représenté par la panoplie entière des formes naturelles, par la nature dans sa totalité; ce que les Italiens expriment en définissant la beauté comme « il più nell’uno ». Rien n’est tout à fait beau tout seul, rien n’est beau que dans le tout. Un objet isolé n’est beau que dans la mesure où il suggère cette grâce universelle. Le poète, le peintre, le sculpteur, le musicien, l’architecte s’efforcent chacun de concentrer ce rayonnement du monde en un point unique, et chacun dans son propre domaine cherche à satisfaire cet amour de la beauté qui le pousse à créer. Ainsi l’art n’est-il rien d’autre que la nature distillée dans l’alambic de l’homme. Ainsi, dans l’art, la nature est au travail à travers la volonté de l’homme empli de la beauté de ses oeuvres les plus hautes.
Cependant, qu’il y ait une esthétique basée sur l’imitation ne veut pas dire que l’art s’y réduise ou que cela soit sa vocation principale. Si la ressemblance était le but essentiel de la peinture alors n’importe quelle photographie très ressemblante aurait par définition plus de valeur artistique qu’une peinture (et d’ailleurs la photographie ne devient artistique que lorsqu’elle exprime un style, un point de vue sur le réel, et non lorsqu’elle se réduit à n’être qu’une pure copie du réel). Pourquoi ne faudrait-il estimer la réussite de l’art que sur sa capacité à produire des ressemblances parfaites (le faussaire n’est pas un artiste)? Et justement, n’est-ce pas lorsque l’oeuvre d’art ressemble à une simple copie que son intérêt artistique s’estompe ? La vocation de l’art n’est-elle pas plutôt de transformer la réalité, de prendre avec elle une certaine distance, pour faire apparaître une vision, une pensée sur le monde? L’art ne consiste d’ailleurs jamais à imiter pour imiter car il cherche à faire apparaître une interprétation, une spiritualité plutôt que d’être un simple reflet. Hegel dans son Introduction à l’esthétique reprend cette critique de l’esthétique imitative en soulignant le fait que l’original est toujours préférable à la copie : « Si le but de l’art consistait à refaire une seconde fois ce qui existe dans la nature, ce serait une activité bien superflue » et dont les résultats seraient inférieurs à ceux constatés dans la nature (Cf. Texte 6 de Hegel extrait de cette introduction : voir la rubrique « explication de texte »). Hegel signale même que ce sont parfois les images les plus fidèles à la réalité qui suscitent le moins d’émotions en nous. En regardant les raisins de Xeusis où les oiseaux venaient picorer, nous éprouvons peut-être le sentiment de l’habileté mais pas forcément celui de la réussite artistique. Dès lors, si l’art n’est pas une imitation (au sens de la copie), comment peut-on le définir ?
Tout d’abord, il existe de l’art abstrait, c’est-à-dire non figuratif, qui n’est plus du tout basé sur le principe d’une reproduction, d’une imitation, et qui prétend justement pouvoir exprimer par ce moyen le contenu de la spiritualité humaine (la vie intérieure dont parlait des peintres comme Kandinsky)[13]. L’art n’est pas tant, en fait, ce qui rend compte de la perception mais plutôt ce qui rompt justement avec notre manière habituelle de voir y compris par une rupture radicale avec le figuratif. Mais, même lorsqu’il demeure figuratif, l’art ne se donne pas forcément pour but de copier la beauté naturelle. Il existe notamment, une certaine « esthétique de la laideur », par laquelle les artistes peuvent fabriquer du beau à partir du laid. Prenons par exemple, ce tableau de Rembrandt, « Le boeuf écorché » qui représente un morceau de boeuf dont toute la chair est visible. Son cadavre ouvert saigne encore du travail du boucher. Dans la réalité, un tel spectacle pourrait susciter un véritable dégoût. La vision réelle serait certainement désagréable. Même chose si l’on prend le poème de Baudelaire intitulé « Une charogne » qui décrit la rencontre du poète avec un cadavre sur le bord d’un chemin. Ces deux oeuvres sont, sans nul doute, des représentations de ce qui, dans la réalité, demeure laid et sordide… Ainsi, une oeuvre d’art peut viser à l’expression de l’horrible. Et pourtant on peut éprouver un sentiment de plaisir et de beauté dans ces spectacles. C’est qu’en fait ici, entre le modèle et la copie, il n’y a pas de rapport de reproduction: la beauté se trouve plus alors dans la représentation de l’artiste que dans l’objet qui est représenté, elle réside non dans traduction directe d’une réalité mais dans la représentation qu’un homme peut en avoir et qui s’en inspire. « La vie n’est pas belle mais les images de la vie sont belles« , disait Schopenhaueur… Il convient donc de distinguer, comme le disait Kant, « la belle représentation d’une chose avec la représentation d’une chose belle ». L’art n’est donc pas tant reproduction que spiritualisation… (« Il n’est point de serpents, de monstres odieux qui, par l’art imité, ne puissent plaire aux dieux !» Boileau).
