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Thème : BONHEUR ET DESIR

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BONHEUR ET DESIR

« Il y a deux tragédies dans la vie. l’une est de ne pas obtenir ce que l’on désire ardemment, et l’autre de l’obtenir. « 

George Bernard Shaw, Homme et surhomme (1903).

Plan du cours :

Introduction.

I La voie négative : être heureux c’est simplement ne pas être malheureux. «  Des malheurs évités le bonheur se compose  » (Schopenhauer).

A)Le divertissement selon Pascal (Analyse des Pensées).

B) Etre heureux consiste à éviter la souffrance : Etude de la Lettre à Ménécée.d’Epicure.

C) La sagesse tragique : le bonheur par renoncement (Les aphorismes de la sagesse de Schopenhauer).

II Conscience et insatisfaction.

A) La conscience malheureuse (Hegel).

B) Bonheur et plaisir (faut-il ne pas penser pour être heureux ?).

III La voie positive : le bonheur entre vertu individuelle et vertu collective.

A) Bonheur et vertu : faut-il être vertueux pour être heureux ? (Socrate)

1) L’ignorance socratique et l’ironie.

2) Texte du Gorgias (491 D : dialogue de Gorgias avec Socrate sur le bonheur.

B) Bonheur et imagination.

1) Le bonheur est un «  idéal de l’imagination  ». (Kant).

2) Le bonheur comme attente du bonheur (Rousseau : «  malheur à qui n’a plus rien à désirer ! »).

Conclusion : y a-t-il une recette du bonheur ?

*****

Introduction:

Le bonheur se présente à nous comme une fin universelle que tous les hommes recherchent. Mais en même temps son contenu semble indéfinissable (les représentations en sont très différentes), et cette notion semble relative et subjective ; le bonheur nous apparaît comme une réalité singulière. Est-il possible de lui donner un contenu objectif et d’en produire une définition ou d’en indiquer des conditions d’obtention, comme Epicure par exemple, qui nous propose une «  méthode du bonheur  », dans sa Lettre à Ménécée ? Y a–t-il des critères du bonheur, des signes ou des recettes pour être heureux ? Si le bonheur est une quête dont les formes sont multiples (par la vertu ou par le vice, l’action ou la contemplation, par le corps et les sens ou par l’esprit…) on peut s’interroger pour se demander si cette quête n’est pas une illusion du fait même de son aspect indéfinissable. Un autre paradoxe semble s’opposer à l’idée même d’une quête du bonheur : comment être heureux alors que la souffrance peut constamment ressurgir ? Comment rester heureux parmi une existence qui reste au fond tragique ? Et d’ailleurs, si par chance nos désirs parvenaient à se satisfaire, ne tomberions nous pas dans l’ennui sauf à trouver encore d’autres désirs qui au fond ne conduiraient encore vers d’autres insatisfactions ? Le bonheur n’est-il pas alors éphémère et fragile? Peut-on faire durer le bonheur ? Est-ce le bonheur qui est difficile d’accès (et il faudrait alors faire des efforts pour y accéder) ou bien est-ce nous qui, ayant le bonheur à portée de la main, ne savons pas le vivre  ou le reconnaître? On dit souvent qu’on reconnaît son bonheur après coup («  au bruit qu’il fait quand il s’en va  ») comme le dit la chanson ….

On voit que parmi toutes ces interrogations il s’agit au fond de savoir si le bonheur relève d’une conquête, d’une construction ou bien au contraire est-il déjà donné à tout homme capable de le reconnaître. Le bonheur est-il hasard ou projet? Chance ou Méthode? Etat ou acte? Le sentiment d’être heureux dépend-t-il de notre volonté ? L’énigme du bonheur est alors de nous interroger pour savoir si notre existence est susceptible de s’affecter elle-même de l’intérieur indépendamment des conditions externes qui s’y produisent ou si cela se produit passivement comme peuvent nous le faire croire les expériences imprévisibles de joies, d’éblouissement, de fulgurances, d’état de grâces, d’extases qui semblent involontaires et ne durent pas. On pourrait parler de ces états enchanteurs et miraculeux qui font l’exception. Le problème est que bien souvent nous n’en décidons pas : ils surviennent involontairement semble-t-il Cela semble confirmer l’idée qu’il est absurde de vouloir «  programmer  » le bonheur … Alors le bonheur se reçoit-t-il plus qu’il ne se projette ?

Le bonheur se présente également comme léger ou frivole. Il semble fait de facilité, de plaisirs, de laisser-aller, d’insouciance ou de relâchement. On l’oppose alors parfois à l’idée de devoir et de vertu, de contrainte morale. Ainsi, le souci d’être moral (de faire son devoir, d’agir moralement) s’oppose-t-il au bonheur? Y a -t-il une contradiction entre vertu et bonheur (faire son devoir supposerait un renoncement aux plaisirs et donc impliquerait moins de bonheur) et faut-il dissocier bonheur et moralité ou bien la moralité est-elle elle même une recherche du bonheur au sens où le bonheur serait donné au plus méritant, au «  juste  » comme une récompense de sa vertu? La recherche de la vertu est-elle au fond un obstacle au bonheur ou sa condition?

Sur cette question du rapport entre vertu et bonheur au fond deux théories fondamentales s’opposent : d’une part l’hédonisme qui globalement considère que le désir est une richesse et que le bonheur suppose la satisfaction de nos désirs (il faudrait pour être heureux désirer plus) et l’ascétisme pour lequel le désir est manque et au final frustration et selon laquelle le bonheur suppose au contraire la modération, la tempérance, la réduction de nos désirs (il faudrait pour être heureux, désirer moins) pour trouver en nous l’apaisement (la sérénité). Si l’on fait du bonheur une accumulation des plaisirs, cela ne devient-il pas une course perpétuelle à la satisfaction du désir qui jamais ne trouve de fin? La recherche insatiable de plaisirs toujours nouveaux n’est-ce pas une quête impossible et désastreuse (comme on le voit dans la société de consommation aujourd’hui où une fuite en avant vers le «  toujours plus  » conduit finalement à la déception) ?

Le problème est déjà posé par Don Juan et sa quête perpétuelle de nouvelles femmes, par son besoin toujours de séduire : est- par la recherche de nouvelles jouissances et la conquête de nouvelles femmes que Don Juan est plus heureux ? Bref le problème est posé du rapport entre bonheur et désir. Si le bonheur n’est pas une accumulation de plaisirs s’agit d’une maîtrise de nos désirs, voire une atténuation du désir ? La philosophie doit-elle se donner alors pour tâche de définir le bonheur et d’être un «  art de vivre  » invitant chacun à modifier sa vie pour réussir à se détacher de ses angoisses, de ces passions, de ses illusions pour trouver la bonheur ?

I la voie négative : être heureux c’est simplement ne pas être malheureux. «  Des malheurs évités le bonheur se compose  » (Schopenhauer).

On peut commencer par donner une définition négative du bonheur: le bonheur serait en ce sens simplement l’absence de malheur (ne pas souffrir), et correspondrait à une sorte de parenthèse plus ou moins provisoire dans un monde globalement malheureux. Si la vie est souffrance, le bonheur peut nous apparaître comme une trêve au sein même de cette souffrance, un évitement du malheur, une exception. On peut d’abord voir le bonheur non pas comme une réalité positive et entière mais d’abord comme un état momentané (un creux, un intermède) par lequel nous échappons un instant aux tragédies de l’existence. Si le malheur est un horizon le plus souvent inévitable, le bonheur nous apparaît comme une parenthèse, une stratégie d’évitement du malheur.

A) Le divertissement selon Pascal. (Analyse des Pensées).

La première façon pour les hommes d’éviter le malheur est d’abord d’essayer de s’en distraire. Si la vie est fondamentalement faite de soucis, de tourments mais aussi d’ennui, l’homme va donc tenter de fuir cette souffrance, cet ennui pour ne pas souffrir : le malheur ne peut alors s’oublier que par le divertissement qui est selon Pascal une forme de fuite de l’angoisse dans l’action: nous nous affairons, nous nous agitons de différentes manières pour oublier ce que nous sommes vraiment, pour ne pas voir notre insignifiance, notre triste condition d’êtres mortels et éviter de sombrer dans le pessimisme.

Pascal dans Les Pensées écrit : «  la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser »: telle est la définition la plus précise et la plus concise que Pascal donne de ce qu’il appelle le divertissement (fragment 168, in Les Pensées). Le divertissement selon Pascal, c’est la manière que nous avons, quotidiennement, de nous dissimuler notre condition véritable, notre finitude, notre condition d’être mortel : si les hommes placent leur bonheur dans des activités sociales multiformes qui relèvent d’une agitation incessante, c’est au fond pour fuir la conscience de leur condition. Le divertissement, cet art par lequel les hommes ne cessent jamais de se trouver des occupations, n’est rien d’autre qu’une tentative de diversion qui, selon Pascal, nous fait ressembler à ces rois environnés de personnes « qui occupent tout leur temps à leur fournir des plaisirs et des jeux » « en sorte qu’il n’y ait point de vide » (fragment 142). Se divertir, en ce sens, c’est d’abord jouer, s’amuser, se distraire pour se détendre mais aussi éviter ainsi de se confronter à des questions difficiles ou insupportables. Le divertissement consiste donc à fuir la confrontation avec la réalité de ce que nous sommes vraiment. On se divertit non pas seulement par le jeu mais aussi par toutes les activités qui peuvent nous permettre de nous fuir nous mêmes (on peut se divertir en faisant des mathématiques ou en gagnant beaucoup d’argent par un dur labeur) pour éviter d’avoir à penser sa propre existence. Pascal écrit :

«  On charge les hommes dès l’enfance du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore, du bien et de l’honneur de leurs amis. On les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque les rendrait malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux ! Que ne pourrait-on faire de mieux alors pour les rendre malheureux ? Comment ! Ce qu’on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins, car alors il se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont ; et ainsi, on ne peut que trop les occuper et les détourner. Et c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils sont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, à jouer, et à s’occuper toujours tout entiers. Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordures  ».

