Accueil Oeuvres (présentation et explication d'ouvrages) Hannah Arendt, « Responsabilité personnelle et régime dictatorial » (1964).

Hannah Arendt, « Responsabilité personnelle et régime dictatorial » (1964).

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Ce livre d’Hannah Arendt (1906-1975), philosophe allemande juive du 20ème siècle, élève de Heidegger,

exilée aux Etats-Unis à partir de la seconde guerre mondiale,  intitulé Responsabilité et jugement est un composé de conférences, d’essais, d’articles. Le texte que nous allons étudier, « Responsabilité personnelle et régime dictatorial », va de la page 57 à 91.

Cet article, rédigé en 1964, est connu pour avoir d’abord été radiodiffusé sous une forme plus courte en Amérique et en Angleterre, mais c’est le manuscrit complet, à la base de cette intervention, qui est ici repris. Il s’agit d’abord d’une réponse rendue nécessaire par la « polémique » (terme qu’elle utilise p.57, la « querelle » (p. 58) suscitée par un livre précédent de H. Arendt, intitulé Eichmann à Jérusalem et sous-titré rapport sur la banalité du mal (1963). Il s’agissait d’un compte-rendu très circonstancié et très documenté du procès Eichmann intenté par Israël contre ce criminel de guerre, responsable de la « gestion » bureaucratique de la déportation des juifs dans les camps, était responsable de millions de morts. Ce livre a suscité plusieurs polémiques plus ou moins justifiées:

- d’abord H. Arendt explique dans son livre sur Eichmann que le génocide n’aurait pas pu s’effectuer sans la passivité / complicité des juifs par l’intermédiaire des « Judenrat » (conseils des représentants de la communauté juive dans les ghettos) et elle semble mettre en cause leur passivité, point qui évidemment suscita bien des critiques.

- ensuite le concept de « banalité du mal » est également assez polémique. Elle estime qu’Eichmann, loin d’être le monstre sanguinaire qu’on pouvait imaginer, est un homme tristement banal, un petit fonctionnaire ambitieux et zélé, entièrement soumis à sa hiérarchie et à l’autorité, incapable de distinguer par lui-même le bien du mal. Pour Arendt, il s’agit là d’un « fait » certes choquant, parce qu’il contredit notre vision habituelle du mal, mais vrai (p. 58). Eichmann croit au fond accomplir ce qui est pour lui un devoir, il suit les consignes et cesse de penser par soumission au système et ne perçoit pas sa propre responsabilité. Au fond Eichman est un homme ordinaire, faible mais pas vraiment différent des autres hommes. Par conséquent l’inhumain se loge en chacun de nous. Dans un régime totalitaire, ceux qui choisissent d’accomplir les activités les plus monstrueuses ne sont pas forcément « inhumains », radicalement fanatisés, brutaux…, ils peuvent agir ainsi non par pure idéologie mais parfois seulement par esprit de soumission, par obéissance au système et à l’autorité, par lâcheté et incapacité à faire preuve de discernement. Continuer à penser par soi-même (c’est-à-dire pouvoir s’interroger sur soi, sur ses actes et le système, sur la norme du bien et du mal) serait alors la condition pour ne pas sombrer dans cette « banalité du mal ». Dans un régime totalitaire, la pensée personnelle est rendue plus difficile par l’idéologie, la propagande et la répression qui terrorise ou manipule.

 

« Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont dangereux ce sont les hommes ordinaires. » Primo LEVI

Arendt précise donc (p. 58) que ce livre sur Eichman avait remis en question « nos théories sur le mal »  car au lieu de voir le mal comme l’expression d’une sauvagerie (vision ordinaire du mal), d’une cruauté, d’une méchanceté, et également d’une ignorance, c’est-à-dire d’une incapacité à saisir des « vérités » morales, on pouvait l’analyser différemment comme la conséquence d’une soumission à une autorité, comme la conséquence d’une absence d’autonomie personnelle face à un système qui vous conduit au pire.

Ainsi le problème posé par le procès d’Eichman consiste d’abord à expliquer le mal, c’est-à-dire ici le totalitarisme, les camps de concentration, « l’horreur elle-même » (p. 64), à expliquer l’effondrement moral d’une époque et d’une société (« la chute » comme le dit Arendt, une véritable « désintégration morale » page 65). Il faut d’abord comprendre comment une génération a pu succomber à la folie nazie.  Et nous verrons que pour Arendt, les concepts classiques dont nous disposions ne sont pas suffisants pour cela. Il faudra donc « tout « reprendre à zéro » (p. 66). Donc premier problème comment est-il possible que certains hommes veuillent accomplir le mal  (le totalitarisme), un mal qui ne s’explique pas simplement par l’ignorance du bien.

D’autre part, le texte de Arendt pose la question de la responsabilité des criminels et de savoir comment est-il possible de les juger : comment peut-on juger un criminel de guerre comme Eichmann ? Ce type de criminel est en effet exceptionnel, du fait même de l’ampleur de ses crimes. Dès lors comment dire la justice dans ce type de procès, en fonction de quels principes, de quels critères du juste? Comment faut-il penser la responsabilité d’un individu par rapport à ce qui apparaît être aussi un système collectif de terreur (le nazisme).

