DES SOURCES DE LA CONNAISSANCE ET DE L’IGNORANCE
KARL POPPER (1960).
Pour une théorie de la « docte ignorance ».
« La vérité transcende l’autorité humaine ». Karl Popper.
Cette conférence aborde la question philosophique de la recherche de la vérité et des sources de la connaissance humaine. Il examine à ce sujet plusieurs théories de la connaissance qui cherchent une solution au problème du fondement du savoir. Si l’homme cherche la vérité, par quel moyen pourra-t-il obtenir des connaissances certaines? Le problème est alors d’examiner la théorie empiriste de la connaissance et également la théorie rationaliste. L’auteur se propose d’ailleurs de critiquer ces deux théories dans leur prétention à obtenir la vérité à partir d’un fondement solide et absolument indubitable. L’auteur se présente cependant lui-même comme un rationaliste et un empiriste mais « d’un genre particulier » (p. 17). Il faudra donc se demander en quoi la théorie de Popper est-elle spécifique et se distingue de l’empirisme et du rationalisme et en quoi il fait la critique des ces deux théories qui prétendent indiquer le moyen pour l’homme d’obtenir des connaissances vérifiables. Il reconnaît certes, dès le début du texte, que l’observation, autant que la raison, jouent un rôle dans l’élaboration de la connaissance mais il reste encore à en préciser « les fonctions respectives ». Nous verrons qu’ici Popper expose sa théorie qu’il veut définir comme un « rationalisme critique » qui énonce que l’homme peut réfuter des théories et être certain de ce qui est faux, mais qu’il n’est pas possible à l’homme d’atteindre la vérité même en science. Nous verrons en effet que selon Popper, l’homme ne peut pas atteindre la vérité mais ne peut se faire sur le monde que des conjectures. Popper citera dans son livre (P. 140) Xénophane selon qui « la vérité certaine nul homme ne l’a connue ». Cette formule permettra à l’auteur de souligner que la recherche de la vérité n’est sans doute pas possible. Pour autant, cela ne veut pas dire que nou ne pouvons pas éliminer nos erreurs par la critique des théories (falsifiabilité). C’est sans doute cela que Popper nomme le « rationalisme critique », c’est le refus de croire qu’il est possible d’aller à la vérité directement : nous ne pouvons que corriger nos erreurs. Quel est le fondement de la connaissance ? Popper dit page 140 qu’il n’en sait rien car l’homme ne peut atteindre que des hypothèses, des suppositions et non des certitudes absolues. Il opte donc pour une conception « conjecturale » de la connaissance humaine
1) Empirisme et rationalisme . (chapitre 1)
Nous commencerons l’étude du texte par la lecture du chapitre 1 de la page 15 à 17.
L’auteur commence par reprendre la vieille querelle qui oppose l’école philosophique anglaise, c’est-à-dire l’empirisme qui est représenté par des philosophes comme Hume, Bacon, Berkeley, Locke, Stuart Mill, et l’école dite « continentale » c’est-à-dire le rationalisme classique de Descartes, Spinoza ou Leibniz. Dans le premier cas, l’empirisme dit que le fondement de toute connaissance, et donc la source de la vérité se trouve dans l’observation, tandis que l’autre école disait que la fondement de la connaissance c’est « la vision des idées claire et distinctes » (théorie de Descartes par exemple).
Expliquons donc l’opposition entre ces deux théories :
Une connaissance est toujours la mise en relation d’un sujet et d’un objet par une certaine structure que le sujet peut mobiliser pour décrire l’objet : mais les avis divergent sur la part qui revient plutôt au sujet dans l’acte de connaître ou la part qui revient à l’objet. Les structures en question pourront être plutôt celle du sujet, ou plutôt celle de l’objet. D’où un questionnement philosophique sur la manière dont se construit le savoir : ou bien la connaissance n’est que le résultat de l’enregistrement dans le sujet d’informations déjà organisées dans le monde extérieur, ou bien elle est plutôt produite par le sujet lui-même qui possède la faculté d’agencer les données immédiates de la perception. Globalement la philosophie oppose une tendance « réaliste » qui voudrait que ce soit le monde qui s’imprime dans le sujet pour produire la connaissance, ou plutôt un idéalisme qui insiste beaucoup plus sur la part que le sujet lui-même intègre à l’acte de connaître. Ces deux théories sont impossibles à réfuter ou à démontrer : il s’agit d’hypothèses philosophiques. La première tend à expliquer la connaissance humaine à partir de l’action que les objets exercent sur le sujet : c’est la théorie de « l’esprit-seau » : la connaissance n’est qu’une information reçue par l’intermédiaire des sens (thèse sensualiste déjà évoquée par Platon dans le Théétète : « notre esprit est un seau, à l’origine il est vide ou à peu près et des matériaux rentrent dans le seau par l’intermédiaire de nos sens, il s’accumulent et sont digérés ». On retrouve cette métaphore avec l’idée de « tabula rasa », ou de l’esprit comparé à une page blanche, qui autorisait Locke ou Hume, à dire que toutes nos idées viennent de nos sensations. Il n’y a donc pas d’idées innées, voilà la thèse empiriste. Connaître c’est recevoir. Nos sens sont frappés par des objets extérieurs qui engendrent nos représentations : la connaissance dérive intégralement de l’expérience et la limite. « Nihil est in intellectun quod non fuerit in sensu ».