Pour le comprendre, prenons un instant l’exemple de la peinture hollandaise du 17ème siècle (Celle de Rembrandt et de Wermeer) qui a tendance à exclure les sujets mythologiques, historiques ou religieux, pour être une peinture du quotidien : les scènes qui y sont représentées sont des scènes de la vie ordinaire d’un peuple de marchands prospères et de bourgeois, d’un pays qui semble heureux et récemment libéré de la tutelle espagnole. Ce peuple semble affairé, très occupé par son propre travail, ses activités économiques. La peinture hollandaise de cette époque peut donner aussi à voir des natures mortes et des portraits –toujours des réalités simples. C’est une peinture de l’instant où l’on tente de saisir la fugacité des phénomènes et de saisir l’intensité de la lumière. Il semble donc que nous soyons ici dans le principe de l’imitation. Hegel dans son Introduction à l’esthétique parle souvent de cette peinture. Or pour Hegel, l’art est ce qui doit manifester la spiritualité humaine : une œuvre d’art est l’unité contradictoire entre le matériel et le spirituel et c’est le résultat d’un processus par lequel l’esprit « s’aliène » dans le sensible pour se matérialiser, apparaître à distance de lui-même et, par ce moyen, prendre conscience de lui-même. L’esprit, par l’œuvre d’art, se retrouve dans quelque chose qui porte sa marque et qui manifeste sa puissance créatrice, sa capacité d’engendrement de sa liberté. L’art c’est donc pour Hegel, l’esprit devenant sensible ou le sensible devenant esprit c’est-à-dire « Idée ». Parfois d’ailleurs, il peut y avoir un déséquilibre dans l’expression artistique selon Hegel : la matière peut l’emporter sur l’esprit (art symbolique) ou inversement (art romantique). L’art où l’esprit est en adéquation avec la matière, selon Hegel, c’est l’art classique (la statuaire grecque par exemple). Mais quel rapport alors avec la peinture hollandaise ?
Si nous retenons l’idée que pour Hegel l’art est manifestation de l’esprit, dès lors, le but de l’art n’est plus d’imiter la nature mais d’exprimer la spiritualité (manifester une idée). L’art n’a pas pour but la reproduction des apparences sensibles (critique de la mimésis : refaire des apparences est un projet vain, artificiel, dont le seul mérite serait l’habileté technique). Mais Hegel fait l’éloge de la peinture hollandaise qui semble pourtant reproduire le réel. Autrement dit, c’est bien une forme d’art d’imitation mais qui trouve grâce aux yeux de Hegel. Pourquoi ?
La peinture hollandaise de cette époque imite (des raisins, des fleurs, des arbres, des scènes du quotidien,…) mais cette imitation n’est pas une reproduction des apparences (« schein ») telles qu’elles se donnent à voir. Cette peinture n’est pas un illusionnisme mais elle est plutôt une manifestation (« erscheinung ») de l’esprit qui se présente à nous sous une forme sensible. Hegel écrit : « Dans son apparence l’art nous fait ici entrevoir quelque chose qui dépasse l’apparence : la pensée ». Autrement dit, cette imitation n’est pas une stricte représentation (« vorstellung ») mais plutôt une présentation (« darstellung ») d’un contenu spirituel. C’est une apparence mais inventée ou crée par l’esprit. C’est que le peuple hollandais est un peuple qui a su dans l’histoire conquérir sa liberté (sur la puissance espagnole) conquérir son droit à la liberté de penser (contre le pouvoir de l’Eglise), conquérir son territoire (sur la mer). On trouve alors dans sa peinture les traces de cet esprit conquérant, de cet esprit d’entreprise qui a fait sa prospérité et son indépendance. Cette conscience de soi du peuple hollandais, joyeuse et débordante, se retrouve dans sa peinture et cela imprègne la matière des tableaux. C’est une peinture de progrès, une peinture de joie, de liberté et cette gaieté est « l’état d’esprit » (le « volkgeist ») qui manifeste sa sérénité, son absence de tourment. La peinture hollandaise de cette époque montre donc des réalités particulières mais d’abord un état d’esprit collectif. L’apparence manifeste ainsi une idéalité : elle est spirituelle même si elle représente des objets de la vie ordinaire. Elle manifeste l’esprit à travers le banal qui est transfiguré. L’art s’attache donc au réel mais pour le spiritualiser ; l’art se sert de la surface des choses mais pour exprimer une spiritualité. Il s’agit en somme de partir du banal et de l’insignifiant mais pour faire de ce banal un miroir de l’esprit, plutôt qu’un miroir de la nature.