Hannah Arendt reprend, en effet, une accusation, ou plutôt un problème que primo Lévi formulait déjà, et qui était aussi l’argument d’Eichmann au procès, comme de beaucoup d’autres criminels de guerre dans l’histoire… L’argument est le suivant : Est-il possible de juger bien des années plus tard ces périodes si particulières que furent le nazisme ainsi que les crimes qui s’y sont produit alors qu’on y était pas soi-même, qu’on n’a pas vécu soi-même cette période? Peut-on comprendre et apprécier la responsabilité réelle de telle ou telle personne dans un système si vaste qui broyait l’histoire ?  Ne faut-il pas dire que seuls ceux qui ont vécu cette situation réelle, l’époque historique en question et les conditions réelles de ce passé,  peuvent avoir une idée de ce dont il s’agissait vraiment et seraient aptes à juger ?  Rendre la justice serait alors un exercice périlleux car il y aurait alors un décalage trop important entre la situation présente et la période historique que l’on prétend évaluer (en somme : vous n’y étiez pas, vous ne pouvez pas comprendre pourquoi nos avons agit ainsi…) : personne ne pourrait donc juger sans avoir été présent, sans comprendre les circonstances…Voilà l’argument qu’utilisait Eichmann face au tribunal. Quand on lui disait qu’il aurait pu faire d’autres choix, il répondait qu’il n’avait pas le choix et qu’imaginer qu’il aurait pu agir autrement relevait de légendes rétrospectives. La question posée est donc : qui peut juger et comment juger? « qui suis-je pour juger ?» se demande Arendt (p. 59) et comment pouvons nous juger certains faits ou certaines circonstances alors que nous n’étions pas présents ? (lire le texte page 58 et 59 de « finalement »… à « qui étaient présents »).

Nous évoquerons tout le texte mais nous insisterons davantage sur certains passages :

-          Texte 1 : Effondrement moral et jugement. de « J’avais d’une certaine manière tenu pour assuré… » (début du par. 2) à « oublié ce qui se passait réellement » fin du par. 1 de la page 59.

-          Texte 2 : Critique du concept de responsabilité collective de « il existe dans notre société une peur très répandue… » en bas de la page 59, à « à la place du concept de culpabilité collective », bas de la page 61.

-          Texte 3 : Pourquoi punir ?: de « Pour ne donner ici qu’un cas particulier de notre confusion » p. 66 début du second paragraphe, à « ses justifications nous font défaut », page 67, fin du premier paragraphe.

-          Texte 4 : Sur la responsabilité politique et la responsabilité personnelle : de « la question générale concerne la première partie », second par. de la page 68 à « appliqués à des individus » fin par. de la page 69.

-          Texte 5 : Sur la théorie des rouages : de « récemment pendant le débat sur le procès » p.70, à « cette dernière occasion de jouer sur les sentiments » bas de la p. 72.

-          Texte 6 : Sur la distinction entre dictature et système totalitaire : de « les formes totalitaires de gouvernement» page 74, à « responsabilité morale et judiciaire » p. 75

-          Texte 7 : Crimes et raison d’Etat : de la page 79, de  « vous savez sans doute que » (milieu du dernier par.), à 81, « ne les reconnait pas ouvertement », p. 81, fin du premier par.

-          Texte 8 : les vertus du scepticisme en morale : de la page 88 à « je voudrais maintenant poser deux questions », à page 88, « nous aurons à vivre avec nous-mêmes ».

-          Texte 9 : Obeissance et consentement, P.88, fin de page de « l’obéissance est une vertu politique », jusqu’à la fin du livre.

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Première remarque (de la page 58 à 62) – Texte 1 et 2.

Le texte part (p. 58) de l’affirmation classique et socratique du Gorgias de Platon (469 c) selon laquelle « il vaut mieux subir que commettre une mauvaise action ». Regardons un instant le texte de Platon auquel Arendt fait référence :

 « Soc -…le plus grand des maux c’est de commettre l’injustice. – Polos.-  commettre l’injustice, le plus grand des maux ! N’en est-ce pas un plus grand de la subir ! – Socrate. – pas du tout….s’il me fallait absolument commettre l’injustice ou la subir, je préfèrerais la subir plutôt que la commettre. »

 Ce que veut dire Socrate ici c’est qu’il vaut mieux être une victime qu’être un bourreau, non pas parce que l’on souffre moins (au contraire !), mais parce que l’homme qui subit l’injustice conserve sa dignité, sa moralité et donc une certaine valeur à ses propres yeux et donc son estime de soi, sa valeur morale, même s’il souffre du fait d’être victime. Au final la victime est davantage en paix avec sa propre conscience. Socrate applique cette maxime à lui-même car, injustement condamné à mort par les athéniens, il accepte malgré tout de subir cette injustice et démontre par là sa supériorité morale : son exemple servira ensuite de référence à la pensée morale occidentale à travers l’histoire.

La justification de cette idée est qu’il est difficile de vivre en paix avec soi-même si l’on est criminel : le coupable est donc en quelque sorte torturé par sa mauvaise conscience… et donc malheureux. La vertu serait donc en ce sens la condition du bonheur, sans quoi, le tourment, le remord, peuvent s’emparer de nous, ce qui rend impossible toute forme de sérénité.

      H. Arendt souligne alors qu’elle avait cru, à tort, que cette thèse socratique possédait une certaine forme de vérité et que cette conviction socratique était partagée par la plupart des hommes, en quoi elle affirme s’être trompée. (« j’avais tenu pour assuré que nous croyons toujours avec Socrate qu’il vaut mieux subit une injustice que de la commettre » écrit-elle page 58). Cette croyance s’effondre devant les faits : beaucoup d’hommes agissent à l’inverse en pensant qu’il vaut mieux commettre une injustice que la subir et font passer leurs intérêts avant leur moralité (nombreux sont ceux qui sont prêt à commettre des injustices s’ils pensent y trouver un avantage). En somme les hommes ne seraient pas moraux en soi mais seraient d’abord incapables de résister à la tentation… Faut-il croire à  l’immoralité des hommes ? Si nous pouvions être invisibles, ferions nous le mal (hypothèse de Platon avec la fable de l’anneau de Cygès) sans pouvoir résister à la tentation? Si tel est le cas alors les hommes seraient justes moraux par hypocrisie c’est-à-dire par la peur d’être sanctionné et non par vertu.