Le problème alors est d’expliquer les erreurs : si connaître c’est recevoir pourquoi tout le monde ne voit-il pas la vérité ? Cela vient du sujet (et non de l’objet) qui voit mal ou interprète mal sa perception. C’est dans l’esprit (et non dans la perception) que se trouve nos erreurs de jugement : il faut donc pouvoir purger l’esprit de ses erreurs et il pourra voir la vérité.
L’autre théorie est le rationalisme. C’est la théorie selon laquelle la connaissance mobilise pour se constituer des éléments qui ne sont pas réductibles à l’expérience. Dans ce cas, le rationalisme imagine parfois que l’esprit possède dès le départ des idées innées (Descartes) ou pour le moins, des données, des notions primitives sans lesquelles le donné de l’expérience n’aurait pour nous aucun sens. Dans ce sens l’esprit possède ses propres lois que la sensation ne fait que mobiliser pour produire une connaissance. Il ya donc dans la tradition rationaliste l’idée que l’esprit humain est capable de produire par lui-même ses propres vérités
L’auteur remarque que le débat entre ces deux théories est toujours actuel : l’empirisme est la théorie dominante en Angleterre ou aux Etats- Unis, mais globalement, et même en Europe, c’est la théorie que l’on tient pour vraie s’agissant de la connaissance scientifique. Cela veut dire que nous pensons que la science se construit non pas sur des idées, des intuitions évidentes (comme le souhaitait « l’intellectualisme » cartésien) mais sur une base d’observation des phénomènes. On se souvient que pour Descartes en effet, la recherche de la vérité commence par la recherche d’idées claires et distinctes qui étant absolument certaines et évidentes, comme le cogito, fonde le savoir, sont le premier socle à partir duquel l’esprit peut ensuite tenter de reconstruire une connaissance certaine.
L’auteur précise enfin que malgré le fait que l’empirisme et le rationalisme semblent opposées, il considère non seulement qu’elles ont en fait plus de points communs que l’on croit, et qu’elles sont toutes les deux dans l’erreur, car selon l’auteur « ni l’observation, ni la raison ne peuvent suffire à produire la connaissance » ni certifier à l’homme un accès à la vérité. Sans doute l’observation et la raison jouent un rôle mais pas le rôle que leur assignent les théories empiristes ou rationalistes. Donc l’auteur prétend dépasser les deux thèses exposées pour une autre position qu’il nommera à la fin du livre « un rationalisme critique ». Nous verrons que le propre de ce rationalisme critique, est d’affirmer que l’homme peut essayer d’atteindre la vérité mais qu’elle risque fort de rester en dehors de notre portée.
2) « L’optimisme épistémologique ». (Chapitre 3). Page 23 à 27.
L’auteur fait ici allusion à une représentation optimiste qu’à l’homme de connaître et d’atteindre la vérité, ce qu’il nomme un « optimisme épistémologique ». Cette doctrine repose sur une doctrine, celle du « caractère manifeste de la vérité ». Ce qui est intéressant ici c’est que l’auteur a l’air de dire que cette théorie a favorisé dans l’histoire l’apparition de sociétés libres : il parle d’un « mouvement de libération » qui commence à la Renaissance, se prolonge avec la Réforme protestante et trouve son aboutissement dans les sociétés anglophones (anglaise ou américaine c’est-à-dire « libérales »). Il y aurait donc un rapport ici entre l’épistémologie et la politique. Avant de préciser cette idée, commençons par examiner la doctrine du caractère manifeste de la vérité.