Faut-il faire alors de la création esthétique, si elle n’est pas une imitation, une pure fiction, une pure création de ce qui n’existe pas? L’oeuvre n’est pas non plus quelque chose sans rapport avec la réalité. Il faudrait plutôt la penser comme une forme d’imitation créatrice car tout se passe comme si l’artiste, pour exprimer la réalité, devait tricher avec elle, la transformer pour mieux l’exprimer et mentir pour dire la vérité (« Picasso : « l’art est un mensonge qui dit la vérité »). En fait dans l’apparence de l’art c’est bien la réalité qui transparaît mais sans que cette apparition se réduise à une simple copie. Au fond, l’illusion du réel ne peut être donnée par l’art que par des procédés qui tournent le dos au réel. De même que les mots ne ressemblent pas aux réalités qu’ils désignent, les oeuvres ne reproduisent pas ce qu’elles expriment mais elles procèdent plutôt par symbolisation. Nous pouvons en conclure que si l’art se fonde sur l’imagination, il n’en est pas pour autant le monde de l’illusion. Parce que l’oeuvre n’est pas une simple copie des apparences, elle n’est pas non plus un monde sans lien avec le réel: elle nous donne à la fois à sentir et à penser: ni pure imitation, ni pure création, elle est en fait une récréation, une réalité qui est augmentée par les apparences qui l’expriment. Ceci nous conduit à une autre idée de ce qu’est l’apparence. Selon Paul Klee « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». Ce que nous ne savions pas voir, l’art nous le montre et n’a jamais terminé de nous dévoiler quelque chose car il y a toujours un au-delà de l’apparence de l’oeuvre, une invitation vers ce qu’elle symbolise. Voilà pourquoi on a jamais fait le tour d’une oeuvre et que son sens est inépuisable: il y a toujours en elle une absence de ce qu’elle cherche à dévoiler. Il s’agit donc toujours de représenter mais d’une autre façon que de la manière dont les objets s’offrent à nos sens. L’art est en rupture avec la perception ordinaire et donc invention de nouvelles manières de représenter la réalité. Il ne saurait être la simple copie de la beauté naturelle. Prenons un dernier exemple, celui de la statuaire grecque antique. On pourrait croire que le but de cette sculpture est d’opérer une simple « représentation » du corps humain et donc de copier sa beauté naturelle. Mais il n’en est rien car la perfection de ses corps idéalisés, l’harmonie de leurs formes et de leurs proportions n’existe pas véritablement dans la nature : ce sont des modèles idéaux. C’est un corps rêvé qui est sculpté, non un corps réel. C’est une nature parfaite qui est recherchée. En ce sens, l’art, même lorsqu’il semble exprimer la beauté de la nature, reste d’abord le miroir de l’esprit humain. Il y a art aussi lorsqu’un artiste, par son style, renouvelle à nos yeux la beauté du monde et innove: le grand art advient lorsque l’oeuvre nous fait voir ce que nous n’avions encore jamais vu.
III LE JUGEMENT ESTHETIQUE. (Du goût et de la beauté…)
Nous venons d’essayer de comprendre ce qu’est la création artistique : reste maintenant à nous interroger sur le jugement esthétique et le concept du beau. Le jugement de goût, par lequel nous disons qu’une chose est belle, est-il fondé sur nos simples sentiments ou sur une forme particulière de connaissance ? Nous pensons spontanément que le beau est une propriété de l’objet mais les jugements esthétiques sont si variables et relatifs (« des goûts et des couleurs on ne discute pas » !) qu’ils paraissent simplement se fonder sur des impressions, des sensations personnelles. Mais si la beauté n’est pas une propriété des choses, si elle n’est plus qu’un mode d’apparition à notre conscience, comment pourrait-il y avoir consensus sur la beauté d’une œuvre et comment peut-on encore prétendre avoir raison lorsque l’on dit « c’est beau »? Peut-il encore exister des critères esthétiques ? Le goût n’est-il qu’une affaire de sensibilité personnelle ou bien peut-on fonder rationnellement le jugement esthétique ? Peut-on encore faire la différence entre le bon et le mauvais goût ? Bref, « peut-on discuter du beau ? »
A) La théorie classique : la beauté comme harmonie.
Le beau fut tout d’abord pensé comme une propriété matérielle de l’objet, une qualité présente dans la chose même. Selon cette hypothèse, le beau ne se définit pas par l’effet qu’il produit en nous (un plaisir relatif et changeant), il n’est pas une impression mais il implique la réalisation dans la chose d’un ordre, d’une juste mesure rationnellement définissable. Classiquement, le beau implique la perfection, l’harmonie, la symétrie, la clarté… La beauté repose ainsi sur un parfait arrangement, un achèvement, auquel l’artiste doit aboutir. Tout ce qui reste informe, incohérent, inachevé, disharmonieux, ne peut prétendre alors au titre de beauté (l’esthétique classique considérera comme artistiquement inférieur tout ce qui reste du domaine de l’esquisse et de l’ébauche). Il existerait ainsi un concept du beau et l’artiste doit, pour pouvoir créer, en prendre connaissance (le beau n’est pas encore seulement une affaire de goût mais il implique une « science » de la composition). La beauté est donc au fond un ensemble de proportions parfaites (par opposition, la laideur implique un manque de quelque chose). Plotin écrit, par exemple, dans Les Ennéades que la beauté est « l’accord dans la proportion des parties entre elles et avec le tout »[14]. Diderot définit l’harmonie de la même manière dans son ouvrage intitulé Pensées sur la peinture : « l’unité du tout naît de la subordination des parties ; et de cette subordination naît l’harmonie »[15]. Ordre, structure, mesure et proportions, autant d’éléments qui définissent la rationalité du beau qui ne fonde pas sur l’imagination débridée de l’artiste mais sur « les règles de l’art ». L’artiste ne peut donc pas créer sans règles : sa fantaisie ou son impulsion sont délimitées par des contraintes esthétiques, des normes.