Des actes ignobles, des meurtres de masse,  ont été commis pendant la période nazie dans la légalité de l’époque et ont été considérés pourtant comme justifiables par l’idéologie dominante. La morale s’est effondrée. Dès lors se pose la question de l’évaluation de la responsabilité de ceux qui ont participé à ces crimes. Mais il faut juger en tenant compte des circonstances : ont-elles été déterminantes ?  Est-il compréhensible d’imaginer que les hommes qui ont participé à ces crimes se soient laissés entraîner par les évènements ? Cela peut-il atténuer leur responsabilité ?

Selon Arendt de tels raisonnements sont absurdes. D’abord parce que « la tentation » (le fait d’être poussé par des circonstances) n’implique pas la perte de la responsabilité. C’est qu’on pense (à  tort) qu’être forcé et être tenté c’est la même chose en partant du principe qu’il est, non pas difficile, mais impossible, de résister à la tentation. (Arendt veut dénoncer ce présupposé par lequel on s’autorise à commettre une injustice avec une relative bonne conscience, en se disant qu’on  ne pouvait pas faire autrement, parce que la tentation était trop forte). Etre forcé c’est ne plus avoir le choix et ne plus être responsable, être tentés c’est rester maitre de soi et garder sa responsabilité. Mettre en avant des circonstances historiques n’est pas une justification, écrit-elle p. 58 (« une tentation n’est pas une justification morale »…).

            D’autre part, dire qu’il fallait être présent à l’époque pour pouvoir juger la participation à des crimes d’Etat, ce serait interdire et condamner la pratique des tribunaux et le travail des historiens (lire page 59 paragraphe 2). Il ne faut donc pas s’interdire la possibilité de juger les crimes du passé, même des crimes d’Etat. Il ne faut pas douter de notre capacité de juger…

            Pourtant Arendt semble considérer qu’il y a dans notre société une certaine réticence à juger des crimes du passé; elle parle même « d’une peur de juger » (Texte 2, p.59). Comment expliquer cette réticence à vouloir dire la justice ? Elle évoque la Bible pour expliquer cette peur de juger qui serait donc culturelle : « ne juge pas si tu ne veux pas être jugé » (seul Dieu est le vrai juge en somme, ainsi « ne jetons pas la pierre »). Mais cette évocation de la culture religieuse ne fait que dissimuler une raison plus fondamentale encore pour laquelle il y a un certain blocage devant l’idée de jugement : c’est l’idée selon laquelle nous croyons que l’homme, plongé dans l’histoire, n’est pas vraiment libre, qu’il n’est pas vraiment autonome, c’est-à-dire un agent complètement responsable, et puisque la responsabilité dépend de la liberté, personne ne serait donc tout à fait responsable de l’histoire en marche ni donc coupable d’elle. On se réfère alors à des « tendances historiques », à une nécessité mystérieuse (à des « mouvements dialectiques » dit Arendt (page 60), au sens où il serait illusoire de rapporter des fautes à des personnes particulières (peut-on expliquer la seconde guerre mondiale par la seule volonté d’Hitler ? Même Eichman serait au fond le  jouet de forces collectives qui le dépassent (l’esprit du temps, la « tendance historique »). Il serait donc simpliste d’expliquer la shoah par la seule faute de tel ou tel homme.

            Ainsi la considération de l’histoire ferait disparaître le point de vue moral sur le monde et la nécessité historique l’emporterait sur l’idée même de justice. Si personne n’est responsable en particulier, alors cela conduit donc à l’idée d’une responsabilité collective qui revient à poser que personne (en particulier) n’est responsable puisque tout le monde l’est. Accuser quelqu’un devient une idée vulgaire et simpliste (selon la logique du bouc émissaire) et  isoler quelqu’un comme coupable en particulier, c’est hypocrite, c’est se considérer soi-même comme meilleurs que ceux que nous jugeons alors que c’est toute une époque qui en fait est à juger et pas seulement un homme, toute une société.

            Autre exemple pris par Arendt, pour montrer qu’il y a dans notre culture une certaine résistance à l’idée même de juger, c’est celui du pape Pie 12 qui, lors de la 2ème guerre mondiale fut accusé d’être resté trop silencieux sur le génocide des juifs (ce qui a soulevé des protestations car certains voulaient disait que ce n’était pas le pape qui était responsable de ce silence mais la chrétienté toute entière : voir le film « Amen » sur ce sujet).  Au fond si ce n’est plus un tel ou un tel qui est responsable alors c’est tout le monde, la société dans son ensemble. Le problème posé ici par le texte d’Arendt est donc ici celui de la responsabilité et de la culpabilité collective, concept très problématique pour plusieurs raisons :

            En effet  si tout le monde est coupable (tous les allemands et toute leur histoire à partir de Luther) plus personne ne l’est vraiment devant la justice mais pire cette idée a permis de « blanchir ceux qui avait réellement fait quelque chose » (p.60). La culpabilité universelle ou collective devient en fait trop  abstraite et anonyme, et pénalement, on ne peut désigner nommément personne comme coupable. Ce genre de concept est en fait une manière d’éviter d’avoir à établir la culpabilité et est un exemple de cette incapacité de juger qui peut exister dans notre culture. Si tous les allemands sont coupables (et beaucoup d’entre eux se sentaient coupables des crimes nazis alors même qu’ils n’y avaient pas participé, alors personne ne l’est : la collectivisation de la faute est une forme de disculpation. Voilà pourquoi Arendt insiste sur « l’absurdité de ce concept » (p .60)

            Heureusement il existe une institution où on prend en considération la responsabilité personnelle, où on juge des personnes et non des peuples ou des nations: le tribunal. Pour lequel il existe des repères : la loi. Car comment dire ce qui est juste et injuste si on ne connaît pas la loi ? Si les problèmes juridiques et moraux sont différents ils ont en commun la présupposition du pouvoir de juger (voir sur ce point la page 62).