Pourquoi l’homme serait-il malheureux de se voir tel qu’il est et pourquoi la condition humaine est-elle selon Pascal misérable  ? S’il est lucide sur sa propre existence, l’homme se découvre insignifiant et mortel du fait de sa place dans l’univers, du fait de la brièveté de sa vie face à l’infinité du temps et de l’espace («  le silence éternel des espaces infinis m’effraye  » écrira Pascal). Au fond l’être humain n’est rien du fait de sa petitesse : il est voué à l’insignifiance, à la finitude (dès lors, la seule grandeur qui soit la sienne est celle de la pensée : «  la grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable  »). Nous sommes donc ici coupables, par le divertissement, de ne pas savoir ou de ne pas vouloir savoir qu’il y a du néant en nous – coupables donc de fuir devant une angoisse qui nous révèle ce néant et dont le divertissement est moins la négation que l’expression paradoxale (le besoin de se divertir révèlerait en fait l’angoisse que nous cherchons à fuir).

De cette fuite, pour Pascal, le prix à payer est un bonheur illusoire, aussi éloigné du vrai bonheur : « N’est-ce pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement? – Non ; car il vient d’ailleurs et de dehors ; et ainsi il est dépendant, et partant, sujet à être troublé par mille accidents qui font les afflictions véritables » (fragment 170). Le divertissement est toujours fragile et la réalité du malheur qu’implique la vie peut revenir à chaque moment brutalement. L’homme, en réalité, sera donc « d’autant plus » heureux qu’il sera moins diverti » – autrement dit qu’il aura d’abord accepté de se savoir mortel, misérable, ignorant. Et Pascal considère alors que seule la foi, la rencontre avec Dieu peut sauver l’homme de cette fuite du malheur : «  l’homme n’est heureux qu’en dieu  » dit-il.

Mais cette prise de conscience de sa finitude, pourtant, l’homme en est-il capable ? Une autre interprétation est suggérée par Pascal où il insiste sur l’impossibilité où se trouve l’homme de ne pas s’abandonner au divertissement et à l’espèce d’illusion qui le caractérise (le divertissement est inévitable). C’est le cas en particulier du fragment 131: « Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir ». Le fragment 129 est encore plus net : « Notre nature est dans le mouvement ; le repos entier est la mort ». Si l’homme échappait au divertissement, s’il cessait de fuir au-devant de lui-même, s’il avait la claire conscience qu’il n’est rien et qu’il ne peut rien, il ne vivrait plus. Comme cela arrive dans la mélancolie, sa vie elle-même serait une sorte de mort. Pour pouvoir vivre, il faut feindre d’ignorer, il faut oublier sa finitude… Le divertissement, sans doute, suppose l’angoisse, la fuite, quelque chose devant quoi l’on fuit. Mais cette fuite commence en même temps que l’angoisse elle-même. Elle n’est pas le produit d’un choix. Elle ne dépend pas de nous. On ne peut pas ne pas fuir. Le divertissement n’est plus tant, alors, une attitude contournable de notre conscience, mais devient une structure de notre existence. Comprendre cela, c’est comprendre que l’existence n’est possible qu’à une certaine condition d’ignorance de la finitude qui la définie. Le divertissement est donc comme une sorte «  d’acte magique  » par lequel nous nous détournons de la pensée de la mort : nous savons que nous sommes mortels et nous cherchons à masquer ce que nous savons. C’est donc le fait de ne pas penser à la mort comme si le fait de ne pas y penser revenait à anéantir la mort. Nous nous mettons alors un bandeau devant les yeux, mais ce voile est aussi une condition même de la vie et cela est évidemment utile et permet de supporter cette vie (le divertissement c’est la vie contre la vérité). Tout le monde se divertit, même ceux qui font la guerre et se plongent dans mille tracas…

 

Pascal critique donc le divertissement comme un échec pour celui qui souhaite être heureux. Mais cette tentative de fuite du malheur nous laisse entrevoir une possibilité : et si le bonheur consistait tout simplement dans le fait d’éviter le malheur ? On retrouve dans la philosophie antique cette idée que le bonheur suppose une stratégie pour ne pas souffrir. Qu’il s’agisse du stoïcisme aussi bien que de l’Epicurisme (avec toutes les différences qui existent entre ces deux courants philosophiques) le bonheur est définit comme un état d’existence supérieur que le philosophe peut atteindre en se protégeant de tout «  trouble de l’âme  ». Il peut ainsi viser «  l’ataraxie  » c’est-à-dire la sérénité, une sorte de tranquillité intérieure qui correspond à la «  sagesse  ». Commençons sur ce point par l’étude de la Lettre à Ménécée d’Epicure qui résume son projet eudémonique.

B) Etre heureux consiste à éviter la souffrance : étude de la Lettre à Ménécée d’Epicure.

Epicure (341-270 av. J.C.) est le fondateur d’une école à Athènes : «  le jardin  » où il proposait son enseignement. Ce texte antique est très bref (c’est une lettre qui résume sa doctrine) mais dense et au final assez complexe. Il se présente comme une «  méthode du bonheur  » et la philosophie est le principe de cette méthode. Epicure s’adresse à Ménécée pour lui donner quelques conseils pour atteindre la vie heureuse. Il s’agit non d’une morale du devoir ou du commandement (tu dois faire ceci ou cela) mais d’une morale du conseil (si tu veux être heureux je te conseille ceci ou cela). Il s’agit donc bien d’un texte de philosophie morale mais d’une morale de la prudence et de la modération considérées comme un moyen d’atteindre une absence de souffrance. Le bonheur est en effet comparé à «  la santé de l’âme  » et la pratique de la philosophie est la médecine qui doit nous permettre d’y accéder (on présuppose ici que nos représentations, nos opinions ont le pouvoir soit de nous rendre malheureux, soit de nous rendre heureux). Les fausses représentations (imaginaires) peuvent nous rendre littéralement «  malades  » mais inversement la connaissance de la vérité nous délivre et peut nous rendre heureux : au final le bonheur est une affaire de réflexion, de pensée (il n’y a pas de vie heureuse sans sagesse). La philosophie n’a donc pas un but purement spéculatif, théorique mais sa finalité est d’améliorer notre existence L’épicurisme est une philosophie hédoniste (le plaisir en grec se dit «  hêdoné  ») c’est-à-dire une certaine philosophie du plaisir mais comme nous le verrons et contrairement à certains préjugés, Epicure ne fait pas du tout l’apologie des jouissances excessives (des orgies ou de la débauche qui produisent du manque ou de la souffrance) mais il soutient que le plaisir en soi est un bien, qu’il est même le critère du bien. Nous verrons que pour Epicure le plaisir suprême consiste en fait à supprimer en soi toute souffrance. Ainsi l’épicurisme va apparaître plutôt comme un «  hédonisme négatif  » qui se demande comment faire pour éliminer les douleurs qui nous frappent.

Epicure commence par préciser qu’il n’y a pas d’âge pour faire de la philosophie entendue comme recherche du bonheur : la jeunesse comme la vieillesse peuvent choisir un art de vivre permettant la tranquillité de l’esprit. Epicure nous invite à analyser les causes du malheur des hommes et propose alors un quadruple remède (le «  tétrapharmakon  »).

Les dieux ne sont pas à craindre.

La mort n’est pas à craindre.

On peut atteindre le bonheur par la maîtrise de ses désirs

On peut supporter la douleur

1) Les dieux ne sont pas à craindre :Tout d’abord Epicure commence par la crainte que les hommes ont des Dieux : à l’époque de la mythologie grecque, les dieux interviennent sans cesse dans la vie des hommes et il est donc possible de redouter leur jugement, leur action. La religion suscite donc deux sentiments contradictoires : la crainte et l’espoir. Ainsi les hommes se font-ils des opinions fausses sur les dieux car en réalité pour Epicure si les dieux existent bien il ne s’occupent pas de nous, ne sont pas sensibles à nos hommages et ne sont donc pas à craindre. En effet les dieux sont immortels et en même temps bienheureux, sans souci pour les hommes. Donc il ne sert à rien de demander, d’attendre, de redouter quoique ce soit des dieux, ni secours, ni rédemption. Epicure met fin ici au fondement même de la religion.

2) La mort n’est pas à craindre. Voilà une thèse bien étrange à propos de ce que tout le monde redoute. Mais Epicure nous demande, par un travail de l’esprit à nous persuader que «  la mort n’est rien pour nous  ». Comment justifier une telle thèse ? En effet, selon Epicure, le mal et le bien nous sont donnés par la sensation et la mort est perte de toute sensation. Il ne peut y avoir de mal ou de bien que par la sensation. Si nous vivons nous sentons et alors le bien et le mal (le plaisir ou la souffrance ont un sens) puisque la mort n’est pas là ou bien la mort est là et nous ne sommes plus et ainsi la mort ne nous concerne pas. Au fond la mort ne peut pas être un problème pour le vivant puisque la mort n’est pas là et qu’elle n’est pas non plus un problème pour le mort puisque dans la mort c’est l’être vivant qui n’est plus là. Ainsi la mort est ce dont je ne peux jamais faire l’expérience puisqu’elle est la destruction de toute expérience possible (une sorte de non-événement pour celui qui est mort). Ainsi s’effrayer de la mort c’est croire qu’on peut en avoir l’expérience c’est-à-dire s’en faire une fausse représentation et transformer ce qui n’est rien en quelque chose d’angoissant. C’est donc notre imagination qui nous fait craindre la mort, une fausse opinion, que la philosophie doit donc dissiper pour nous expliquer qu’il n’y a rien de redoutable dans la mort. Il faut donc comprendre qu’il n’y a hors de la vie rien à redouter. L’épicurisme est un matérialisme (il n’existe que des atomes et du vide) et il n’y a rien en effet de notre esprit qui subsiste après la mort. Il n’est donc pas nécessaire d’espérer une vie éternelle (qui permet de contourner la peur de mourir). Mieux même, espérer l’éternité c’est se projeter dans une illusion alors que ce qui importe c’est de goûter pleinement le présent et la vie avant la mort.