L’idée est que si la vérité est voilée, elle peut malgré tout se révéler car, au fond, si la vérité n’avait pas cette possibilité de se manifester, nous ne pourrions jamais la connaître. Autrement le vrai se manifeste de lui-même par des signes des critères : une fois que le voile qui nous masque le vrai est enlevée, la vérité peut apparaître comme distincte de l’erreur et c’est par là que nous pouvons éviter l’erreur ou l’illusion. Selon Popper, deux philosophes ici représentent cette philosophie Bacon et Descartes (cité page 24) qui furent à la source de la science et la technique moderne. En effet, la leçon de Descartes est de refuser l’idée que la connaissance humaine puisse se fonder sur la tradition, sur une autorité indiscutable (un texte sacré par exemple). Donc Descartes et Bacon incarnent un courant « antitraditionaliste » et « antiautoritariste » : l’esprit humain ne doit pas accepter de vérités qui seraient toutes faites, données à l’avance (par une autorité), mais il doit chercher lui-même la vérité par ses propres moyens : « l’autorité ne doit pas être invoquée puisque les sources de la connaissance sont en chacun » écrit Popper page 25. Allusion explicite est faite ici à la démarche du doute radical et méthodique de Descartes qui cherchait dans le Discours de la méthode la vérité dans une « intuition de l’esprit qui sert à distinguer le vrai du faux, récusant tout idée dont l’entendement n’a pas une connaissance claire ». Descartes avait en effet trouvé dans l’évidence intuitive un critère de vérité nous permettant de poser des premières idées vraies, à partir de quoi la pensée pouvait déduire logiquement le reste de son système (pensée déductive). Quant à Francis Bacon évoqué ici, il s’agit du philosophe anglais du 17ème siècle, fondateur de la théorie empiriste moderne selon laquelle la connaissance trouve sa source dans l’expérience . Contre la pensée déductive, Bacon opte donc pour ce qu’il nomme « l’interprétation de la nature » et l’observation de d’expérience comme source de la connaissance. Pourquoi l’auteur affirme-t-il alors que « si l’homme a la faculté de connaître alors il peut être libre » ? C’est que si l’homme n’est plus soumis à une autorité, une vérité qu’on lui impose, il peut la découvrir lui-même et demeure autonome dans sa recherche de la vérité. La vérité n’est pas donnée à l’avance, elle doit être produite librement par l’esprit. On peut donc imaginer l’inverse c’est-à-dire une situation où l’on pense que l’homme n’a pas la faculté de connaître la vérité par lui-même (vision pessimiste de la connaissance). Une telle hypothèse (qui n’accorderait aucune confiance en l’homme dans son discernement et sa capacité à trouver par lui-même la vérité), va de paire avec des doctrines qui affirment que de fortes institutions et la protection de puissantes autorités sont nécessaires pour sauver l’homme de sa bêtise, de sa perdition, de son ignorance et du vice (théorie autoritariste). On retrouve ici une vision religieuse de l’homme qui veut affirmer sa décadence, son ignorance : si tel est le cas, si l’homme est perdu et incapable par lui-même de trouver le vrai, alors il faut l’encadrer, et lui inculquer la vérité (ce qui conduit à des politiques tyrannique, ce qui donne l’Inquisition religieuse dans l’histoire, comme l’auteur l’évoque à propos du roman de Dostoïevski, Les frères Karamazov).
Donc les épistémologies pessimiste et optimiste s’opposent tout comme s’opposent « traditionalisme » (la vérité se fonde sur un enseignement reçu, une tradition, une autorité extérieure) et « rationalisme » (au sens large c’est-à-dire au sens d’une doctrine qui affirme que la raison humaine peut trouver par elle-même la vérité, au sens où l’on a confiance dans le pouvoir de connaître de l’esprit humain, qu’il s’agisse de l’empirisme de Bacon ou du rationalisme cartésien). Le rationalisme se définit donc ici comme le droit de critiquer par la science et la raison, toute tradition (c’est-à-dire tout enseignement) et toute autorité qui ne vont que véhiculer des préjugés, des croyances, voire même la déraison. Le traditionalisme c’est l’adhésion à une autorité. On voit bien alors le rapport ici entre société libre (démocratique ou libérales) et épistémologie optimiste : une société démocratique ne peut pas imposer une vérité à tous (par ex. une croyance religieuse) mais doit laisser les hommes penser par eux-mêmes. L’intérêt du livre de Popper ici est de faire le lien entre épistémologie et politique.
Chapitre 5 : La doctrine du caractère manifeste de la vérité. P. 33 à 41.
Le problème ici est de réfléchir à la recherche de la vérité et donc au rapport entre l’ignorance et la connaissance. D’où vient en effet que l’homme ne voit pas la vérité ? La doctrine du caractère manifeste de la vérité repose sur l’idée qu’il suffit de dévoiler la vérité pour l’apercevoir, et que la vérité une fois atteinte se révèle comme telle à notre esprit qui peut la reconnaître. Cette doctrine est celle de Descartes (Dieu a donné à l’homme le moyen d’identifier la vérité –véracitas dei-), comme chez Bacon pour qui la nature est un livre ouvert (véracitas naturae) et la vérité surgit à qui sait la regarder (si l’on ne voit pas la vérité c’est que l’on regarde mal ou notre esprit reste prisonnier de préjugés). Il faut donc avec cette théorie rendre compte de l’erreur plus que de la vérité car on présuppose le caractère manifeste du vrai, il faut donc expliquer pourquoi on ne la voit pas.