Le bel objet, classiquement, aura donc pour caractéristiques l’intégrité, la totalité. Il doit être parfait, achevé, ordonné. Tout ce qui est disloqué, disproportionné, ne peut être beau. L’œuvre d’art doit former une unité et atteindre une forme de simplicité. Cette unité implique aussi une forme de clarté qui exclut le flou, l’imprécis. L’expérience de la beauté est celle qui résulte de la rencontre d’un objet sensible, mais elle est d’ordre intelligible parce qu’elle peut nous donner l’idée du beau.
Ainsi, un jugement esthétique, même s’il est toujours un jugement subjectif énoncé par un sujet qui éprouve la beauté, prétend n’être pas seulement vrai pour une personne, mais pour tous, parce qu’il pense dévoiler la qualité d’un objet et non seulement une sensibilité personnelle : le jugement esthétique prétend donc à l’universalité en tant qu’il pense dévoiler la substance du beau et définir son concept, son essence. L’idée de beau n’est pas une simple modalité psychologique, la manière purement subjective dont ma conscience est affectée par un objet sensible mais un ordre spécifique rationnel et véridique « Rien n’est beau que le vrai » écrit alors Boileau dans son Art poétique. Les philosophies classiques, reprenant cette idée qu’il existe bien une essence du beau (et donc une idée de la beauté que doit s’efforcer de viser l’artiste), vont concevoir une esthétique normative qui donnera jour au classicisme définissant des critères précis de la beauté selon des règles académiques impératives. L’esthétique doit donc se fonder sur les « canons de la beauté », les règles du beau fondamentales, ses modèles et ses critères qui s’imposent au critique autant qu’à l’artiste. Ce qui définit l’académisme c’est donc son dogmatisme qui fait du beau une norme immuable et transcendante (ce qui veut dire qu’on peut prétendre « légiférer » la création artistique en formulant des principes directeurs. Aristote, par exemple dans La poétique cherchera à définir les règles de la tragédie…). Avoir du goût en ce sens, c’est avoir la science du beau, que l’on peut théoriser et déterminer. Pour le classicisme, il ne peut donc y avoir qu’un seul bon goût et il faut être « cultivé » pour apprécier une oeuvre d’art.
Remarques critiques: la diversité des goûts…
Il paraît cependant improbable de vouloir fixer des règles esthétiques valant universellement : d’une époque à l’autre, d’un homme à l’autre, la diversité des opinions esthétique est telle, qu’il semble impossible d’en produire un concept. On peut donc se demander si le dogmatisme du classicisme n’est pas seulement l’expression des goûts d’une époque, d’une culture, qui voudrait faire d’une chose relative un absolu (thèse sociologique : le jugement de goût n’exprime rien d’autre qu’un conditionnement culturel : voir le texte 9 de Bourdieu extrait de L’amour de l’art). La théorie classique reposerait donc sur une confusion (ou une indistinction) entre critères esthétiques et critères sociaux. Pour la pensée classique, les « règles du beau » sont des règles a priori et valant universellement : elles sont intemporelles… Mais ne peut-on pas on supposer que ces règles ne font en réalité que traduire « l’esprit du temps », c’est-à-dire une culture, une époque, des conventions sociales relatives à une société donnée ? « Demandez à un crapaud ce qu’est le beau, écrivait Voltaire dans son Dictionnaire philosophique, le grand beau, le to kalon, il vous répondra : sa crapaude ».
Chaque culture prétend donc définir le beau, mais précisément, cette diversité semble indiquer le fait qu’aucune civilisation n’est propriétaire de ce qui serait « la vraie beauté » : parmi l’infinie variété des formes de beauté, il semble impossible de réduire le beau à une série de modèles ou de règles à suivre (dont les artistes s’émancipent d’ailleurs volontiers). Ainsi, même s’il faut apprendre certaines techniques ou règles pour devenir artistes, l’art a pour vocation d’être libre et de bousculer les académismes. Dès lors, la beauté peut-elle encore être définissable, réductible à un concept unique valant universellement ?
B) L’esthétique moderne: il n’y a pas de concept du beau.
A l’inverse de ce croyait le classicisme, l’esthétique moderne (à partir du 18ème) souligne que le jugement esthétique n’est pas un jugement de connaissance mais l’expression d’un plaisir relatif et subjectif (purement personnel). Une oeuvre ne serait donc plus à juger selon quelle exprime une conformité à des règles objectives universelles mais selon l’effet qu’elle produit en nous comme sentiment. Si le beau est un sentiment, un affect, il ne prétend pas énoncer la propriété d’une chose, mais il traduit une impression. En 1757, David Hume par exemple, en rupture avec le rationalisme (au profit d’un sensualisme), illustre cette esthétique du sentiment. Dans De la norme du goût, il écrit notamment: « La beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit qui la contemple et chaque esprit conçoit une beauté différente ». Le jugement esthétique cesse donc ici d’être conçu comme fondé sur un savoir puisqu’il ne fait que traduire une sensibilité, une délicatesse personnelle (le beau est davantage une affaire de sensation que de raison) spécifique à un sujet. « Le plaisir et la douleur ne sont pas les compagnons de la beauté et de la laideur, ils en sont l’essence même » dit David Hume (Traité de la nature humaine). De même que je peux apprécier tel ou tel plat culinaire, j’apprécie la beauté non par son concept, son idée, mais par le fait quel produit en moi du plaisir. Le seul mérite d’une œuvre d’art est alors de nous plaire (le beau se réduit à l’agréable).