            Deuxième remarque personnelle (p.62 à 68) :

            Arendt sait bien qu’il n’est pas toujours facile d’avoir à juger (surtout des questions morales par exemple) et elle avoue qu’elle-même, du fait de sa formation intellectuelle initiale, elle n’a pas beaucoup été portée vers le questionnement moral : lorsqu’elle était jeune elle pensait que la conduite morale allait de soi et ne nécessitait pas de réflexion particulière, elle pensait que « la conduite morale se comprend d’elle-même », dit-elle page 63. Elle pensait au fond que le comportement moral des gens était au fond un acquis de la civilisation, une chose évidente, que la vertu était une chose naturelle et donc qu’il n’était pas important de s’interroger sur la moralité des hommes, sur La fragilité des hommes, sur leur capacité à résister…

Mais la leçon sur toutes ces choses a commencé en 1933 et s’est terminée avec la shoah : « nous avons eu amplement l’occasion d’apprendre » écrit-elle page 63. Nous avons découvert des monstruosités que personne n’imaginait possible avant (la mort industrielle). Et le problème pour la philosophie et notre civilisation est évidemment d’avoir à expliquer comment une telle monstruosité fut-elle possible dans un pays dit « civilisé » et comment juger, punir et pardonner ces crimes inédits, cette horreur inexprimable : face à cela (ce passé monstrueux incompréhensible), que pouvaient en effet nous dire nos leçons de morales habituelles ? Arendt insiste sur l’idée que ces crimes vont au-delà des normes juridiques et morales habituelles : « A l’époque, l’horreur elle-même, dans sa monstruosité nue, semblait non seulement à moi, mais à beaucoup d’autres, transcender toutes les catégories morales et exploser toutes les normes de la jurisprudence : c’était quelque chose que les hommes ne pouvaient ni punir ni pardonner » ( p. 64).

            Ce que veut dire H. Arendt ici est qu’il a donc fallu du temps à cette génération confrontée à l’horreur, pour commencer à comprendre ce qui s’était passé, car personne n’était préparé à comprendre le nazisme et ses crimes et les anciennes catégories morales habituelles dont elle disposait n’étaient pas adaptées pour permettre de penser et de juger de tels évènements. Personne n’a d’abord vu que le nazisme posait non seulement un problème politique évident mais un problème moral nouveau. En somme Arendt cherche à souligner que l’éducation morale classique reçue ne les avait pas préparés à se questionner sur le totalitarisme et sa nouveauté historique.  

            La seule interrogation morale que l’on se posait à l’époque concernait non pas tant le comportement criminels des nazis (torture, terreur), mais le comportement des amis qui avaient été incapables, sur le plan politique, impressionnés qu’ils étaient par la réussite du fascisme, de s’opposer à cela et d’imposer leur propre jugement au « verdict de l’histoire » (p. 65). Il y avait là comme une sorte de « désappointement » dit Arendt, de « chute universelle du jugement personnel » face à la montée du nazisme. Il y avait en effet au début du nazisme une sorte de « désagrégation morale » qui préfigurait la désagrégation totale que la guerre allait engendrer ensuite. Arendt confesse donc son impréparation conceptuelle et mentale, à faire face à ces nouvelles questions morales (comprendre et juger les crimes nazies). Il a donc fallu « tout reprendre à zéro » dit-elle (page 66) et réinventer de nouvelles catégories mentales pour comprendre ce qui s’est passé pendant le nazisme. Elle insiste sur cette idée que les concepts traditionnels de la pensée morale sont devenus inappropriés face à l’ampleur des crimes et leur nouveauté..

            Que souhaite nous dire H. Arendt lorsqu’elle évoque cette idée d’une insuffisance des concepts classiques à penser le mal totalitaire d’un point de vue moral et juridique ? Un exemple précis peut nous permettre de comprendre combien les catégories et les principes moraux  habituels étaient inadéquats à la nouvelle situation : prenons l’exemple de la punition (Texte 3). ( p.66 et 67)

Pourquoi punir ? Il y a 4 justifications habituelles à la punition :

: 1- la punition sert à la protection de la société, 2- elle vise à l’amélioration du criminel, 3- elle sert de dissuasion, 4- elle est une forme de la justice rétributive (son but est de permettre une réparation des dommages provoqués auprès des victimes). Or, dans le cas des crimes nazis ; crimes sans précédent, aucun de ces concepts traditionnels ne fonctionnent pour les criminels de guerre. Et pourtant il faut les punir ! Mais toute la question est de savoir de quelles normes nous pouvons disposer pour pouvoir juger ces crimes, non dans l’esprit de revanche et donc de vengeance, mais dans l’esprit de justice (on peut insister ici sur la différence entre vengeance et justice puisque comme le dit Arendt, « le droit et la peine sont apparus sur terre afin de briser l’éternel cercle vicieux de la vengeance ».

On peut donc reformuler la question de la manière suivante : Qui est le mieux qualifié pour discuter de ces problèmes ? : « ceux qui ont des standards et des normes ne correspondant pas à une expérience ou bien ceux qui n’ont rien d’autre que leur expérience… non déformée par des concepts préconçus ? » écrit-elle page 67. Autrement dit, comment juger lorsque les faits que nous avons à juger sont sans précédent et ne correspondent plus à nos normes traditionnelles ? Comment juger sans pouvoir  se référer à des standards et à des normes à des règles générales sous lesquels subsumer les cas particuliers ? Comment peut s’exercer la faculté de jugement quand elle est confrontée à l’effondrement de toutes les normes habituelles, et où les circonstances ne fournissent des cas qui sont non prévus par les règles ? Comment juger ce qui n’a jamais été jugé ? Il faut, pour pouvoir rendre justice, souligne Arendt, présupposer une faculté humaine de jugement rationnel (en dehors de toute émotion ou intérêt) qui n’est pas liée à des règles sous lesquelles on subsume normalement les cas particuliers (jugement déterminant) mais qui « produit au contraire ses propres principes en vertu de l’activité de jugement elle-même ( Lire page 67).