On peut voir cette incapacité à voir le vrai comme le résultat d’un refus de voir le vrai, le résultat d’influences extérieures : nos préjugés reçus de l’éducation et de la tradition ont rempli notre esprit de choses fausses : donc l’ignorance n’est pas tant définit ici comme un défaut de connaissance mais comme la conséquence de résistances qui s’opposent à l’acte de connaître (non pas absence de connaissance mais perversion de la connaissance). L’auteur parle alors de contamination de l’esprit aveuglé (page 36) qui nous empêche de voir la vérité et nous détourne du vrai (on retrouve ici quelque chose d’analogue à la théorie de Bachelard sur les « obstacles épistémologiques ». On peut évoquer ici l’exemple de la « théorie du complot » : pour les marxistes, la presse capitaliste, déforme la vérité et instaure une censure afin d’imposer de fausses croyances aux travailleurs c’est-à-dire des idéologies (l’idéologie au sens de Marx c’est une illusion qui a le pouvoir d’occulter la vérité : la religion notamment est en ce sens « l’ opium du peuple » c’est-à-dire une illusion qui nous trompe sur le vrai tout en cherchant à nous réconforter. La religion serait donc pour Marx un procédé qui consiste à maintenir dans l’ignorance des individus pour mieux les opprimer et les aliéner (voir page 36 et 37) sur Marx). L’auteur nomme cette théorie, « la théorie du complot » qui est la conséquence inéluctable d’une vision optimiste de la connaissance : la vérité pourrait triompher si on laissait les esprits libres de la chercher par eux-mêmes, si on n’imposait pas le faux (sous entendu si le vrai et le faux se combattaient à armes égales, la vérité triompherait. Si la vérité ne triomphe pas, c’est que des forces malignes l’empêchent d’apparaître. La tolérance, la liberté d’expression, permettrait à la vérité d’apparaître. Cette théorie du complot apparaît à l’auteur n’être globalement qu’un mythe (p. 39) tout comme l’est aussi aux yeux de l’auteur la doctrine du caractère manifeste de la vérité. La vérité est difficile à atteindre et peut se perdre même lorsqu’on l’a déjà trouvé : « des croyances fausses perdurent pendant des siècles » et la théorie du complot en est d’ailleurs une forme (de fausses croyances). C’est un idée erronée de croire que l’erreur s’expliquerait par une volonté maléfique qui nous en détournerait. Ainsi, si l’on peut perdre la vérité, la théorie de Descartes et de Bacon n’est pas suffisante. La théorie du caractère manifeste de la vérité est fausse bien que paradoxalement elle ait pu encourager les hommes à penser par eux-mêmes et à être plus libres. Cette théorie a rendu possible la science moderne, la lutte contre la censure, la fin de la répression en matière de liberté de penser. Cette théorie fut au fondement de l’individualisme et a accompagné la naissance des Lumières, l’apparition d’une société plus libre. Mais pour autant cette idée est contestable bien qu’elle ait donné naissance à une multiplicité d’idée légitimes. Si le libéralisme est une bonne chose historiquement, l’épistémologie optimiste qui l’a accompagné depuis sa naissance est fausse.