Remarques critiques :
Le problème posé par cette doctrine est le relativisme auquel elle risque de conduire, car si le seul critère esthétique est le plaisir (incommunicable), il n’y a plus vraiment de critères définissables du beau, dont on puisse discuter collectivement. Si le beau n’est qu’un plaisir, il ne se discute effectivement pas, comme ne se discute pas le goût culinaire : le sentiment s’impose de lui-même comme une évidence (et il devient absurde de reprocher à quelqu’un une faute de goût). Mais tous les goûts se valent-ils ? Nous pouvons constater qu’il existe de fait un consensus autour des grandes œuvres d’art (tout le monde s’accorde sur le génie de Bach, de Homère ou de Mozart). L’existence des musées montre que certaines oeuvres d’art suscitent une approbation et une reconnaissance générale, comme si, de fait, il était possible de s’entendre collectivement sur la valeur de certaines oeuvres. Dès lors n’est-il pas possible de trouver ces moyens d’estimer une oeuvre, d’avoir des repères et d’apprendre à avoir du « bon goût »? Dire, que le goût n’est qu’une affaire personnelle, n’est-ce pas tout simplement refuser l’idée que le goût puisse s’éduquer?
Nous sommes donc confrontés à une antinomie : deux doctrines s’opposent s’agissant de la beauté, la doctrine classique et l’esthétique du sentiment. Voici le débat qui résume la querelle du goût : « le beau est-il la reproduction d’une vérité dévoilée par la raison ou bien la manifestation subjective des élans ineffables du cœur » écrit Luc Ferry (Homo aestheticus, p. 71) ? Kant est le philosophe qui a tenté de résoudre cette antinomie par une théorie du jugement de goût dans la Critique de la faculté de juger (1790). Selon lui, « Le beau est ce qui plaît universellement sans concept ». Comment comprendre cette formule ?
Le beau est « sans concept » : Kant accorde à David hume l’idée que le jugement esthétique n’est pas un jugement de connaissance : quand je dis c’est beau, je ne produis pas un savoir sur l’objet –un jugement de connaissance- ; je constate seulement que je suis affecté par cet objet et que cela provoque en moi un plaisir. Un jugement de connaissance consiste à attribuer à un objet un prédicat qui le détermine (« le ciel est bleu » : c’est un « jugement déterminant » par lequel j’énonce une propriété de la chose). Un jugement esthétique au contraire est un jugement réfléchissant » (il ne fait que réfléchir comme un miroir, refléter ce que ressent le sujet). Dire d’une chose qu’elle est belle ne nous apprend rien sur l’objet (le beau est une jouissance pas une idée). Il faut donc accorder à Hume que le jugement esthétique repose non sur le concept d’un objet mais sur le sentiment d’un sujet: l’objet n’est donc que l’occasion du plaisir mais la cause du plaisir réside en moi. La valeur esthétique d’une œuvre ne peut faire l’objet d’une connaissance et d’une démonstration: elle est « sans concept », c’est à dire qu’elle est accessible par sentiment et non par raisonnement. Il est donc impossible de faire une science du beau, avec des règles et des prescriptions que l’artiste devrait suivre car il n’y a pas d’idée du beau, de modèle de beauté, qui puisse servir de critère, d’étalon, de canon. Le beau est sensible: c’est la sensibilité qui est juge de la beauté et non la raison: « chercher un principe du goût par des concepts est un travail stérile » écrit Kant. Il est donc impossible de définir précisément les raisons qui font qu’une chose est belle. Nous avons donc la faculté de sentir la beauté mais pas de l’expliquer. Une chose belle révèle un ordre sans signification (pas de preuve de la beauté, pas de certitude).
Mais il plait « universellement »: le paradoxe c’est que bien que subjectif et sans concept, le jugement de goût revendique l’universalité (il prétend être valable pour les autres) sans quoi nous ne parlerions pas de « beauté » mais seulement d’agrément. Or, pour Kant, le beau n’est pas l’agréable ; lorsque nous jugeons une chose agréable (j’aime le couleur violette ou le vin rouge), nous n’attendons pas que les autres s’accordent avec notre jugement –« chacun ses goûts ») – mais lorsqu’il s’agit d’un jugement esthétique, nous prétendons juger aussi pour autrui et nous parlons de la beauté comme s’il s’agissait d’une propriété de la chose (nous attendons ainsi l’adhésion des autres). Le jugement esthétique est pensé comme étant aussi valable pour autrui (on peut parler en ce sens d’une sorte « d’universalité subjective » car l’on présuppose que les autres, ayant les même facultés de l’esprit que moi peuvent éprouver la même chose). Il ne s’agit pas d’une universalité de fait mais de droit : il s’agit de chercher l’accord des autres.