Expliquons ce passage : Qui peut juger ? soit 1) celui qui a des concepts et des normes ou des catégories préalables qui prévoient une faute (la loi). Il pratique alors un jugement de type déterminant par lequel on fait correspondre un fait particulier à une norme juridique générale. Cela s’appelle « subsumer » (ranger sous) une chose sous une catégorie générale (à telle faute, telle sanction : rendre la justice consiste alors à trouver la correspondance entre la faute et la sanction en vertu de ces catégories, ce qui est le propre du travail du juge. Il ne s’agit pas là véritablement de « penser » (au sens de produire soi même des normes) mais d’interpréter la loi, de faire correspondre, d’articuler des normes générales avec des faits particuliers. Mais le risque dans ce cas c’est que lorsque les catégories s’effondrent ou ne correspondent plus à l’expérience, il devient nécessaire de produire de nouvelles catégories. L’expérience du nazisme consiste d’ailleurs à brouiller toutes ces catégories morales habituelles et à les faire exploser puisque le crime, organisé par l’Etat, devient la règle de ce qui est juste, la norme du souhaitable, ce qui produit une perte des repères moraux  (les gens ont modifié leur catégorie morales, leur servant à juger, avec une facilité déconcertante).  

Soit 2) peut juger celui qui ne sent pas lié à ces catégories morales habituelles, mais peut produire ses propres principes en vertu de l’activité de jugement elle-même. Arendt semble présupposer cette possibilité … que l’homme puisse juger par lui-même, qu’il existe en chaque homme une faculté humaine de jugement « spontanée »….

Question complexe que l’auteur laisse de côté, et qui nous conduirait à une philosophie du jugement, mais qui est importante car elle nous signale que le fait de juger implique non pas seulement la possibilité de juger en fonction des lois, mais aussi de juger en fonction d’un sens spontané et rationnel de la justice (une faculté autonome de jugement) de qui nous invite à une réflexion sur la philosophie du jugement…

-          Clarifications et distinctions nécessaires au préalable (p. 68):  (il s’agit d’une clarification générale des concepts en jeu dans le titre de la conférence):

1)      Sur l’idée de responsabilité personnelle :

            Arendt se livre ici à des précisions sur les notions qu’elle utilise, tout d’abord à propose de l’idée de responsabilité personnelle (lire texte 4): Ce terme  doit se distinguer et s’opposer à la responsabilité politique qu’un gouvernement ou une nation doit assumer. Cette dernière nécessite d’endosser la responsabilité du passé (elle évoque Napoléon à ce sujet) et écrit p. 68 qu’ainsi « chaque génération procédant d’un continuum historique porte le fardeau des péchés de ses pères » comme « elle est créditée » des actes de ses ancêtres. Nous héritons, en politique d’une situation dont nous sommes responsables. Mais il ne s’agit pas d’une responsabilité « personnelle » : en réalité nous ne sommes pas vraiment responsable de ce qui s’est passé avant nous et ce n’est que métaphoriquement précise-t-elle que nous pouvons dire que nous sommes coupables des crimes de notre peuple ou du genre humain c’est-à-dire pour des actes que nous n’avons pas commis personnellement. Il est moralement injuste de se sentir coupable de quelque chose que nous n’avons pas fait. C’est même très grave de se sentir coupable quand on est innocent, car cette responsabilité collective conduit à blanchir ceux qui ont fait quelque chose. Bref, la culpabilité ou l’innocence n’ont de sens qu’appliquée à des individus (de là une certaine confusion quand à la libération certains allemands se disaient se sentir coupables des crimes nazis alors même que les criminels en question eux ne ressentaient aucune culpabilité ! Il n’existe donc pas de responsabilité ou d’innocence collective selon Arendt, et il dénoncer les confusions morales en la matière à propos de la « culpabilité » du peuple allemand.

- la théorie des rouages, (lire texte 5, à partir de la page 69, second par.) vient compliquer la réflexion sur la responsabilité. Le rouage est au sens strict un élément d’une machine qui assure une transmission. On se sert donc de ce terme pour désigner les personnes au service d’un système bureaucratique. La personne disparait derrière la fonction. C’est alors son rôle dans le système qui détermine son comportement. Ainsi chaque personne est remplaçable en tant que simple rouage et ressemble à l’élément d’une vaste machine sociale. Cette idée de rouage explique alors la défense utilisée par tous les accusés de crimes de guerre pour diluer leur responsabilité : « je n’étais qu’un pion », « si je ne l’avais pas fait quelqu’un d’autre l’aurait fait à ma place », « je ne faisais qu’obéir aux ordres » …. C’est exact en partie. Dans l’Allemagne nazie seul Hitler décidait au sommet et était irremplaçable, les autres n’étaient que des rouages plus ou moins importants et obéissaient. Mais pour autant cela supprime-t-il la responsabilité personnelle de tous les autres ? Dans un système totalitaire bureaucratisé, le lieu du pouvoir et des décisions se concentre en une personne mais cela n’enlève rien à l’idée de responsabilité au sens juridique du terme.