Chapitre 7 : Du platonisme : la théorie de le réminiscence et le mythe de la caverne. (p. 47à la page 57)
Dans la conception grecque de la création artistique, les poètes sont inspirés dans la production de leurs œuvre d’art par une source supra-humaine de nature divine : les muses . L’inspiration pour l’artiste « vient d’en haut » en quelque sorte, elle est donnée par une puissance surnaturelle et non simplement par la raison humaine. Les dieux peuvent d’une manière plus générale, transmettre un certain savoir à l’homme et la divinité est ainsi une source de connaissance ainsi qu’elle est garante de la véracité du savoir. D’autres philosophes évoqués par l’auteur suivent cette même idée d’un savoir inspiré à l’homme par les dieux : Parménide ou bien encore Héraclite qui se décrit lui-même comme « une bouche égarée possédé du dieu » (page 49). Zeus serait donc source de toute sagesse. On retrouve donc chez Platon, notamment dans l’Ion, cette théorie de l’inspiration divine du poète et la doctrine de l’origine divine de la connaissance. En effet, selon le Ménon de Platon, (81b-d) l’âme humaine, avant de naître existait et pouvait en tant que pur esprit, contempler les vérités et connaissait toutes choses. En naissant, notre âme s’incarne, elle épouse un corps et delà oublie toutes ces vérités autrefois contemplées du fait que sa connaissance est prisonnière de la perception sensible. Mais par la philosophie (la métaphysique), par une ascension spirituelle vers les vérités universelles, nous pouvons aider notre âme à retrouver les vérités que nous savions auparavant. Nous reconnaîtrons alors la vérité parce que la connaissions déjà : la découverte de la vérité est chez Platon une redécouverte : comme le dit Popper page 52 : « toute connaissance est une re-connaissance ». Voilà donc la théorie de la réminiscence : connaître c’est se souvenir des essences autrefois contemplées. Il y a là une doctrine de l’âme selon laquelle notre âme avant d’exister via la présence d’un corps baignait dans un « état divin d’omniscience » puisque l’âme humaine baignait dans le monde éternel des idées pures. La naissance est donc pensée comme « une chute », une perte qui nous fait passer d’un état céleste à un état terrestre, ce dernier étant un état d’illusion. L’âme participait au monde divin de la connaissance pure : désormais elle est prisonnière d’un corps qui la rend ignorante. C’est la condition corporelle de l’homme qui explique son ignorance (théorie que l’on retrouve souvent à l’œuvre dans les religions). On voit ici que la théorie de la réminiscence est liée à celle de l’origine divine de notre connaissance et à celle également du caractère manifeste de la vérité. Si nous sommes plongés dans un oubli coupable, nous avons la possibilité malgré tout, d’apercevoir la vérité, nous ne manquerions pas de la reconnaître. On retrouve cette thèse chez Platon, notamment dans le Ménon, lorsque l’on voit Socrate aider un jeune esclave ignorant à refaire la démonstration du théorème de Pythagore. On voit ici à l’œuvre une théorie optimiste qui non seulement décrit l’homme comme désireux de trouver la vérité mais qui peut l’identifier comme telle dès qu’il est en sa présence.
Cependant, cet optimisme épistémologique n’est pas constant dans l’œuvre de Platon car dans la République, l’allégorie de la caverne semble (514 sq) inverser l’idée et procède au contraire d’un certain désenchantement. Selon Popper, on voit dans cette allégorie une théorie pessimiste de la connaissance se dessiner : l’expérience sensible y est décrite comme une illusion, des reflets sans vérité qui nous éloigne du monde véritable. L’évasion vers la vérité, cette élévation spirituelle, le fait de s’échapper de la caverne vers le soleil (de l’illusion vers la connaissance) ne pourrait se faire qu’au prix de « difficultés insurmontables » dit Popper. Autrement dit, cette allégorie revient sur la doctrine du caractère manifeste de la vérité car le vrai n’est plus décrit comme ce qui illumine mais ce qui aveugle, qui ne peut facilement être vu. Les obstacles qui s’opposent à l’accès à la vérité sont trop importants et au final, très rares sont les hommes qui y parviennent (la sagesse est ésotérique). Seuls quelques uns sont en mesure d’atteindre la vérité.
Les conséquences d’une telle théorie finalement pessimiste est visible dans Les Lois, autre texte de Platon. En effet, dans ce texte, on voit que chacune de ces deux théories de la connaissance (optimiste ou pessimiste) peuvent fonder deux philosophies politiques opposées, deux conceptions de l’Etat et de la société : d’un côté le rationalisme antitraditionaliste et antiautoritariste, révolutionnaire et utopiste (à la Descartes), et l’autre l’autoritarisme traditionaliste.
Chapitre 9 : L’interprétation de la nature selon Bacon. P. 69 à 78.
Quelle est selon Bacon la vraie méthode nous permettant d’atteindre la vérité ? Selon Bacon, pour atteindre le vrai il faut procéder à une « interpretation naturae ». La traduction littérale de cette expression voudrait dire une « interprétation de la nature », mais selon Popper, il vaut mieux traduire cette expression par « déchiffrage du livre de la nature ». Le problème est que la notion d’interprétation a aujourd’hui toujours une dimension relativiste ou subjectiviste. Quand on parle de l’interprétation d’une chose, on a le sentiment que chacun peut interpréter cette chose à sa manière. Interpréter c’est donner du sens, mais à sa façon. Quand on parle de l’interprétation d’un concerto par un chef d’orchestre ou un musicien, par exemple, on veut dire qu’il y a toujours plusieurs interprétations possibles et qu’aucune n’est forcément plus vraie qu’une autre, mais que chacune peut avoir sa légitimité dans le sens où interpréter c’est produire une lecture singulière, originale. Là où la démonstration est l’application d’une logique rigoureuse, l’interprétation semble relever d’un tâtonnement qui ne donne pas de garantie d’objectivité (l’interprétation semble être le signe d’un manque de vérité objective). On peut se demander d’ailleurs si interpréter c’est découvrir un sens (le déchiffrer comme on déchiffre un code secret comme dans l’interprétation des rêves) ou bien inventer un sens qui n’existe pas encore. A priori l’interprétation semble ouvrir la recherche du sens à l’infini (on a jamais fini d’interpréter une musique, un texte…). Interpréter c’est chercher des signes pour leur donner une signification comme le médecin interprète un symptôme qui apparaît mais qui cache en même temps son sens. Et donc il y a toujours plusieurs interprétations possibles c’est-à-dire qu’on peut toujours donner un sens différent à un même phénomène ( par exemple un phénomène historique interprété différemment par des historiens). Bref comme le dit l’auteur, interpréter c’est supposer d’autres lectures possibles (page 71), c’est lire au sens d’interpréter un texte. Quand on dit que le juge doit dire et droit, on veut dire par là qu’il doit interpréter la loi et qu’il dispose donc d’une certaine marge de manœuvre pour le faire. Cela est notre compréhension actuelle du mot lire, au sens d’une exégèse.