3) Le bonheur est possible par la modération des désirs. Epicure commence par faire une classification des désirs (naturels nécessaires et non nécessaires et non naturels non nécessaires). Les désirs non naturels se caractérisent par leur illimitation : par exemple les hommes aspirent à la richesse, ou à la gloire. Mais ces désirs ne se comblent jamais : on s’y fabrique mille soucis pour au final ne jamais être contenté. Non que la gloire ou la richesse soient choses mauvaises en soi ; c’est simplement qu’elles portent en elles un principe d’insatisfaction perpétuelle et une démesure qui font que les tonneaux ne peuvent jamais se remplir…. Il faudra donc autant que possible ne pas désirer ce qui peut engendrer un manque mais désirer surtout ce qui peut nous combler. Ainsi le désir doit-il être évalué en fonction d’une estimation des plaisirs et des peines qu’il peut nous apporter. On voit alors que les désirs naturels (ceux que la nature nous imposent) portent en eux le principe de leur satisfaction : la faim, la soif sont naturels et nous comblent dès lors qu’il sont satisfaits. Certes il n’est pas nécessaire de boire ou de manger tel ou tel plat raffiné (un désir naturel non nécessaire) mais si l’occasion se présente pourquoi pas à condition de ne pas souffrir de ne plus avoir ce plat raffiné à sa disposition. Autrement dit un désir peut être satisfait s’il n’engendre pas des souffrances ultérieures. Il faut en chaque circonstance apprécier par la prudence, par la raison, le moyen le plus adapté à maintenir en nous le plaisir (faire une sorte de calcul des plaisirs et des peines) et cela peut nous conduire à refuser un plaisir immédiat ou à accepter une souffrance provisoire si elle conduit à un plaisir supérieur futur (il faut sacrifier un plaisir s’il conduit à un déplaisir ultérieur). Le secret d’une vie heureuse réside donc dans la maîtrise de nos désirs et non dans leur multiplication sans réflexion. Le sage sera donc par exemple prudent avec l’amour, passion qui peut faire souffrir, mais préfèrera de loin l’amitié qui est plus calme et plus sereine : «  parmi tout ce que la sagesse se procure en vue de la félicité d’une vie toute entière, ce qui de beaucoup l’emporte est l’amitié  » écrit Epicure (Maxime principale XXVII) et encore «  l’amitié encercle le monde par sa danse, conviant chacun à la vie bienheureuse (Sentence vaticanes 52). Voilà pourquoi Lucrèce par exemple (disciple d’Epicure) recommande les services de la «  Vénus vagabonde  » (la prostituée) afin de jouir des plaisirs de la chair sans s’exposer au souffrance de l’amour.

4) On peut supporter la douleur. Le sage n’est pas à l’abri de la douleur  (Epicure fut malade toute sa vie et souffrit beaucoup des reins). Comment le sage peut-il alors rester heureux ? Là encore il faut agir sur ces représentations : d’abord Epicure considère qu’une douleur forte est brève et qu’une douleur prolongée est faible. Ainsi le sage peut face à une intense douleur se dire qu’elle ne va pas durer. On peut aussi supporter la douleur modérée. On peut aussi atténuer une douleur par une souvenir heureux et se distraire de la souffrance par la pensée.

Au final le sage a pu atteindre une forme d’autarcie, d’autonomie qui lui procure le bonheur qui au fond vient de lui, qu’il ne doit qu’à lui-même. Il est possible de s’affranchir de tout ce qui nous rend malheureux par le travail de la pensée. Le malheur ici est donc évité par une stratégie de protection intellectuelle.

C) La sagesse tragique : le bonheur par renoncement.

Nous avons donc vu avec Epicure qu’au fond, il fallait désirer moins (ou pas trop) pour pouvoir être heureux. C’est en réduisant nos désirs, pour ne garder que les plus simples à satisfaire, que nous pourrons ne pas souffrir. Mais peut-on vraiment réduire le bonheur à un projet qui consiste éviter la souffrance ? Il y a là sans doute une vision pessimiste du désir et de l’homme qui part du principe que l’homme qui se laisse aller à désirer s’oriente inéluctablement vers le manque ou la déception. Freud dans son ouvrage Malaise dans la civilisation nous dira d’ailleurs que le bonheur au sens d’une réalité positive semble bien inaccessible et que l’homme n’est pas fait pour être heureux : la souffrance est l’horizon permanent de la vie puisque la société exige sans cesse le sacrifice du principe de plaisir au profit du principe de réalité (la psychanalyse elle-même ne semble pas avoir pour projet de rendre l’homme heureux mais plutôt de lui apprendre à «  transformer sa misère hystérique en malheur banal  »). Ainsi, le malheur est plutôt la règle et bonheur, pour lequel l’homme n’est pas fait, doit plutôt être considéré comme une sorte de répit, ou quelque chose de rare et d’éphémère. Selon Freud, la réalité dans sa globalité s’oppose à ce que l’homme trouve le contentement, les satisfactions que nous pouvons trouver sont brèves « ou assez tièdes  », et «  nos facultés de bonheur sont très limitées  ». Par conséquent on doit plutôt estimer qu’être heureux c’est sans doute d’abord s’être sauvé du malheur.

Selon le philosophe Schopenhauer en effet «  des malheurs évités le bonheur se compose  ». Pourquoi un tel principe ? C’est que l’homme ne peut trouver de contentement par le désir mais seulement par l’absence de souffrance. Or c’est le désir qui nous fait souffrir car il conduit nécessairement au manque car  » tout désir naît d’un manque. Il est donc insatisfaction tant qu’il n’est pas satisfait ; or nulle satisfaction n’est durable ; elle est donc le point de départ d’un désir nouveau, donc pas de terme à la souffrance  » écrit Schopenhauer, dans Le monde comme volonté et représentation. Selon Schopenhauer, pour qui l’homme ne cesse ainsi d’osciller de la souffrance à l’ennui, « le bonheur n’est dans son essence rien que négatif, il est l’absence momentané d’insatisfaction  » (Le monde comme volonté et représentation). Une telle thèse pessimiste, sur l’impossibilité humaine d’être positivement heureux, se retrouve dans beaucoup de philosophies comme le stoïcisme qui invite l’homme à se détacher de ses désirs, de ses passions qui font obstacle à toute sérénité intérieure. Ainsi pour Epictète « le bonheur ne consiste pas à acquérir ni à jouir, mais à ne rien désirer, car il consiste à être libre  ») ou bien la philosophie bouddhiste pour qui la vie est souffrance et la cause de cette souffrance le désir. Toute douleur provient de la soif d’exister des passions, du plaisir des sens comme nous pourrions dire que nos malheurs naissent de nos espoirs. Il ne s’agit donc pas, là encore, de désirer plus pour être heureux mais de supprimer en nous le désir (ascétisme), de le tuer en soi pour atteindre le «  nirvana  » qui est un état de délivrance du désir (d’ailleurs la non violence est une des formes de cet état de délivrance du désir), de le réduire pour ne plus souffrir de leur insatisfaction.

Ainsi, écrivait Schopenhauer, «  l’homme le plus heureux est celui qui parcourt sa vie sans douleurs trop grandes et non pas celui qui a eut les jouissances les plus fortes  » (Aphorisme sur la sagesse) car dit-il encore «  la vie est une sorte d’enfer dans lequel il faut tenter de se procurer un logis à l’épreuve des flammes  » :

«  Je considère comme la règle suprême de toute sagesse dans la vie la proposition énoncée par Aristote dans son Ethique à Nicomaque (VII, 12) :  » Le sage poursuit l’absence de douleur et non le plaisir.  » La vérité de cette sentence repose sur ce que tout plaisir et tout bonheur sont de nature négative, la douleur par contre de nature positive. [...]

Voilà donc sur quoi repose l’excellente règle d’Aristote rapportée ci-dessus, d’avoir à diriger notre attention non sur les jouissances et les agréments de la vie, mais sur les moyens d’échapper autant qu’il est possible aux maux innombrables dont elle est semée. Si cette voie n’était pas la vraie, l’aphorisme de Voltaire :  » Le bonheur n’est qu’un rêve et la douleur est réelle  » serait aussi faux qu’il est juste en réalité. Aussi, quand on veut arrêter le bilan de sa vie au point de vue eudémonologique, il ne faut pas établir son compte d’après les plaisirs qu’on a goûtés, mais d’après les maux auxquels on s’est soustrait. Bien plus, l’eudémonologie, c’est-à-dire un traité de la vie heureuse, doit commencer par nous enseigner que son nom même est un euphémisme, et que par  » vivre heureux » il faut entendre seulement  » moins malheureux « , en un mot, supportablement. Et, de fait, la vie n’est pas là pour qu’on en jouisse, mais pour qu’on la subisse, pour qu’on s’en acquitte. [...] Oui, c’est une consolation, dans la vieillesse, que d’avoir derrière soi le labeur de la vie. L’homme le plus heureux est donc celui qui parcourt sa vie sans douleurs trop grandes, soit au moral, soit au physique, et non pas celui qui a eu pour sa part les joies les plus vives ou les jouissances les plus fortes. Vouloir mesurer sur celles-ci le bonheur d’une existence, c’est recourir à une fausse échelle. Car les plaisirs sont et restent négatifs ; croire qu’ils rendent heureux est une illusion que l’envie entretient et par laquelle elle se punit elle-même. Les douleurs au contraire sont senties positivement, c’est leur absence qui est l’échelle du bonheur de la vie. Si, à un état libre de douleur, vient s’ajouter encore l’absence de l’ennui, alors on atteint le bonheur sur terre dans ce qu’il a d’essentiel, car le reste n’est plus que chimère. Il suit de là qu’il ne faut jamais acheter de plaisirs au prix de douleurs, ni même de leur menace seule, vu que ce serait payer du négatif et du chimérique avec du positif et du réel. En revanche, il y a bénéfice à sacrifier des plaisirs pour éviter des douleurs. Dans l’un et l’autre cas, il est indifférent que les douleurs suivent ou précèdent les plaisirs. Il n’y a vraiment pas de folie plus grande que de vouloir transformer ce théâtre de misères en un lieu de plaisance, et de poursuivre des jouissances et des joies au lieu de chercher à éviter la plus grande somme possible de douleurs. Que de gens cependant tombent dans cette folie ! L’erreur est infiniment moindre chez celui qui, d’un œil trop sombre, considère ce monde comme une espèce d’enfer et n’est occupé qu’à s’y procurer un logis à l’épreuve des flammes. Le fou court après les plaisirs de la vie et trouve la déception ; le sage évite les maux. Si malgré ses efforts il n’y parvient pas, la faute en est alors au destin et non à sa folie. Mais pour peu qu’il y réussisse, il ne sera pas déçu, car les maux qu’il aura écartés sont des plus réels. Dans le cas même où le détour fait pour leur échapper eût été trop grand et où il aurait sacrifié inutilement des plaisirs, il n’a rien perdu en réalité : car ces derniers sont chimériques, et se désoler de leur perte serait petit ou plutôt ridicule. [...]