            La notion de rouage qui vise donc à déresponsabiliser n’a pas de sens dans un tribunal. C’est ce qu’illustre le procès Eichmann. La défense a plaidé qu’il n’était qu’un rouage (petit).  Mais cette idée que l’accusé est un bouc émissaire, et qu’il est jugé par accident, fut rapidement évacuée car dans un tribunal ce n’est pas l’histoire qu’on juge, ou un système, pas un –isme, mais une personne, un fonctionnaire qui est un être humain et c’est cet homme qui remplit cette fonction. On demande à l’accusé si oui ou non lui et pas un autre, cette personne donc irremplaçable, a effectivement commis les crimes dont on l’accuse.

            Certes la nature du système bureaucratique consiste à diluer et déplacer les responsabilités, (« c’est pas moi qui décide… »), et il s’agit davantage d’un « gouvernement des bureaux » et non du « gouvernement des hommes ». La bureaucratie c’est le gouvernement de personne dit Arendt (page 73) et c’est ce qui rend cette forme de pouvoir inhumaine. Mais cette approche descriptive, qui est celle de la science politique, n’est pas valable devant un tribunal. Si on dit  « je n’étais qu’un simple rouage, qu’une pièce du système, c’est le système qui entraînait les membres à faire tout ça »… alors il faut demander « pourquoi êtes-vous devenu un rouage et avez-vous accepté d’être un rouage dans ces circonstances ? ». Un procès considère donc l’homme et non le rouage. Pour que la responsabilité judicaire puisse être établie il faut donc présupposer et partir de l’idée de responsabilité individuelle (à partir de la page 73). On peut certes, évidemment, prendre en compte le système, mais comme une circonstance atténuante et non pas comme excuse.

2) (seconde partie du titre) distinctions concernant l’idée de «  régime dictatorial ».

            Il faut distinguer selon Arendt le totalitarisme des formes classiques de dictature. La dictature au sens antique et romain est « une forme d’urgence de gouvernement constitutionnel et légal limitée dans le temps et les pouvoirs ». C’est par exemple la situation dans laquelle nous nous trouvons lorsqu’est proclamé l’état d’urgence dans les zones sinistrées ou la loi martiale en temps de guerre, il y a aussi l’exemple des dictatures modernes où les militaires ou un parti prennent le pouvoir sonnant ainsi le glas des libertés politiques mais la vie privée et les activités non politiques ne sont pas nécessairement touchées. Ils peuvent être brutaux mais ils ne sont pas toujours criminels et quand ils commettent des crimes c’est à l’égard des ennemis du régime. Les crimes des gouvernements totalitaires concernent des gens qui ne sont pas même forcément des ennemis du régime mais des innocents. Le totalitarisme est un système criminel généralisé… (Lire texte 6 p.74 et 75).

            Et c’est aussi le processus même de la domination qui sert de critère de différence (à partir de la page 75) puisque dans les régimes totalitaires, cette domination s’étend à toutes les sphères de la vie, y compris privée.  La société totalitaire est sous le contrôle total de l’Etat et devient monolithique. Donc toutes les activités supposent de la part de ceux qui les remplissent une allégeance au pouvoir et sont coordonnées par le pouvoir même lorsqu’elles semblent sortir de la sphère purement politique. Pas d’espace un tant soi peu libre et public en dehors de cela. Tout ceux qui sont alors membres du parti ou qui appartiennent à l’élite du régime sont alors impliqués dans un processus de soumission et de criminalité et seuls ceux qui ont quitté la vie publique et la politique peuvent éviter d’avoir à porter une responsabilité morale ou judiciaire. Dans le nazisme, à tous les échelons de l’Etat, tous ceux qui ont participé au régime furent  alors complices. Et pour échapper à la responsabilité il fallait un refus de collaborer, une non participation aux crimes légalisés par le gouvernement.

            Mais alors on peut faire l’objection suivante : ceux qui sont accusés aujourd’hui sont justement ceux qui n’ont pas déserté et qui ont essayé, là où ils étaient, d’atténuer les horreurs de l’intérieur du système… alors que les autres ont simplement fuit. Mais pour Arendt, ceux qui parlent ainsi sont ceux qui, en fait, par leur participation même, ont rendu possible les crimes. Arendt refuse donc un tel argument en disant que ce type de raisonnement aurait pu à la rigueur se justifier si on avait réussit à renverser les régimes et s’il était émis par ceux qui avait fomenté le complot, mais tel n’est pas le cas.

            Reste encore les simples adhérents au régime : comment évaluer leur culpabilité ?  Cette question se complique à l’heure où il faut rendre des comptes. A ce moment là, plus personne ne voulait se reconnaître comme adhérent convaincu, tout au moins jamais pour le programme criminel pour lequel ils passaient en jugement. Alors comment évaluer leur culpabilité liée à leur coopération avec les nazis ? Très peu de gens étaient complètement d’accord avec les crimes du régime, mais ils considèrent malgré tout plus responsable de rester en poste et au final étaient complices du système.

            On ne peut évoquer ici l’argument du moindre mal, l’idée étant qu’il est souvent difficile dans certaines circonstances historiques de garder « les mains propres » au nom du moralisme aseptisé (kantisme ou vision religieuse de la morale) sans quoi on se condamne à l’impuissance (c’était un mal de rester complice des nazis, mais c’était un moindre mal)  car non seulement il ne tient guère, mais surtout le mal est le mal et celui du III Reich est sans doute le pire et pas le moindre. L’argument du moindre mal est toujours utilisé par ceux qui ont choisit le mal pour conditionner les gens à le commettre. Mais refuser le mal, c’est refuser le mal sans condition, quoiqu’il arrive par ailleurs (c’est pourquoi on doit refuser, dans la logique du Talmud, de tuer un homme même si on pense que cela va en sauver d’autres). Arendt refuse donc ainsi l’argument du moindre mal.

            Arendt remarque qu’il est plus facile d’appliquer des formules toutes faites et des concepts habituels que de juger et de penser, et c’est ce que montre cet « argument » du moindre mal au niveau moral mais la question se pose aussi au niveau juridique. Ainsi que valent ces arguments selon lequel ces crimes auraient été commis au nom de la « raison d’Etat » ou en vertu d’ordres donnés par des supérieurs ? (lire texte 7 page 79-81).