Mais à l’époque de Bacon, l’idée qu’il faut dire le droit n’est pas relativiste : cela voudrait dire que le juge doit dire la loi telle qu’elle est et de l’appliquer strictement selon les codes et interpréter la loi ne veut pas dire en ce sens là, la traduire à sa façon, mais l’appliquer strictement. Pour Bacon, « interpréter la nature » cela ne veut pas dire que chacun peut la lire à sa façon mais qu’au contraire qu’on doit lire le livre de la nature tel qu’il est. Donc ici interprétation ne veut pas dire au sens moderne qu’on peut donner du sens à la nature à partir de ce qu’on pourrait imaginer, à partir de ses propres hypothèses, de conjectures, ce qui ne ferait que produire des suppositions, mais l’observation de la nature doit produire une connaissance certaine, vraie, objective.
Comment l’esprit peut-il avoir de la nature une lecture exacte ? En éliminant de notre esprit les fausses conjectures, (« anticipation mentis »), les hypothèses, les préjugés, les anticipations. Il faut purifier l’esprit de toute croyance et trouver l’observation pure en se débarrassant de nos idées préconçues. Pour l’empirisme c’est en nous débarrassant de toute croyance que nous pourrons voir la nature à livre ouvert par l’observation, et que la vérité pourra se manifester. C’est en supprimant en l’homme toute croyance préalable et en se fondant sur l’observation pure que la vérité pourra surgir. On voit bien ici alors en quoi l’empirisme de Bacon participe de la doctrine de la vérité manifeste.
Chapitre XIII / La critique de l’empirisme. page 111 à 120.
On aborde la question de la validité de l’empirisme à partir de cette question : l’observation peut-elle être une source ultime de la connaissance qui nous garantisse l’accès à la vérité ? Et sinon quelle serait les sources de la connaissance ? Pour un empiriste, le fondement de la connaissance c’est l’observation et donc si on affirme une quelque chose, il faut pouvoir montrer que telle assertion repose sur une observation première. Mais critique Popper, cette réponse n’est pas satisfaisante car la plupart de nos affirmations ne reposent pas sur des observations mais sur autre chose, sur des témoignages, des lectures : j’affirme cela parce que je l’ai lu dans le journal… par exemple. Mais comment alors vérifier l’information publiée dans le journal ? Il faudrait alors voir sur le terrain pour trouver des témoins oculaires qui confirmeraient l’info. L’empiriste répondrait donc qu’en tout dernier ressort, toutes les connaissances que nous découvrons dans les livres semble reposer sur des observations premières et si l’on peut porter crédit à certains de ces documents (comme les archives d’historiens par exemple) c’est qu’au final, il repose sur des observations initiales. Mais ce raisonnement selon Popper n’est pas valable car cette manière de croire qu’il existe une source ultime de la connaissance est fausse : « cette manière de poser le problème en termes de source ultimes, de source dont on invoquerait l’autorité » repose sur une erreur. Si on demandait au journal « the Times » quelles sont les sources de leur informations, nous aurions du mal à arriver à une observations première et fiable mais au contraire rechercher le fondement de la connaissance c’est s’engager dans un processus sans fin de régression à l’infini où chaque étape rendrait nécessaire la poursuite de l’enquête qui ferait alors « boule de neige » écrit Popper page 116. Il prend l’exemple d’une information journalistique à vérifier (le premier ministre a décidé d’avancer son retour à Londres). Par quel moyen en contrôler la vérité ? Avec cet exemple d’information à vérifier, il veut montrer qu’un processus empirique de vérification d’une affirmation est sans fin, qui nous conduirait de vérification en vérification, ce qui rendrait fastidieux la recherche de la vérité et qui ne permettrait pas d’aboutir à une conclusion certaine. Ainsi croire que la connaissance peut se fonder une source ultime qui en garantirait la vérité (l’observation) représente une « impossibilité logique » p.120, qui nous conduirait à une régression à l’infini, la doctrine du caractère manifeste de la vérité étant justement quelque chose qui aurait pour but de mettre un terme à cette régression. Il est donc fastidieux et inutile de rechercher une source de la connaissance. D’ailleurs nous ne procédons pas comme cela dans la vie habituellement.