Si la leçon porte ses fruits, alors nous cessons de courir après le bonheur et le plaisir, et nous nous attachons plutôt à fermer, autant que possible, tout accès à la douleur et à la souffrance. Nous reconnaissons aussi que ce que le monde peut nous offrir de mieux, c’est une existence sans peine, tranquille, supportable, et c’est à une telle vie que nous bornons nos exigences, afin d’en pouvoir jouir plus sûrement. Car, pour ne pas devenir très malheureux, le moyen le plus certain est de ne pas demander à être très heureux. [...]

Se restreindre rend heureux. Plus notre cercle de vision, d’action et de contact est étroit, plus nous sommes heureux; plus il est vaste, plus nous nous trouvons tourmentés ou inquiétés. Car, en même temps que lui, grandissent et se multiplient les soucis, les désirs et les alarmes. C’est même pour ce motif que les aveugles ne sont pas aussi malheureux que nous pourrions le croire a priori ; on peut en juger au calme doux, presque enjoué de leurs traits. [...] En conséquence, nous trouverons du bonheur dans la plus grande simplicité possible de nos relations et même dans l’uniformité du genre de vie, tant que cette uniformité n’engendrera pas l’ennui : c’est à cette condition que nous porterons plus légèrement la vie et son fardeau inséparable; l’existence s’écoulera, comme un ruisseau, sans vagues et sans tourbillons  ».

Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie (1851), PUF, 1943, traduction J.-A. Cantacuzène.

Le bonheur suppose donc, non une course après les jouissances, mais l’art surtout d’éviter les douleurs, ne pas tomber dans l’illusion de la quête paradisiaque toujours décevante, et qui par frustration, nous rend malheureux pour de bon, dans la «  quête au bonheur positif  » qui conduit à la désillusion selon Schopenhauer. Mais si on tente seulement d’écarter la maladie, le besoin, et toute autre peine alors on parviendra à un meilleur résultat. Il importe plus de vouloir s’affranchir des maux qui nous menacent que de tenter d’avoir toujours plus que ce que l’on a déjà. Etre heureux en somme c’est être le moins malheureux possible. La recherche positive du bonheur n’est donc pas possible (courir après le bonheur c’est le faire fuir) éviter les occasions de douleur et de peine suffit à fonder un projet «  eudémonique  ».

La philosophie de Schopenhauer est certes pessimiste (elle voit souvent le pire partout) et tragique (elle s’efforce à regarder le réel comme il est, c’est-à-dire pas forcément toujours réjouissant, parfois terrible et sinistre du fait de sa négativité : la mort, la douleur, la souffrance). A partir d’une telle «  philosophie noire  » qui ne voit dans l’amplification du désir que l’amplification de la souffrance, le projet consistera à se protéger du malheur. Dans la suite des Aphorismes sur la sagesse qui reste au fond un traité de la vie heureuse, Schopenhauer formule quelques conseils simples et pratiques, de bon sens, pour nous proposer un mode de vie qui nous permette d’éviter le malheur. L’objectif essentiel de ce projet est d’abord de théoriser un certain idéal d’autonomie, de nous inviter à atteindre une certaine forme d’indépendance qui apparaît à Schopenhauer comme le bien le plus précieux sans lequel on ne peut se construire soi-même, (l’indépendance doit nous permettre d’être à nous-mêmes notre propre norme). Schopenhauer nous invite à nous créer autonomes (à nous «  créer liberté  » comme le dit Nietzsche). Nous ne naissons pas libres certes mais nous pouvons apprendre à le devenir et à créer nous mêmes notre propre être. Nous naissons dans la fatalité, la soumission mais nous devons apprendre à nous rendre autonomes, de préférence donc, sans femme, sans famille, sans métier, sans patron, sans trop de contraintes et dans le maximum de loisir, «  l’otium  », sans lequel il n’y a pas de bien-vivre et si possible dans une certaine solitude, ni trop loin des autres mais cependant pas trop très non plus (la politesse étant à ses yeux un principe nous permettant de trouver cette bonne distance avec autrui).

Les Aphorismes sur la sagesse nous donnent aussi des propositions de bon sens et assez simples : par exemple Schopenhauer nous dit qu’il faut éviter les excès en tout et se livrer à une arithmétique des plaisirs (refuser un plaisir s’il engendre un déplaisir ultérieur) : il faut éviter de rechercher positivement les plaisirs et préférer la fuite de la peine et de la douleur. Tous les excès sont dommageables. Il faut donc éviter tout ascétisme (le renoncement au désir comme le formule le bouddhisme ou le stoïcisme), la voie de l’idéal ascétique (sorte de mort au monde par lequel je renonce à tout), comme il faut savoir éviter l’excès inverse, le «  machiavélisme  » au sens du cynisme, le fait de tout s’autoriser sans limite, et de jouir de tous les plaisirs sans scrupule, tout faire pour peu qu’on y trouve son propre intérêt, même au détriment des autres, ce qui est au fond une existence sans foi ni loi (cynisme vulgaire par lequel on s’autorise un hédonisme immoral). Cette figure critiquée par Schopenhauer est celle du «  philistin  ».

Le philistin, au sens étymologique, est celui qui n’est pas allé à l’université. C’est par extension le bourgeois ou le dandy, tout entier consacré à l’avoir et au paraître, qui n’a aucun souci de l’être, de la pensée, mais uniquement l’inquiétude des apparences. Le philosophe distingue en effet ce que l’on a, ce que l’on est et ce que l’on paraît et pour Schopenhauer, il convient de renoncer à avoir, à paraître pour tout polariser sur l’être. Il faut en effet se concentrer sur l’essentiel et délaisser tout ce qui est inutile et renoncer au désir de paraître qui tyrannise tant les hommes ne pas se soucier de ce que les autres pensent de nous est alors .

Le «  philistin  », dans le vocabulaire de Schopenhauer, est celui qui est comme englué dans la matérialité du monde, qui est incapable de répondre à des soucis de réflexion, de vérité, de spiritualité. Son souci principal est l’apparence et son rapport au monde est futile et mondain. Schopenhauer dit que son horizon indépassable est le champagne et les huîtres, les soirées mondaines, les vins fins, les femmes, les beaux vêtements (bref le luxe), et «  l’hédonisme vulgaire  ». Le philistin satisfait la totalité de ses désirs et cela s’oppose à l’attitude du philosophe qui a compris que le désir est tyrannique, qu’il ne tient pas ses promesses de bonheur et qu’il vaut mieux éviter d’être soumis à ses désirs, qu’il faut plutôt les soumettre. Le philistin est fasciné par l’inutile : le bal, les courses, les collections, les spectacles, les belles tables, les voyages. Il se réfugie dans la vanité et le snobisme (le fait d’être sans noblesse) en tablant sur un paraître qui marque un défaut d’être (qui fait que l’on recherche alors richesse, rang social, pouvoir), et son principal souci est qui d’accroître son influence sociale. Moins on désire plus on jouit et moins on souffre : réduire l’avoir est la condition de l’être. La pauvreté humaine consiste à désirer plus qu’il est possible de satisfaire (l’illusion à croire que le bonheur est dans l’obtention de ce qu’on ne possède pas encore et qu’il faut toujours ajouter à ce que l’on a déjà). L’humanité riche est plutôt celle qui ne manque de rien parce qu’elle renonce à l’amplification de ses désirs et parvient par là à la véritable richesse.

Le sage au contraire renonce au paraître et à la quête de la richesse, de l’avoir, pour parvenir à la vie et s’attache à une philosophie par un dispositif de «  sculpture de soi  », une fabrication de soi, qui vise la connaissance de soi (il faut savoir qui l’on est et comprendre tout ce qui nous détermine, tout ce qui nous caractérise et nous influence pour savoir aussi ce que nous pourrons devenir). Notre capacité au bonheur dépend de ce que nous sommes et de ce que nous pouvons devenir par un art de transformation de soi. De là quelques recettes simples ensuite que nous donne Schopenhauer (il y en a plusieurs autres conseils, en voici quelques uns à titre d’indication)

Il est indispensable de prendre soin de sa santé : c’est le bien le plus important car rien n’est possible sans elle car nous lui devons l’essentiel de nos possibilités d’être et l’important est d’en jouir avant qu’elle ne cesse. Il faut jouir de ne pas souffrir, jouir d’être en bonne santé (en saisir la chance). Schopenhauer nous conseille alors la diététique. Si nous sommes ce que nous mangeons, nos habitudes alimentaires sont ce par quoi nous construisons notre corps et une hygiène à ce sujet est l’élément de base de la vie. Schopenhauer conseille alors deux heures de marche par jour en plein air, pas plus de trois heures d’activité intellectuelle par jour sinon cela fatigue trop le cerveau ; repos et détente et bain froid…. Schopenhauer nous conseille aussi d’éviter les ennuis et les tracas et de faire le nécessaire pour éviter les gens problématiques (les individus qui peuvent nous rendre la vie impossible). Autre recette : dormir ! Ni trop ni trop peu. Le sommeil est réparateur… il annule les tensions de l’état de veille et nous permet de récupérer. Il convient aussi d’habiter l’instant présent et ne pas s’installer dans la peine que provoque la nostalgie (la douleur du passé) ou craindre le futur qui (crainte de la mort). Tâchons de jouir du pur présent, des choses du monde qui s’offrent à nous.