            Les ordres donnés par des supérieurs relèvent de la sanction judiciaire même s’il faut reconnaître la difficulté de la position du soldat qui, soit risque d’être fusillé s’il désobéit à un ordre, soit risque d’être pendu par un juge s’il obtempère. C’est là poser le problème de ce qu’on appelle « la raison d’Etat » : certains Etats  peuvent parfois être conduit à faire des actes en dehors du cadre juridique normal, et les gouvernements pourraient être amenés à commettre des crimes parce que leur existence en dépend : (comme l’avait si bien analysé Machiavel en son temps): « la raison d’Etat ne peut-être liée par des limitations juridiques ou des considérations morales » parce que ce qui est en jeu c’est l’existence même de l’Etat qui est la condition de la validité de ces règles en son sein. C’est quelque chose d’assimilable à de la légitime défense. Peut être dans certains cas, l’action de l’Etat est alors hors du cadre normal des tribunaux…

            Mais ce raisonnement ne convient pas pour les crimes des Etats totalitaires car les crimes organisés par le régime nazi ne répondait à aucune forme d’autodéfense,  au contraire même, on pourrait, par exemple, imaginer que le gouvernement nazi aurait sans doute survécu s’il n’avait pas commis la shoah qui lui coutait en moyens, en temps, en forces militaire au détriment de l’acte même de guerre. Mais surtout, tout le raisonnement sur la « raison d’Etat » présuppose qu’il est légitime parfois d’accomplir des actes illégaux pour pouvoir maintenir et préserver la légalité en même temps que l’existence de la nation. Mais dans le cas du III Reich, nous avons assisté à un renversement complet de la légalité car il s’agissait seulement d’être au service du crime. La machinerie étatique tout entière imposait de commettre des crimes. Il s’agissait donc non pas de la « raison d’Etat » mais d’un renversement total de la légalité. Le crime n’était plus l’exception mais la règle, ce qui permet alors encore de distinguer les systèmes totalitaires qui pratique le crime systématique et les dictatures classiques qui l’utilisent mais à titre d’exception.

            En ce qui concerne donc les ordres donnés supérieurs, on considère habituellement que ces ordres donnés en général par un pouvoir, ne sont pas normalement criminels, et que lorsqu’ils le deviennent, on doit donc se rendre compte de leur illégalité et y désobéir : autrement dit, juridiquement les ordres auxquels il faut désobéir doivent être « manifestement illégaux » (un officier devient fou et demande de torturer ou de tuer). L’ordre en question doit clairement apparaître comme une exception. Le problème avec le nazisme c’est que la situation s’est inversée : les ordres criminels deviennent la règle quotidienne et cette marque d’exception caractérisaient plutôt les ordres non criminels.

            Si on s’appuie alors sur le cas Eichmann et son procès on aboutira alors à une situation assez paradoxale. Eichmann se veut en effet être un citoyen respectueux des lois du 3ème Reich….et avait estimé, à la fin de la guerre, fin 44, que l’ordre qu’il avait reçu d’Himmler, de cesser les déportations et de démanteler les usines de la mort, pouvait apparaître comme contraire à la légalité du système nazi. On assiste alors ici à un renversement total du concept de légalité, l’ordre de faire cesser le crime pouvant apparaître comme illégal aux yeux de celui à qui on donnait l’ordre.

            Dans certaines périodes de l’histoire, le sens moral humain peut donc se détruire et le légal apparaître comme l’illégal, ce qui doit nous conduire à remettre en question l’idée que chacun reconnaît naturellement la légalité et rejette l’illégalité « pourvu que l’œil ne soit pas aveugle et le cœur corrompu » (autrement dit que les hommes auraient tous une conscience morale commune). H. Arendt affirme que cette hypothèse optimiste est très insuffisante. Dans le cas d’Eichmann ce qu’on lui demandait c’était d’avoir eu un certain sentiment de la légalité profond qui l’aurait conduit à contredire la loi de son pays, mais cela nécessitait beaucoup plus « qu’un œil qui ne soit pas aveugle et un cœur ni dur ni corrompu ». Les conditions était telles, dans le système nazi, que chaque acte moral était illégal et chaque acte légal était immoral…

Donc on peut mettre en cause une vision assez optimiste de la nature humaine selon laquelle chaque homme disposerait d’une faculté indépendante vis-à-vis de la loi et de l’opinion publique qui juge à neuf et en toute spontanéité chaque acte d’un point de vue moral Si cela veut dire qu’un sentiment moral s’est implanté en nous depuis des siècles et qu’il est impossible de l’avoir perdu si soudainement, alors c’est une hypothèse très douteuse au vu de ce qui s’est produit en Allemagne : la soumission généralisée à des ordres illégaux.

Et on ne peut pas dire non plus que les nazis étaient une sorte de gang de criminels brutaux (seule une petite minorité de responsables entraînant une majorité au mieux complices le fut vraiment). Eichmann ne se pense pas criminel. Il faisait en sorte d’éviter les duretés qui n’étaient pas nécessaires. La conscience d’Eichmann était d’ailleurs révoltée par la cruauté, mais pas par l’assassinat de masse….

La difficulté est donc de comprendre le génocide, des millions de victimes mais advenu dans le cadre d’un ordre juridique, un système étatique, un crime organisé par le droit qui a inversé toutes nos valeurs : le nazisme a fait passer une société basée sur le « tu ne tueras point » au « tu tueras », non pas des coupables mais des innocents non dangereux, et en dépit de toutes considérations utilitaires ou militaires… Le programme d’assassinat  n’avait en effet pas de rapport direct avec la guerre, mieux même la guerre pouvait d’une certaine façon servir d’écran de fumée pour masquer ses opérations d’assassinat qui furent organisées par la société respectable de son temps : ce n’est même pas par fanatisme que tout le monde suivait mais plutôt par respect pour la discipline et pour la  parole du Fürher qui avait force de loi.