Chapitre XV. Le rationalisme critique. Page 133 à137
Quelles sont alors les sources de la connaissance ? Elle sont multiples dit Popper mais aucune d’elle ne fait autorité définitivement. En fait ce que veut dénoncer Popper c’est l’idée d’un fondement de la connaissance qui seul ferait autorité de manière indiscutable. Car on peut obtenir des découvertes, des informations des tas de manière différentes et pas simplement par observation et donc la connaissance humaine peut provenir de tas de démarches possibles mais aucune de ces sources n’est en soi une source « ultime » qui peut nous garantir la vérité et donc la vraie question de la connaissance ce n’est pas celle de la source car nous ne déterminons pas la validité d’une connaissance en interrogeant sa source, quoique cela soit parfois comme c’est le cas en histoire, mais la plupart du temps nous ne cherchons pas à vérifier la valeur d’une théorie en nous interrogeant sur ces sources, sur son origine, mais par une autre méthode qui consiste, dit-il, à les tester par une méthode plus directe. Donc il faut en finir avec cette démarche fondationnaliste, qui cherche une source ultime nous garantissant la vérité et qui feraient autorité (les sens ou l’intellect). On s’est toujours demandé dans la question de la recherche de la vérité sur quoi en dernière instance pouvait se fonder la connaissance. Popper propose alors de considérer qu’il « n’existe pas de source idéale de la connaissance » et que toutes les sources de notre savoir peuvent parfois nous entraîner dans l’erreur : autrement dit il n’y a aucune méthode qui pourrait à coup sur nous garantir la vérité.
Il faut donc changer le problème : la question n’est plus de savoir comment on peut obtenir la vérité, un critère de vrai : la question va être au contraire de savoir comment on peut obtenir un critère du faux : « de quelle façon pouvons nous déceler l’erreur ? » se demande Popper page 134. Il faut en finir avec une démarche autoritariste qui cherche une origine, une forme de savoir pur et fiable, qui serait la vérité même, une sorte de pureté de la connaissance. Or selon Popper, il n’existe pas de vérité pure, de fondement fiable, de « sources immaculées » et sans tâche de la connaissance. Popper cite Xénophane qui avait de la connaissance une vision « conjecturale » dit Popper : cela veut dire que l’homme ne peut pas atteindre la vérité mais il ne peut se faire sur le monde que des conjectures. Comme nous l’avions dit en introduction, on peut se reporter à la citation de Xénophane pour qui « la vérité certaine nul homme ne l’a connue » et donc au lieu de chercher la vérité nous devons surtout éliminer l’erreur par la critique des théories. Voilà ce que Popper nomme « le rationalisme critique » c’est le refus de croire qu’il est possible d’atteindre la vérité directement : on ne peut que corriger nos erreurs. Quel est le fondement de la connaissance ? Popper dit page 140 qu’il n’en sait rien car l’homme ne peut atteindre que des hypothèses, des suppositions.
Chapitre XVI : La docte ignorance.
Ce chapitre résume les idées du livre en formulant 10 thèses :
1) Il n’y a pas de source ultime de la connaissance car la connaissance se construit toujours à partir d’une multiplicité de sources.
2) En épistémologie, la question des sources n’est pas la bonne question, mais il faut pouvoir tester les affirmations et voir comment elles s’accordent avec les faits. Les tests pouvant trancher négativement, mais jamais affirmer la vérité définitive de l’assertion.
3) Les tests ou examen critiques peuvent être d’au moins deux sortes : expérimentaux mais aussi logique en examinant la cohérence interne des théories.
4) La source la plus importante de la connaissance est la tradition i.e. justement ce que l’empirisme rejette comme « anticipatio mentis » (préjugé chez Bacon). On ne part pas d’observation brute mais de préjugés, de croyances ou d’opinions : ce que l’on sait pour l’essentiel vient de lectures, de relation auxquelles on accorde crédit. Mais évidemment ce qu’il appelle ainsi tradition ( ce qu’on nous apprend) n’est toujours qu’un point de départ, pas un aboutissement, qui pour être fécond devra être critiquée et examiné.
5) Popper se situe entre deux positions opposées. D’une part l’antitraditionalisme qui consiste à rejeter la tradition en bloc et d’autre part le traditionalisme qui consiste à accepter et valider la tradition telle quelle. Ce n’est pas parce qu’il n’est pas antitraditionaliste qu’il est traditionaliste, car la tradition est critiquable mais « sans elle il serait impossible de connaître ». La tradition est un point de départ à partir de quoi peut s’exercer la critique.