II) Conscience et insatisfaction.

A) La conscience malheureuse.

Nous venons de voir à quel point il semble difficile de faire du bonheur une recherche positive, à tel point que certains philosophes y renoncent pour n’avoir pour but que de ne pas souffrir. On peut imputer cette difficulté à être heureux à la dimension tragique de l’existence et donc à la conscience en l’homme : contrairement à l’animal qui vit dans l’insouciance, l’homme a perdu sa tranquillité en prenant conscience de la négativité de l’existence. C’est par sa lucidité, sa conscience que l’homme perd sa sérénité. Ainsi pour Merleau-Ponty: «  toute conscience est malheureuse  » en ce qu’elle nous arrache à l’innocence. Etre conscient c’est introduire en soi une quête de sens, un désir de plénitude qui fait finalement toujours défaut. Comme être conscient, en effet, je suis en rupture avec moi-même : je suis au-delà de moi dans une projection de ce que je veux atteindre (je me représente une autre réalité possible) et j’ai le sentiment d’être en recherche de quelque chose qui me manque toujours et comme être limité, je sais que mon existence est éphémère et que la vie comporte des épreuves inévitables qui semblent s’opposer au bonheur. Ainsi peut-on dire que c’est la conscience qui introduit en l’homme une quête de sens toujours inachevée qui condamne l’homme qui pense au souci, aux tourments. Peut-être ne faudrait-il pas trop penser pour être heureux? «  Selon que la connaissance s’éclaire, que la conscience s’élève, la misère va croissant. C’est donc dans l’homme qu’elle atteint son plus haut degré et là encore elle s’élève d’autant plus que l’individu a la vue plus claire, qu’il est plus intelligent : c’est celui en qui réside le génie qui souffre le plus  » écrit magnifiquement Schopenhauer dans Le monde comme volonté et représentation et qui cite aussi la Bible : «  qui accroît sa science accroît aussi sa douleur  ». Faudrait-il ne pas trop penser pour être heureux?

Par opposition à la lucidité, le bonheur peut apparaître alors comme étant fait d’ insouciance, à l’image de l’innocence de l’enfant qui vit pleinement l’instant sans forcément trop se préoccuper du monde extérieur. Mais faut-il être dans l’insouciance pour être heureux ? La lucidité ou l’existence en l’homme de sa conscience le condamne-t-il à l’insatisfaction perpétuelle ?

La conscience est souci, manque, quête d’un ailleurs ou quête d’un sens qui peut-être manquera toujours. La conscience est ainsi dite malheureuse parce qu’elle vise au fond toujours un au-delà d’elle-même qui semble lui échapper structurellement. Si la conscience est projection vers l’avenir et attente, désir de ce qu’elle estime désirable, il peut paraître inévitable qu’elle introduise en l’homme le sentiment d’une incomplétude peut-être plus même qu’un sentiment d’étrangeté de sa propre existence. La conscience est malheureuse, parce quelle est non coïncidence à soi, dédoublement de soi par la réflexion. Toute conscience est une projection vers l’avenir : elle est à la fois réflexive (au sens d’un retour sur soi) mais en même temps projective (imagination de ce qu’elle n’est pas encore): elle est espérance, représentation de ce qu’elle sera. La conscience du temps introduit donc en l’homme le sentiment d’une différence entre ce qui est et ce qui devrait être et produit une perpétuelle insatisfaction : «  nous ne vivons jamais mais nous espérons de vivre dit Pascal et nous disposant ainsi à être heureux il est normal que nous ne le soyons jamais  ». Nous aspirons ainsi à une sorte d’unité de nous-mêmes mais sans jamais vraiment y parvenir du fait même de notre conscience qui n’est jamais réductible à un état fixe mais qui ne cesse de nous projeter au-delà de ce que nous sommes.

Hegel, dans la Phénoménologie de l’Esprit, évoque cette difficulté propre à l’homme d’éprouver un sentiment de plénitude, de coïncidence à soi et parle également de la «  conscience malheureuse  ». Il faut entendre par cette expression qu’il utilise, le sentiment de frustration et d’impuissance qu’éprouve une conscience lorsqu’elle n’est pas reconnue pour ce qu’elle est, le sentiment qu’elle éprouve lorsqu’elle ne parvient pas à faire coïncider l’idée qu’elle a d’elle-même avec son existence réelle. En effet selon Hegel, une conscience, pour exister, a besoin d’être reconnue par les autres consciences pour ce qu’elle est, c’est-à-dire justement une conscience et non une simple chose. Pour exister vraiment, la conscience doit se tourner vers les autres et vers le monde, auprès desquels elle cherche difficilement la confirmation de ce qu’elle pense être. Mais s’il y a contradiction entre ces deux choses alors la conscience ne parvient pas au sentiment de l’unité de soi et à son propre bonheur. C’est ainsi que l’on peut comprendre la formule de Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit, selon laquelle «  la conscience malheureuse est la conscience de soi, comme essence doublée et encore seulement empêtrée dans la contradiction  ».Tout se passe comme si au fond la conscience interdisait structurellement le bonheur.

B) Bonheur et plaisir.

Il faut donc combler ce manque fondamental qu’introduit la conscience et qui n’existe pas chez l’animal. L’homme le recherche parfois désespéremment par les «  paradis artificiels  », la quête excessive du plaisir pur ou des émotions fortes à partir du principe qu’il faudrait abolir la conscience, même provisoirement, pour trouver un peu de satisfaction. Certains cherchent leur bonheur dans une sorte de disparition de la conscience et la recherche toujours plus forte du plaisir …. Mais le bonheur exige-t-il l’abolition de ma conscience? La conscience rétablie n’aura parfois des orgies que des mauvais souvenirs (on s’adonne au plaisir qu’on peut regretter amèrement ensuite). Faire de la perte de conscience le principe du bonheur consiste à rendre ce bonheur proprement impossible, mort né, pourrait-on dire. Faut-il vraiment croire que nos moments heureux sont ceux dans lesquels nous sommes au fond moins conscients? Si je n’ai pas vraiment conscience de ce que je vis, est-ce vraiment du bonheur? Peut-on qualifier d’heureux un instant dont on ne s’aperçoit pas qu’il est heureux, ce qui voudrait dire qu’on ne s’aperçoit du bonheur que rétroactivement, ce qui fait que la mesure de mon bonheur m’échappe dans l’instant (c’est quand je perd mon bonheur que je le comprend) ?

Le paradoxe est qu’il semble difficile d’admettre que le bonheur soit sans conscience (peut-on alors parler d’un bonheur animal ?) et il faut sans doute être conscient de son bonheur pour l’être, mais en même temps, la conscience semble éloigner de nous la possibilité d’être heureux. Supposons même que le bonheur soit simplement de l’ordre du plaisir, est-il possible de le réduire à de pures sensations qui n’impliquent pas la pensée? Le plaisir peut être intense, (la volupté) et provoque un soulagement, une détente de l’esprit ou du corps et comble un manque provisoirement ; c’est une jubilation apaisante. Le bonheur n’est-il alors que la somme de nos plaisirs recommencés (principe de l’hédonisme) ? On peut sans doute dire, pour s’opposer au principe de l’ascétisme, qu’il n’y a pas de bonheur sans plaisir mais, pour autant, le bonheur n’est-il que le plaisir? Le plaisir reste fugace, instantanée. Dans l’idée même de bonheur, il y a l’idée d’une plénitude et d’une certaine durée, l’idée d’une d’unité et d’harmonie entre ce qu’on attend et ce qu’est notre vie (un accord entre deux ordres en somme). Ressentir une certaine harmonie entre son intériorité et le réel est au principe de la vie heureuse, le malheur est une séparation entre ce que l’on désire être et ce que l’on est. On peut envisager le bonheur comme unité de soi avec soi, l’unité de tous les aspects de l’existence avec l’idée qu’on se fait de ce que doit être notre existence. Ainsi, on peut ressentir du plaisir mais sans être heureux si ce plaisir ne coïncide pas à nos attentes profondes. Un plaisir pourrait même être triste comme sensation d’un instant qui ne garantit pas une unité harmonieuse en soi, (entre le paraître, par exemple, et notre être. Le bonheur ne suppose donc pas l’abdication de la conscience mais suppose qu’on juge ce qui peut nous rendre heureux et ce qui peut nous accomplir, nous combler : la raison doit nous guider vers cet état d’une plus grande perfection: pas de bonheur sans jugement (donc sans philosophie). Il faut ainsi concevoir la pensée comme une condition de la vie heureuse, comme ce qui peut nous conduire au bonheur : c’est l’hypothèse que nous allons envisager.

Retenons pour l’instant quatre idées:

1) La réalité du malheur ne justifie pas forcément le pessimisme et l’abandon d’une recherche du bonheur qui est une des finalités essentielle de la vie même s’il n’existe pas forcément de recette du bonheur.

2) On peut supposer qu’il est possible d’être lucide sur notre condition et d’être également heureux car le bonheur suppose une certaine forme de conscience de ce bonheur c’est-à-dire une philosophie qui indique comment être heureux (impossible d’être heureux sans savoir comment l’être). On peut sans doute être lucide et être heureux. C’est l’idée de base de toutes les sagesses de supposer que la vérité ne nous condamne pas à la tristesse ou au désespoir.