C’est que le peuple tout entier croyait à ce « nouvel ordre », pour la seule raison que c’était comme ça. L’avocat de Eichmann au procès avait dit à deux reprises que ce qui s’était passé dans les camps était considéré à l’époque comme une « affaire médicale » (cité page 85). On voit ainsi à quel point la morale traditionnelle pouvait subitement s’évaporer pour s’inverser sans difficulté…

Le débat sur la responsabilité personnelle requiert donc cette présentation des circonstances. Mais il faut aborder maintenant 2 nouvelles questions  concernant ceux qui se sont retirés, et n’ont pas collaboré (les résistants) : 1-comment ont-ils fait ? 2- et qu’est-ce qui les a conduit à se comporter ainsi ? (lire Page 86 et 87- texte 8).

Rep.1 : Ceux qui ont choisit de désobéir furent les seuls à « juger par-eux-mêmes ». Et ils ont été les seuls à pouvoir le faire parce qu’ils disposaient d’un meilleur système de valeurs ou parce que les critères classiques de la moralité étaient solidement implantés dans leur conscience. Ceux qui n’ont pas participé sont ceux dont la conscience n’a pas fonctionné « mécaniquement » en appliquant simplement un système de valeurs à la place d’un autre, en se soumettant à des règles ou des ordres reçus, sans pouvoir les mettre en question.

Ceux qui n’ont pas participé aux crimes se sont plutôt demandé s’ils seraient capables de vivre avec eux-mêmes après avoir commis un crime. Comme ils préféraient ne pas vivre avec le meurtrier qu’ils seraient alors devenus, ils ont pu aussi préférer la mort à la criminalité. Pour cela il ne faut pas nécessairement une grande intelligence (une sophistication morale comme le dit Arendt) mais une il faut une disposition à vivre avec soi-même, conformément à l’idée socratique, c’est-à-dire « penser », dialoguer avec soi-même.

La séparation entre ceux qui veulent penser/juger par eux-mêmes et les autres n’est ni sociale, ni culturelle, ni intellectuelle : ce n’est même pas ceux qui adhèrent fortement à des valeurs morales (« tu ne tueras point ») qui sont fiables car on a vu que les valeurs morales pouvaient justement s’évaporer dans l’esprit des gens en une nuit. Les gens plus fiables finalement sont plutôt les sceptiques, ceux qui doutent, qui pensent qui jugent par eux mêmes parce qu’ils examinent et se forment un avis en sachant qu’ils auront à vivre avec eux-mêmes.

Que dire alors du reproche d’irresponsabilité adressé à ceux qui sont lavés les mains de ce qui se passait ? Ce reproche ne fonctionne pas : car la responsabilité politique suppose un minimum de pouvoir politique, autrement l’impuissance constitue une excuse valide.  Qu’en est-il de ceux qui pensent que la participation était un devoir et qui ont obéit au pouvoir nazi? Leur argument était que l’obéissance est un devoir politique car sans elle aucun corps politique ne survit, la liberté complète et sans restriction n’existe pas car ce serait la fin d’une communauté politique organisée. Donc il fallait obéir…. Arendt réfute ce raisonnement an voulant faire la distinction entre obéissance et consentement.

Distinction consentement et obéissance.  Texte 9 –page 88 et 89.

            La confusion entre obéissance et consentement est source d’erreurs : un adulte consent et un enfant obéit : un adulte consent au sens où il soutient volontairement l’autorité, la loi ou l’organisation à laquelle il  se soumet. Il est donc actif… et sa soumission repose sur sa propre volonté. Un enfant lui ne fait que subir et reste soumit à ses parents par contrainte.

Nous croyons en général que le corps politique est constitué de gouvernants d’un côté (qui ordonnent) et de gouvernés de l’autre (qui obéissent) mais en réalité le pouvoir politique des gouvernants n’est possible que l’ensemble de la population accepte et prête son concours à l’organisation du système :  comme le dit Arendt (page 89),  le chef n’est rien d’autre que le « primus inter pares » (expression latine –le premier entre les égaux) qui désigne le président d’une assemblée qui n’a pas de pouvoir réel) et donc ceux qui obéissent en réalité le soutiennent lui et son entreprise. Sans le consentement de la population,  il serait impuissant. On ne trouve donc que l’obéissance au sens strict (au sens d’une soumission en fait) que chez les enfants ou chez les esclaves car là ils restent impuissants face au pouvoir.  Les rouages du système ne sont donc pas des passifs mais ils sont des soutiens actifs, des soutiens plutôt que de simples soumis. En consentant aux lois en réalité je les soutiens. Les non-participants ont refusé leur soutien et si beaucoup faisaient de même le régime s’effondrerait, ce qui confirmerait cette idée (cette idée renvoie au texte d’Etienne de la Boétie sur la servitude volontaire : « ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux »).

            On trouve d’ailleurs cette idée au cœur des mouvements de désobéissance civile et de résistance non-violente. Voilà pourquoi Arendt montre qu’on peut résister sans rébellion mais de manière collective et la lutte non violente pourrait en ce sens être très efficace.

            Les criminels nazis sont donc pleinement responsables même s’ils faisaient parti d’un système qui les dépassait : ils n’ont pas obéit mais consentit et la question n’est pas « pourquoi avez-vous obéit ? » mais :« pourquoi avez-vous donné votre soutien ? ». Il faudrait donc éliminer le mot obéissance de notre vocabulaire politique pour le remplacer par celui de consentement.

 

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