6) La connaissance ne part pas de rien, et ne résulte pas d’une pure observation ; tout progrès du savoir repose le plus souvent sur une transformation ou une amélioration d’un savoir antérieur. La connaissance progresse par correction des erreurs.
7) Popper se situe encore entre l’optimisme épistémologique (caractère manifeste de la vérité) et le pessimisme épistémologique ( scepticisme et relativisme), il se situe dans la suite de l’allégorie de la caverne (et non dans la doctrine de la réminiscence (esclave du Ménon) qu’il associe au caractère manifeste de la vérité cf. chap VII) : la vérité existe mais le parcours du prisonnier est pour le moins difficile et se solde par un échec ( cf. cours sur l’Allégorie de la caverne). Ce n’est pas pessimiste dans la mesure où s’il est impossible de parvenir à une vérité certaine on sait qu’il est au moins possible de s’en rapprocher en améliorant nos connaissances par élimination de l’erreur. Si on ne trouve jamais la vérité on sait au moins avec certitude ce qui est faux, on a des repères. Donc ni optimisme, ni pessimisme mais il s’agit d’une position intermédiaire.
8) L’intuition comme source possible de connaissance. L’intuition est la saisie immédiate d’une idée avec le sentiment de sa vérité. Le problème de l’intuition est qu’elle court-circuite le raisonnement et demeure donc purement subjective, incommunicable. L’intuitif s’oppose au discursif i.e. à ce qui suit un cheminement méthodique étape par étape, que l’on peut retracer et reproduire. Donc l’intuition est précieuse mais il faut aussi s’en méfier, car elle peut être fausse malgré le sentiment d’évidence qui peut parfois l’accompagner. Simplement plus une conjecture est audacieuse (voire farfelue) plus elle est potentiellement féconde, car soit elle est facilement réfutable et on l’abandonne, soit elle résiste aux tests et ouvre une voie nouvelle.
9) Thèse assez surprenante : la clarté et l’exactitude du langage ne sont pas indispensables. Il veut dire que comme les mots ne sont que des étiquettes associées à des concepts de manière conventionnelle ce n’est pas la peine de se battre pour des mots. Pour illustrer cette idée on peut penser à la fin de Zadig de Voltaire où il réunit un musulman, un hindou, un persan des chrétiens divers etc. et où ils sont près d’en venir aux mains car chacun défend son dieu Allah, Shiva, Bouddha, Zarathoustra… Jusqu’au moment où Zadig intervient pour dire que ce n’est que le nom qui diffère… mais que la réalité désignée est la même.
10) Thèse de la docte ignorance. Oxymore qui signifie que plus notre connaissance s’accroît et plus nous prenons conscience de l’étendue de notre ignorance. On notera au passage, ce que ne dit pas Popper mais qui est impliquée logiquement, que cela signifie aussi que moins on sait plus on croit savoir, plus on pense disposer d’un savoir conséquent. L’ignorant l’est toujours « au carré », si on peut dire, non seulement il est ignorant mais il ignore qu’il l’est. Concrètement on peut développer cette idée de la manière suivante. Les progrès de la science nous ont ouverts de nouvelles dimensions vers l’infiniment petit ou vers l’infiniment grand, de nouvelles parties du réel à explorer dont on ne soupçonnait pas l’existence ; régulièrement on découvre de nouveaux objets d’études et l’on voit ici que les perspectives sont infinies, comme notre ignorance.
ChapitreXVII (Conclusion)
Les grandes théories philosophiques même erronées contiennent souvent quelque chose de vrai susceptible d’être retenu. Ainsi en va-t-il de la doctrine du caractère manifeste de la vérité.
Cette doctrine comporte deux idées une vraie et une fausse.
1) la fausse. Ce qui est faux c’est de croire que l’origine d’une connaissance en constitue le fondement i.e. la légitime et la valide ( cf. distinction origine, fondement). En bref que la source est l’autorité ( cf argument d’autorité). Or Popper a montré qu’il n’y avait aucune autorité a priori légitime en matière de connaissance)
2) la vraie. « La vérité transcende l’autorité humaine ». Là attention au contresens ; ce qu’il veut dire c’est qu’ « aucune autorité humaine ne saurait instituer la vérité par décret ». Cela veut dire que parmi les hommes personnes ne détient la vérité et qu’il faut se méfier de ceux qui affirment la détenir. Il ne le dit pas explicitement à ce moment là mais c’est là qu’il exprime certains aspects de sa pensée libérale et un certain relativisme en matière de croyance qui fonde la tolérance.