3) Le bonheur n’est pas la simple accumulation de plaisirs mais il suppose l’exercice de la raison qui seule peut nous éclairer sur ce qui nous rendra heureux.

4) Enfin le bonheur n’est pas l’effet d’un pur hasard mais l’objet d’une conquête personnelle et le résultat d’une démarche (voir corrigé du devoir sur philophore : «  le bonheur est-il une affaire de chance ?  ».

III La voie positive : le bonheur entre raison et imagination.

A) Le bonheur par la vertu ? (Dialogue entre Socrate et Calliclès)

A première vue, il y a une opposition entre vertu et bonheur: faire son devoir, suivre une existence morale, être vertueux, cela implique qu’on suive des règles qui nous semblent contraignantes, alors qu’être heureux semble impliquer qu’on puisse suivre ses désirs individuels. Il semble donc qu’il y ait une contradiction entre l’obéissance à des valeurs (morales) et le bonheur. On pourrait même supposer que le bonheur exige une certaine capacité de transgression des règles et une part de vice et de perversion (thèse constamment développée par exemple par le Marquis de Sade notamment dans Justine ou les malheurs de la vertu qui invite l’homme à suivre son bon plaisir : « Ne te contiens donc point, nargue tes lois, tes conventions sociales et tes Dieux ». Mais certaines philosophies ont souvent voulu montrer que la recherche du bonheur et la recherche de la vie morale, de la vertu sont une seule et même chose, que la recherche du bien est le bonheur suprême.

La plupart des philosophies antiques grecques et des morales religieuses sont persuadées en effet que moralité et bonheur sont une seule et même chose malgré leur apparence contraire. Le bonheur est le bien que l’homme doit rechercher et il n’est pas l’affaire du hasard ou de la chance, mais il naît de l’accomplissement de ses devoirs (de son mérite donc): la recherche d’une perfection morale est la condition de la vie heureuse. Autrement dit, il ne s’agit plus ici d’éviter la souffrance et le malheur mais d’accéder à un état supérieur d’existence et de contentement (produit par la perfection morale) : le bonheur est une réalité objective et non pas subjective qui suppose un changement de mode de vie (une sagesse en somme), une certaine éthique qui rend le vrai bonheur inaccessible à ceux qui sont incapables d’adhérer à cette recherche philosophique. Cette opinion est déjà défendue par exemple chez les stoïciens (rappel de la théorie stoïcienne).

En effet le sage stoïcien, quelles que soient les circonstances qui l’entourent, peut trouver le contentement (au sens de l’apaisement- «  ataraxie  »). Puisque le monde extérieur ne dépend pas de nous (fatalisme), il faut alors, pour être le plus heureux possible, renoncer à l ’idée qu’on le maîtrise. Le secret du bonheur réside plutôt dans l’acceptation de la réalité plutôt que dans la folle volonté de vouloir la transformer (sagesse). Le sage est celui qui accepte les choses parce qu’elles sont nécessaires. Puisqu’il est impossible de «  changer l’ordre du monde  » (pour reprendre la formule de Descartes), la croyance illusoire qu’il est possible de le faire ne peut que conduire à l’insatisfaction. Le sage est celui qui a compris qu’il faut vouloir le destin. Par conséquent la sagesse consiste à rester tranquille et serein devant tout ce qui arrive (même le pire) puisque cela devait forcément arriver. Le bonheur est bien alors un état d’harmonie entre l’ordre du monde et nos désirs («  vivre en accord avec la nature  »). Le but de la philosophie est cet accord entre soi et le monde extérieur, qui n’est pas le résultat du hasard mais de la raison par laquelle on peut «  faire son bonheur  »; il suffit d’une maîtrise de soi, d’une conduite selon la raison et nos selon les passions. C’est bien la connaissance qui rend heureux. Nous commençons par le malheur car nous commençons par l’ignorance (la première conscience est malheureuse) mais le bonheur s’obtient par le travail de l’esprit. Le bonheur ici n’est pas la satisfaction de nos désirs mais un accord entre deux ordres au départ hétérogènes.

Cet exemple nous montre que le bonheur peut être pensé non pas comme un pur vécu subjectif mais qu’il existe des critères du bonheur ici ne sont donc pas purement personnels : ce n’est pas une simple impression individuelle qui dépendrait de chacun mais les conséquence de l’application d’une philosophie. Le bonheur correspond à une réalité objective (déterminable) : ce n’est pas n’importe quelle vie qui rend heureux, c’est une qualité humaine particulière qui n’est pas laissée à l’appréciation de l’individu mais qui suppose un état idéal : les critères du bonheur sont donc définissables pour tous, puisqu’ils résultent d’une éthique déterminable.

Platon, dans un de ses dialogues, Le Gorgias pose précisément cette question du rapport entre bonheur et vertu et met en scène Socrate discutant avec le sophiste Calliclès. Avant d’aborder ce texte un mot sur Socrate pour préciser le contexte.

l’ignorance socratique et l’ironie.

Socrate n’a rien écrit, il faut le préciser. Nous le connaissons surtout par les textes de Platon qui en fait un personnage central de ses dialogues. Par exemple, dans l’Apologie de Socrate, Platon fait le récit du procès qui a conduit à la condamnation à mort de Socrate, accusé injustement d’impiété et de corruption de la jeunesse. Dans ce livre, Platon reconstitue le discours que Socrate adresse à ses juges. Il y explique lui-même quelles sont les raisons qui l’ont conduit à la philosophie. Il raconte, en effet, qu’un jour, à Athènes, un de ses amis avait consulté l’oracle de Delphes et qu’à la question de savoir qui était le plus sage des hommes de la cité, l’oracle avait répondu que Socrate était le plus sage. Or Socrate qui pensait ne rien savoir, fut très étonné de la déclaration de l’oracle. Il se lance alors dans une sorte d’enquête dans les rues d’Athènes en interrogeant tout au long de sa vie le savoir de tous les hommes qu’il rencontre pour trouver plus sage que lui. Mais il découvre lors de ces discussions qui nous sont rapportées par Platon, que le savoir des hommes effectivement est incertain, que la plupart du temps, les hommes ont des opinions sur divers sujets (la vertu, la beauté, le courage, la vérité…ect) mais que ces opinions ne sont pas bien fondées, argumentées, que le savoir des hommes est au fond incertain et ne résistent pas à un examen critique bien construit. Ainsi Socrate comprend pourquoi il est plus sage, lui qui précisément ne pense rien savoir : sa sagesse vient précisément du fait qu’il se sait ignorant là où d’autres n’ont pas conscience de leur ignorance mais s’installent dans de fausses certitudes. La philosophie commence donc dans les dialogues platoniciens par la reconnaissance de sa propre ignorance. L’ignorance se présente comme sûre d’elle même alors que la reconnaissance de son ignorance marque le début de la sagesse… Se savoir ignorant c’est au fond la condition qui nous permet de nous rendre disponible au travail critique de la pensée et donc à la recherche de la vérité, du bien, de la vertu, de la justice. Socrate reste un philo-sophe (philia-sophia), un amoureux de la vérité, plus qu’un «  propriétaire  » de cette vérité, dont la pensée ne s’est pas figée dans une doctrine mais reste une quête permanente. Socrate nie être un «  maître à penser  » (23c et 33a de l’Apologie). À cela deux raisons : d’une part il ne fait jamais payer son enseignement (19d-e, 33a-b – Apologie) et d’autre part, il ne dispose d’aucun savoir positif, d’aucune doctrine, qu’il serait susceptible d’enseigner (19d, et surtout 20b- Apologie). Il insiste : « Moi qui ne sais rien, je ne vais pas m’imaginer que je sais quelque chose. » (21d- Apologie) – phrase qui a souvent été reformulée par les commentateurs de cette façon : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. »

C’est ce travail critique et philosophique de remise en cause des croyances que Socrate inaugure avec les Athéniens. D’où la méthode socratique qui est fondée sur l’ironie et qui vise par interrogations successives, à amener un interlocuteur, par le jeu des questions réponses, tout en faisant semblant au départ d’admettre son point de vue, à ses propres contradictions, pour lui faire reconnaître son ignorance c’est-à-dire l’insuffisance de ses réponses sur tel ou tel sujet , ce qui lui attire bien entendu souvent l’antipathie de ceux sur lesquels il se livre à cet exercice et qui n’apprécient guère qu’on démontre la faiblesse de leur pensée en public. C’est pourquoi la plupart des dialogues écrit par Platon sont des textes qui posent la question de l’essence d’une chose (qu’est-ce que le beau, le courage, la vertu ?… ect) sans forcément d’ailleurs trouver de réponse (dialogue aporétique). Dans le texte suivant, extrait du Gorgias (491 d), on voit Socrate dialoguant avec Calliclès, extrait du Gorgias, sur le thème du bonheur :

 

2) Le dialogue entre Socrate et Calliclès extrait du Gorgias.

 

«  Calliclès : Mais que veux-tu dire avec ton « se commander soi-même »?

Socrate : Oh, rien de compliqué, tu sais, la même chose que tout le monde : cela veut dire être raisonnable, se dominer, commander aux plaisirs et aux passions qui résident en soi-même.

Calliclès : Ah! Tu es vraiment charmant! Ceux que tu appelles hommes raisonnables, ce sont des abrutis!

Socrate : Qu’est-ce qui te prends? N’importe qui saurait que je ne parle pas des abrutis!