Autrement dit le beau est l’expérience par laquelle je cherche un plaisir communicable (intersubjectif). Le beau ouvre donc à une discussion car « là où il est permis de discuter, on doit avoir l’espoir de s’accorder » dit Kant. Le beau est donc une expérience paradoxale par laquelle je constate qu’il est impossible de « démontrer » mon jugement, bien qu’il soit légitime d’en discuter dans l’espoir de partager cette expérience (dont nous pensons qu’elle ne peut pas rester étrangère à autrui et qu’elle est communicable). Le beau invite donc à la communication, au dialogue, il nous invite à sortir de nous-mêmes pour aboutir à une perception commune, un « sens commun » esthétique. Le beau est ainsi une invitation à sortir de soi-même pour rejoindre l’autre, invitation à dépasser sa seule conscience pour établir ce sens commun : « celui qui juge ave goût peut admettre que son sentiment est communicable » écrit Kant (§ 39). Ce sens commun n’est pas immédiat ni évident, mais cela veut dire que la seule voie qui me soit ouverte pour fonder mes jugements de goût est celle de la discussion. Les hommes sont d’ailleurs capables de reconnaître unanimement la beauté (de la nature ou de certains chefs-d’œuvre) et de concorder dans leurs jugements. Il faut donc en venir à un travail critique du jugement, travail collectif et ouvert, démocratique en somme. Nous n’aurons donc jamais de certitude s’agissant du goût, mais nous devons nous efforcer de chercher un accord esthétique et d’établir une concordance dans nos jugements.
Conclusion. « La vie n’est pas belle mais les images de la vie sont belles »
Arthur Schopenhaueur. (Le monde comme volonté et représentation – 1818).
Schopenhauer, philosophe allemand du 19è siècle, est un penseur radicalement pessimiste qui s’inspire en partie du bouddhisme pour lequel la vie est fondamentalement souffrance. Selon Schopenhauer l’homme est essentiellement voué au malheur car l’existence est dans son principe même douloureuse et la quête du bonheur est globalement une illusion. Mais si le philosophe s’aperçoit combien âpre et cruelle peut être la vie, un des moyens par lequel il reste possible de supporter la laideur du monde reste de jeter sur ce monde le voile plus enchanteur de la création artistique. Ici Schopenhauer rejoint le philosophe Nietzsche qui disait que « nous avons l’art afin de ne pas mourir de la vérité » et faisait aussi de l’art un des moyens de rendre la vie supportable en l’embellissant.
« LA VIE N’EST PAS BELLE » (le pessimisme de Schopenhauer).
Nous partirons tout d’abord de la première moitié de la citation qui énonce brutalement que « la vie n’est pas belle » : il s’agit là d’un jugement dépréciatif global qui met en cause la valeur même de notre existence. En quel sens peut-on dire alors que la vie n’est philosophiquement « pas belle »? Schopenhauer veut dire essentiellement ainsi que la vie est mauvaise, qu’elle n’apporte aux hommes que tourments et souffrance et qu’en plus elle nous condamne à la mort. Précisons ce jugement.
La notion de « vie » ici n’est pas à prendre en un sens biologique (le vivant), comme ce qui correspond à un ensemble de forces qui poussent chaque être vivant à persévérer dans son être et à se reproduire. La vie, dans son sens biologique, comme le disait Bichat, peut en effet être comprise comme « l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». Mais quand Schopenhauer parle de la vie ce n’est pas en ce sens biologique : dire « la vie n’est pas belle » ce n’est pas un jugement de biologiste. Mais ce n’est pas non plus « ma vie » qui est désignée par cette expression au sens où le philosophe parlerait de telle ou telle existence particulière pour telle ou telle personne.
La vie ici désigne tout simplement « l’être » dans son sens philosophique c’est-à-dire la réalité de ce qui est comme totalité. Dire « la vie n’est pas belle » c’est un jugement qui porte sur le monde dans son ensemble, sur la totalité des choses d’un point de vue moral et non esthétique, c’est produire un jugement métaphysique, un jugement de valeur sur l’existence. En effet, contre une philosophie « optimiste » qui veut célébrer le monde parce qu’il serait le produit d’une volonté divine, contre la philosophie religieuse de Leibniz par exemple qui énonce que « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles », Schopenhauer nous dit au contraire que « de tous les mondes possibles, notre monde est le plus mauvais ». Pourquoi cette affirmation qui va à l’encontre d’un « optimisme » leibnizien? C’est qu’il n’y a pas au-dessus de nous un dieu bon et providentiel qui aurait créé la réalité. Le monde n’est que la manifestation d’une force, d’un « vouloir vivre », force qui pousse chaque chose à être ce qu’elle est mais sans que l’on puisse en comprendre vraiment la raison. Le « vouloir vivre » qui traverse toute chose est une force aveugle et inconsciente selon Schopenhauer et le monde n’est qu’un hasard sans signification puisqu’il n’y a pas de dieu pour lui donner du sens. Cette force du « vouloir vivre » présente en chaque chose pousse l’homme à vouloir satisfaire son désir. La vie est donc une lutte où les individus s’opposent pour se satisfaire et accéder au plaisir. L’égoïsme est le principe fondamental de tout être et l’homme est dominé par son désir.