Calliclès : Mais si, Socrate, c’est d’eux que tu parles, absolument! Car comment un homme pourrait-il être heureux s’il est esclave de quelqu’un d’autre? Veux-tu savoir ce que sont le beau et le juste de nature? hé bien, je vais te le dire franchement! Voici, si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres désirs, si grands soient-ils, et ne pas les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir avec tout ce qu’elles peuvent désirer. Seulement, tout le monde n’est pas capable, j’imagine, de vivre comme cela. C’est pourquoi la masse des gens blâme les hommes qui vivent ainsi, gênée qu’elle est de devoir dissimuler sa propre incapacité à le faire. La masse déclare donc bien haut que le dérèglement -j’en ai déjà parlé- est une vilaine chose. C’est ainsi qu’elle réduit à l’état d’esclaves les hommes dotés d’une plus forte nature que celle des hommes de la masse; et ces derniers, qui sont eux-mêmes incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance et de la justice à cause du manque de courage de leur âme. (…) (les hommes qui exercent le pouvoir ) sont des hommes qui peuvent jouir de leurs biens, sans que personne y fasse obstacle, et ils se mettraient eux-mêmes un maître sur le dos, en supportant les lois, les formules et les blâmes de la masse des hommes! Comment pourraient-ils éviter, grâce à ce beau dont tu dis qu’il est fait de justice et de tempérance, d’être réduits au malheur, s’ils ne peuvent pas, lors d’un partage, donner à leurs amis une plus grosse part qu’à leurs ennemis, et cela, dans leurs propres cités, où eux-mêmes exercent le pouvoir! Ecoute, Socrate, tu prétends que tu poursuis la vérité, eh bien, voici la vérité : si la facilité de la vie, le dérèglement, la liberté de faire ce qu’on veut, demeurent dans l’impunité, ils font la vertu et le bonheur! Tout le reste, ce ne sont que des conventions, faites par les hommes, à l’encontre de la nature. Rien que des paroles en l’air, qui ne valent rien!

Socrate : (…) Alors, explique-moi : tu dis que, si l’on veut vivre tel qu’on est, il ne faut pas réprimer ses passions, aussi grandes soient-elles, mais se tenir prêt à les assouvir par tous les moyens. Est-ce bien en cela que la vertu consiste?

Calliclès : Oui, je l’affirme, c’est cela la vertu!

Socrate : Il est donc inexact de dire que ceux qui n’ont besoin de rien sont heureux.

Calliclès : Oui, parce que, si c’était le cas, les pierres et même les cadavres seraient tout à fait heureux!

Socrate : Mais, tout de même, la vie dont tu parles, c’est une vie terrible! (…) En effet, chez les hommes qui ne réfléchissent pas, (Euripide) dit que ce lieu de l’âme, siège des passions, est comme une passoire percée, parce qu’il ne peut rien contrôler ni rien retenir -il exprime ainsi l’impossibilité que ce lieu soit jamais rempli.

Tu vois, c’est tout le contraire de ce que tu dis, Calliclès. D’ailleurs, un sage fait remarquer que, de tous les êtres qui habitent l’Hadès, le monde des morts, les plus malheureux seraient ceux qui, n’ayant pu être initiés, devraient à l’aide d’une écumoire apporter de l’eau dans une passoire percée. Avec cette écumoire (…), c’est l’âme que ce sage voulait désigner. Oui, il comparait l’âme de ces hommes à une écumoire, l’âme des êtres irréfléchis est donc comme une passoire, incapable de rien retenir (…).

(…) Je veux te convaincre, autant que j’en sois capable, de changer d’avis et de choisir, au lieu d’une vie déréglée, que rien ne comble, une vie d’ordre, qui se contente de ce qu’elle a et qui s’en satisfait. Eh bien, est-ce que je te convaincs de changer d’avis et d’aller jusqu’à dire que les hommes, dont la vie ordonnée, sont plus heureux que ceux dont la vie est déréglée?

Calliclès : (…) je ne changerai pas d’avis!

Socrate : Bien. Allons donc, je vais te proposer une autre image, qui vient de la même école. En effet, regarde bien si ce que tu veux dire, quand tu parles de ces deux genres de vie, une vie d’ordre et une vie déréglée, ne ressemble pas à la situation suivante. Suppose qu’il y ait deux hommes qui possèdent, chacun, un grand nombre de tonneaux. Les tonneaux de l’un sont sains, remplis de vin, de miel, de lait, et cet homme a encore bien d’autres tonneaux, remplis de toutes sortes de choses. Chaque tonneau est donc plein de ces denrées liquides qui sont rares, difficiles à recueillir et qu’on n’obtient qu’au terme de maints travaux possibles. Mais, au moins, une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n’y a plus à reverser quoi que ce soit ni à s’occuper d’eux; au contraire, quand il pense à ses tonneaux, il est tranquille. L’autre homme, quant à lui, serait aussi capable de se procurer ce genre de denrées, même si elles sont difficiles à recueillir, mais comme se récipients sont percés et fêlés, il serait forcé de les remplir sans cesse, jouir et nuit, en s’infligeant les plus pénibles peines. Alors regarde bien, si ces deux hommes représentent chacun une manière de vivre, de laquelle dis-tu qu’elle est la plus heureuse? Est-ce la vie de l’homme déréglé ou de l’homme tempérant? En te racontant cela, est-ce que je te convaincs d’admettre que la vie tempérante vaut mieux que la vie déréglée?

Calliclès : Tu ne me convaincs pas, Socrate. Car l’homme dont tu parles, celui qui a fait le plein en lui-même et en ses tonneaux, n’a plus aucun plaisir, il a exactement le même type d’existence dont je parlais tout à l’heure : il vit comme une pierre. S’il a fait le plein, il n’éprouve plus ni joie ni peine. Au contraire, la vie de plaisir est celle où on verse et reverse autant qu’on peut dans son tonneau!

Socrate : Alors, si on verse beaucoup, il faut aussi qu’il y en ait beaucoup qui s’en aille, on doit donc avoir de bons gros trous, pour que tout puisse s’échapper!

Calliclès : Oui, parfaitement.

Socrate : Tu parles de la vie d’un pluvier, qui mange et fiente en même temps! -non, ce n’est pas la vie d’un cadavre, même pas celle d’une pierre!

Calliclès : surtout, ce dont je parle, c’est de vivre dans la jouissance, d’éprouver toutes les formes de désirs et de les assouvir –voilà, c’est cela la vie heureuse!

Socrate : (…) réponds- moi : suppose que quelque chose démange, qu’on ait envie de se gratter, qu’on puisse se gratter autant qu’on veut et qu’on passe tout son temps à se gratter, est-ce là le bonheur de la vie?

Calliclès : Eh bien, Socrate, je déclare que même la vie où on se gratte comme cela est une vie agréable!

Socrate : Et si c’est une vie agréable, c’est donc aussi une vie heureuse.

Calliclès : Oui, absolument.

Socrate : Si on se gratte la tête, seulement, ou faut-il que je te demande tout ce qu’on peut se gratter d’autre? (…)

(…) Mais maintenant, dis-moi encore juste ceci : prétends-tu que l’agréable soit identique au bon ou bien y a-t-il de l’agréable qui ne soit pas bon? (…) réfléchis à une chose : le bien ne consiste pas dans la jouissance à n’importe quel prix car, sinon, si c’est le cas, il semble bien que le tas de saletés auxquelles j’ai fait allusion tout à l’heure de façon détournée, va nous tomber sur la tête!  ».

 

La question fondamentale du texte est de savoir si le désir nous rend heureux. Deux thèses vont s’affronter. Pour Socrate, la vie bonne, qui mérite d’être choisie est celle où l’homme «  se commande à lui-même  » ce qui implique un contrôle et une modération de ses désirs. Pour Calliclès, l’homme qui n’aasume pas ses désirs est un lâche, un faible qui n’est pas libre et n’a pas le courage d’assumer sa nature. Implicitement, on comprend ici que la moralité est interprétée comme une faiblesse, un manque de courage, une incapacité à assumer sa nature au sens de sa puissance. L’idée de Calliclès est que l’homme heureux est celui qui satisfait tous ses désirs, qui «  les laisse être les plus grands possibles  ».

La réponse de Socrate consistera à montrer que cette thèse est contradictoire car elle s’oppose à la définition même du bonheur comme tranquillité et plénitude. Il utilise une métaphore : l’homme qui veut suivre ses désirs est comme un «  tonneau percé  » qui ne peut jamais être content. Socrate utilise cette métaphore des tonneaux pour dire que l’homme aux désirs insatiables subit le supplice des Danaïdes : verser sans fin dans des tonneaux sans fond. Ce qu’il appelle bonheur est alors redoutable. L’homme ne peut trouver le bonheur qu’en mettant une limite à ses désirs. Ainsi le désir d’avoir sans cesse plus, relève de l’indéfini et du chaos, du manque radical de toute perfection (implicitement : le désir est manque). Le bonheur pour Socrate implique alors une tempérance, une modération des désirs qui est la source de toute vertu (la mesure : «  sôphrosunè  »). Une vie vertueuse tempérante vaut donc mieux qu’une vie déréglée. Le désir est plutôt envisagé comme ce qui vient troubler l’homme, le «  démanger  », le «  gratter  » et donc de perturbation fondamentale de soi.

La réponse de Calliclès consiste à critiquer la définition socratique du bonheur comme repose et à dire que celui qui règle sa conduite selon la raison, qui ne fait donc pas ce qu’il veut, qui se refuse certains désirs ou plaisirs, est un lâche. Il n’est pas libre, mais esclave (a besoin d’un maître) et au fond n’a pas le courage d’assumer ses passions. Ainsi meilleure est la vie, non pas conforme à la raison, aux lois, aux conventions, mais à la nature (ce terme de «  nature  » se réfère ici à la puissance, la force qui caractérise les êtres naturels. La morale de Calliclès se résume à : «  fais tout ce qui te fait plaisir, alors tu seras libre et heureux  ». Cet état que Socrate appelle le bonheur, est pour Calliclès le malheur car c’est une «  vie de pierre  » ou de cadavre, de repos dans lequel on ne trouve aucune satisfaction.