Mais l’homme n’est-il que le jouet d’un « vouloir vivre » aveugle? Non car l’homme est capable de conscience : il peut se représenter la réalité et donc quelque chose peut surgir de cette force aveugle inconsciente qu’est le vouloir vivre. L’homme est un animal métaphysique qui s’étonne, s’émerveille, se questionne et fabrique son monde à partir de ses représentations. Mais cette lucidité ne le rend pas plus heureux car, par la conscience, l’homme découvre que la mort est l’horizon même de la vie. La recherche du plaisir ne peut-elle pas nous rendre tout de même plus heureux? Pas vraiment car elle est globalement vaine : l’homme qui désire éprouve inévitablement un manque qui le fait souffrir et la jouissance qui vient de la satisfaction de nos désirs ne dure pas. Avec la satisfaction cesse la jouissance et revient le manque et ainsi de suite : la course au désir ne peut donc s’achever mais la recherche du bonheur est donc elle-même une vanité car il n’y a pas de repos, de félicité durable, pour l’âme humaine. On reste à jamais prisonnier de la course du désir et donc de la souffrance du manque qui l’accompagne inévitablement et si, par hasard, nous réussissions à sortir de la course du désir, on tomberait inévitablement dans l’ennui. Voilà pourquoi, selon Schopenhauer, « la vie oscille comme un pendule de la souffrance à l’ennui ». Le désir est infini, il ne saurait être comblé, dès lors la souffrance aussi n’a jamais de cesse puisque nous ne parviendrons jamais à combler ce manque perpétuel que le désir produit en nous. Le bonheur au sens d’une plénitude, d’un état de contentement positif et stable est donc une illusion pour Schopenhauer. La vie est absurde et la quête du bonheur est une vanité illusoire de l’homme.
« LES IMAGES DE LA VIE SONT BELLES » (le rôle de l’art dans un monde tragique).
Cependant il existe malgré tout des moyens de ne pas être trop malheureux : le but de la philosophie ici n’est pas de prétendre nous rendre heureux mais de nous faire comprendre que nous pouvons éviter d’être trop malheureux (« des malheurs évités le bonheur se compose » dit Schopenhauer). L’ascétisme (le fait de vouloir se délivrer du désir) est un élément de cette stratégie mais l’art occupe aussi une place car il peut être un remède à la souffrance.
La beauté engendre tout d’abord la contemplation et donc une conversion du regard par rapport à notre vision habituelle des choses. Ceci permet alors un certain détachement par rapport au monde lui-même. La perception de la beauté n’est pas utilitaire: elle est l’occasion d’un « plaisir pur » comme le dit Kant, d’une perception désintéressée. La perception du beau et le plaisir qu’il suscite mettent un terme à un rapport purement pragmatique que je peux avoir avec le monde. Le beau en ce sens n’est pas utile : il change mon attitude face au monde en le mettant à distance tout en rendant possible une attitude d’acceuil, de réception, d’acceptation du réel car dans le spectacle du beau je n’attends rien d’autre que le plaisir que je prends à regarder le monde sans perspective utilitaire sur ce qui est beau et je redeviens capable de voir le réel en tant que tel sans désir. La contemplation est donc toujours sereine, c’est un moment de stabilité et de tranquillité et non de tension.
C’est pourquoi Kant d’ailleurs distingue le beau et l’agréable : Est-ce la même chose de dire : « cela me plaît, cela m’est agréable » ou : « ceci est beau » ? Kant distingue l’agréable et le beau. L’agréable, toujours lié à un intérêt attaché à l’objet, suscite le désir de cet objet. De ce point de vue, « il faut admette le principe : à chacun son goût ». L’un aime le vin blanc, l’autre le vin rouge : le jugement ne vaut ici que pour celui qui l’énonce. Il est affaire de sensibilité personnelle. Il s’agit du plaisir lié à la satisfaction d’un désir, qui varie selon les êtres, les circonstances, l’époque, l’âge. Le plaisir esthétique véritable n’est pas la satisfaction d’un désir mais « le plaisir désintéressé qui, dans le silence du désir, accompagne l’activité libre de notre esprit en présence de certains objets » nous dit kant.
Ainsi l’expérience esthétique selon Schopenhauer est l’expérience d’un oubli de soi : mon rapport au monde ne me ramène plus à mes propres désirs et à mes propres attentes mais, par elle, je sors de la logique de mon ego, je me décentre de moi-même. La contemplation nous ouvre ainsi à l’essence des choses, comme si le moi, se perdant dans l’objet qu’il contemple s’évadait de lui-même. Grâce à cette perte de soi (une forme « d’extase » au sens étymologique), l’art permet une forme de consolation provisoire qui nous fait sortir du cycle infernal du désir. Nous échappons par l’art, un bref instant, au combat de la vie et donc à la souffrance parce que nous sommes délivrés du désir.
La représentation esthétique délivre donc le spectateur de lui-même : c’est le principe du spectacle. Nous sortons de nous-mêmes pour voir mais, paradoxalement, nous sommes alors plus proches des choses car moins près de nous-mêmes. Dans un de ces textes, Schopenhauer parle du plaisir de regarder la lune, du bonheur que procure cette contemplation. Ce plaisir vient de ce que nous sortons alors de la logique du vouloir pour rentrer dans la pure intuition de la réalité. On ne désire pas une étoile, on ne peut que se réjouir de sa splendeur. La musique a d’ailleurs pour Schopenhauer une certaine forme de supériorité car elle ne représente aucun objet : elle nous délivre complètement de nos représentations et nous révèle alors l’être intime des choses, l’essence de l’être au-delà des apparences.
Schopenhauer rejoint donc ici le philosophe Nietzsche (La naissance de la tragédie) pour qui l’art nous donne « toutes ces illusions de la belle apparence qui rendent, en chaque instant, l’existence digne d’être vécue, et nous incite à vivre l’instant qui suit ». Telle est le sens alors de la tragédie antique grecque, et notamment celle d’Homère qui proposa aux grecs une image idéale d’eux-mêmes en la transposant dans la splendeur du monde olympien. C’est ainsi que l’art permet d’être une illusion utile à la vie en transformant la plainte des hommes en hymne à la vie. Si la tragédie représente les malheurs de l’existence (quelle vie plus tragique que celle d’Oedipe par exemple?), pourtant cette représentation tragique est capable de produire la joie esthétique où l’homme se décharge de ses propres souffrances. C’est donc par l’art que les grecs parvinrent à triompher de leur pessimisme. Seule la consolation de l’art avait pu les guérir de « la plaie éternelle de l’existence ». « L’art s’avance, écrit Nietzsche, comme un dieu sauveur et un guérisseur : lui seul a le pouvoir de transmuer ce dégoût de ce qu’il y a d’horrible et d’absurde dans l’existence en représentations à l’aide desquelles la vie est rendue possible ». On retrouve donc ici une idée similaire entre Nietzsche et Schopenhauer : l’art doit embellir la vie et nous guérir de nos souffrances.
Ainsi l’art est une solution provisoire mais possible au problème de la souffrance. L’art ne délivre pas complètement de cette souffrance au sens d’un salut mais il adoucie la vie en nous délivrant pendant un certain temps de nous-mêmes, du désir. L’oeuvre belle est celle qui, par-delà l’incohérence du monde, impose l’unité d’un style, donne à voir une synthèse imaginaire et redonne une forme de cohésion et de nécessité là où la vie n’est que dispersion, hasard et aveuglement. La création artistique, et l’imaginaire comme faculté de délivrance, est un des moyens par lequel l’homme peut tenter de donner une réponse à l’absurdité de l’existence.
[2] Ouvrage disponible en ligne : http://classiques.uqac.ca/classiques/Hume_david/essai_sur_la_regle_du_gout/essai_sur_la_regle_du_gout.html
[3] Pour une étude plus poussée de la conception platonicienne de l’art on pourra se reporter à l’excellent cours d’Evelyne Buissière disponible sur le net (la première partie) : http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/file/cours_art_buissiere.pdf
[4]Pour plus de précision : voir cet article sur le rapport entre art et illusion chez Platon :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1956_num_54_42_4873
[5] C’est surtout l’art pictural qui est ici en question. La poésie au contraire n’est pas pensée par Platon comme une illusion : elle est originairement la parole des dieux, qui trouve son origine dans la révélation oraculaire, et le poète commence toujours son hymne par une invocation à la Muse qui l’inspire et lui communique le souffle du verbe. Le Ion de Platon fait du poète un devin enthousiaste (entheos) par lequel se fait entendre la voix du dieu. C’est Apollon qui inspire la Muse, la Muse qui inspire Homère, Homère qui inspire Ion et Ion lui-même qui, enivré par la puissance démoniaque du verbe poétique, inspire à son tour tous ceux qui l’écoutent. C’est pourquoi la parole poétique peut prétendre à la valeur absolue du vrai.
[7] La purgation des émotions, ou « catharsis », se produit selon Aristote grâce au spectacle artistique (la tragédie notamment) : le spectateur peut y ressentir des émotions (la pitié ou la crainte, ect…) mais sous un mode qui l’autorise à s’en purifier. La représentation artistique, en imitant des situations qui ne sauraient être moralement tolérées dans la réalité de la communauté politique (crimes, incestes, etc.), permet cette « catharsis », c’est-à-dire l’épuration des passions mauvaises des hommes qui auraient pu menacer l’ordre réel de la cité si elles n’avaient trouvé à s’épancher dans la contemplation de l’œuvre. L’art est ainsi salutaire pour l’ordre de la cité, qu’il protège en détournant la satisfaction des passions mauvaises dans un autre ordre, celui de l’art.
[10] Le concept allemand de « Volksgeist » désigne l’idée de « génie national ». Ce terme apparaît en 1774, dans le livre de Herder, Une autre philosophie de l’histoire1. Radicalisant la thèse de Montesquieu dans, De l’esprit des lois, Herder affirme que toutes les nations de la terre ont un mode d’être unique et irremplaçable, une spiritualité que l’art exprime.