Le bonheur serait donc l’art de verser et de reverser son tonneau, alors que pour Socrate, c’est là le principe même du malheur. La thèse socratique est de faire du bonheur un synonyme de vertu, de tempérance, de maîtrise de soi puisque le désir ne peut nous combler : il faut donc dissocier le bon et l’agréable et la vie heureuse ne peut se réduire à l’accumulation des plaisirs.

On peut faire à la thèse socratique qui souhaite identifier bonheur et vertu, deux critiques. La première consiste à refuser l’idée que le bonheur soit le résultat de la vertu et le second que le bonheur soit rationnellement définissable mais qu’il ne soit qu’un état subjectif lié à la capacité que chacun à de l’imaginer. L’idée consiste à définir le bonheur non comme un produit de la raison mais comme un produit de l’imagination.

B) Bonheur et imagination.

1) «  le bonheur est un idéal de l’imagination  » Kant.

Il revient à Kant d’avoir élaboré une distinction nette entre bonheur et vertu, ou si l’on préfère, bonheur et morale, qui sont pour lui hétérogènes. Tout d’abord la moralité (le fait d’agir par devoir et de manière désintéressée) est une recherche rationnelle qui consiste à se baser sur des principes valables pour tous (une maxime n’est morale que si elle est universable). Ainsi, rien ne nous garantie que le fait d’accomplir le bien peut suffire à rendre l’homme heureux (on peut être vertueux sans être heureux) et d’autre part, le bonheur est un état de contentement subjectif qui relève d’une tendance naturelle visant la satisfaction de nos désirs. La recherche morale est un travail de la raison, le bonheur un simple état sensible qui concerne neotre être empirique. La recherche de la vertu est une recherche rationnelle des principes de l’action morale (objective) alors que la recherche du bonheur est la recherche d’une satisfaction subjective qui se base sur des motifs sensibles donc purement personnels. Il n’est donc pas possible de définir rationnellement pour tous ce qu’est le bonheur ; c’est nécessairement un concept indéterminé :

«  Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience ; et que cependant pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu’un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d’envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d’une manière d’autant plus terrible les maux qui jusqu’à présent se dérobent encore à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu’il a déjà bien assez de peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l’indisposition du corps a détourné d’excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc. ! Bref, il est incapable de déterminer avec une entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l’omniscience. [...] Il suit de là que les impératifs de la prudence, à parler exactement, ne peuvent commander en rien, c’est-à-dire représenter des actions d’une manière objective comme pratiquement nécessaires, qu’il faut les tenir plutôt pour des conseils (consilia) que pour des commandements (proecepta) de la raison ; le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d’une série de conséquences en réalité infinie.

KANT, Fondements de la Métaphysique des Moeurs, II, tr. fr. V. Delbos, p. 131-132, éd. Delagrave

Le bonheur n’est donc pas un critère de vertu de même que le malheur n’est pas un critère d’immoralité parce qu’il n’est qu’un «  idéal de l’imagination  ». Le bonheur n’est donc pas le mobile de la morale (on ne doit pas rechercher le bien pour être heureux (ce qui resterait un motif égoïste ou intéressé), mais seulement pour lui même, selon une perspective désintéressée) et d’autre part, on peut déterminer rationnellement le bien mais pas le bonheur : à chacun de l’imaginer ! Le bonheur est-il donc lié à notre imaginaire plutôt qu’à notre vertu ?

2)- Le bonheur comme attente du bonheur (Rousseau : «  malheur à qui n’a plus rien à désirer ! »).

Le problème du bonheur reste donc lié immanquablement au problème du désir : comment le désir peut-il être heureux s’il nous conduit au manque, soit parce qu’il ne peut être satisfait et nous conduit à la frustration, soit parce qu’il s’achève dans la satisfaction, et se détourne alors vers un autre objet qu’on a pas ? Dans les deux cas, l’homme est conduit à l’insatisfaction perpétuelle. Le désir meure dans la jouissance, meurt comme désir et change d’objet ou bien reste à l’état de désir et engendre le manque. Voilà pourquoi selon Rousseau l’homme n’est pas heureux de satisfaire ses désirs mais il n’est heureux que d’imaginer qu’il va l’être. Ainsi, «  on n’est qu’ heureux avant de l’être  » :

«  Tant qu’on désire on peut se passer d’être heureux ; on s’attend à le devenir : si le bonheur ne vient point, l’espoir se prolonge, et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. En effet, l’homme, avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel [de Dieu] une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et, pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet même ; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité, et tel est le néant des choses humaines, qu’hors l’Etre existant par lui-même [Dieu] il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas.

Si cet effet n’a pas toujours lieu sur les objets particuliers de nos passions, il est infaillible dans le sentiment commun qui les comprend toutes. Vivre sans peine n’est pas un état d’homme ; vivre ainsi c’est être mort. Celui qui pourrait tout sans être Dieu serait une misérable créature ; il serait privé du plaisir de désirer ; toute autre privation serait plus supportable  ».

Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761), 6e partie, Lettre VIII, Flammarion, « coll. GF », 1967

On voit ici que le problème du texte est de savoir si le bonheur suppose l’obtention de ce que l’on désire (et donc son accomplissement, sa fin) ou s’il n’est pas plutôt l’art de renouveler sans cesse le désir. On voit ici que selon Rousseau, et paradoxalement, le bonheur est l’attente du bonheur plutôt que sa réalisation, une promesse plutôt que la satisfaction de cette promesse. Si les philosophes classiques voient dans le désir un trouble et un manque, Rousseau ici le voit comme un état qui «  se suffit à lui-même  » et qui «  provoque la jouissance  », comme si la tension provoquée par le désir permettait déjà une expérience de la joie. Autrement dit, l’homme trouve satisfaction dans le fait même de désirer. Principe d’espérance qui porte en lui son intensité par lequel on aspire à quelque chose, le désir n’est pas vu ici comme manque mais comme création, impulsion. Certes, l’homme ne pourra pas combler ses désirs et tout avoir, mais la jouissance du désir lui-même peut le consoler. C’est par l’imagination que l’homme peut à la fois ne pas être satisfait tout en continuant à désirer et donc jouir de l’attente. Même dans le pire des cas, on peut encore se représenter un monde autre à désirer, se projeter dans une vie différente. Au fond nous ne sommes jamais plus heureux que lorsque nous entrevoyons le bonheur comme un horizon possible, à notre portée, lorsque que nous le sentons comme possible, ce qui suppose l’imagination. L’homme a reçu une force consolante. Le bonheur n’est pas la satisfaction de tous nos désirs mais le fait d’imaginer la joie comme possible. Voilà pourquoi selon Rousseau, «  on est heureux qu’avant être heureux  ». En ce sens, celui qui désire est plus heureux que celui qui ne tend à rien et dont la vie est un calme plat. Le malheur est alors l’état dans lequel la joie ne nous paraît plus possible. C’est donc inévitablement un produit de notre imagination (pas de bonheur sans cette faculté de se le représenter). Ainsi pourrions nous réfuter la formule de Pascal pour qui «  nous ne vivons jamais mais nous espérons de vivre et nous disposant toujours à être heureux il est normal que nous ne le soyons jamais  ». En fait le bonheur est sans doute déjà là dans cette disposition même à être heureux, c’est-à-dire de désirer.

De même, il est possible de faire aux doctrines antiques du bonheur une seconde critique : non seulement le bonheur n’est pas le résultat de la vie morale et n’existe pas de méthode infaillible identique pour tous pour accéder au bonheur (puisqu’il s’agit d’un contentement empiriquement déterminé qui dépend de l’expérience de chacun) mais aussi l’idée même d’une définition du bonheur comme état dépassionné (ataraxie), état de tranquillité totale et sérénité parfaite est sans doute aussi une illusion. Si l’homme est avant tout désir, envie et recherche d’une satisfaction, le bonheur n’est-il pas plutôt l’art d’entretenir en nous le désir et d’agir plutôt que de le faire disparaître ? Comme le souligne Thomas Hobbes :

«  la félicité de cette vie ne consiste pas dans le repos d’un esprit satisfait, car ce finis ultimus (fin dernière) et ce summum bonum (souverain bien) dont on parle dans les livres des anciens moralistes n’existent pas. Celui dont les désirs arrivent à leur terme ne peut pas plus vivre que celui dont les sensations et les imaginations sont arrêtées. La félicité est une continuelle marche en avant du désir d’un objet à un autre, l’obtention du premier n’étant toujours rien d’autre que le moyen d’atteindre le second. La cause en est que l’objet du désir humain n’est pas de jouir une seule fois, et pour un instant, mais d’assurer pour toujours le moyen de son futur désir  ».Thomas Hobbes, Le Leviathan, ch. 11.

Ce texte de Hobbes critique au fond l’idée du bonheur comme un état stable (sérénité) pour affirmer que le bonheur suppose au contraire un mouvement perpétuel, celui de la «  continuelle marche en avant du désir  ». Une telle approche suppose que le bonheur n’est pas le fruit d’une réduction de notre capacité de désirer mais au contraire dans l’amplification d’un vouloir vivre, d’un vouloir être qui se confond avec notre pouvoir d’agir. Si le bonheur réside dans cette faculté de désirer, il consiste donc en la démarche d’un être actif, tant par le corps que par l’esprit (et par opposition le malheur se tient dans cette forme d’impuissance qui consiste à ne plus agir ou à subir l’action du monde). Pour Spinoza par exemple, «  la vertu ne consiste en rien d’autre qu’à agir suivant les lois de sa propre nature […] il suit de là que le principe de vertu est l’effort même pour conserver l’être propre et que la félicité consiste en ce que l’homme peut conserver son être et que ceux qui se donnent la mort ont l’âme frappée d’impuissance et sont entièrement vaincus par les causes extérieures  » Ethique, IV, 18, Scolie.

Par là on voit que le bonheur peut plutôt se concevoir comme une amplification de l’action et de nos moyens d’agir, une amplification des occasions de satisfaire nos désirs : il ne s’agit plus d’autarcie et d’indépendance, mais de vouloir alors rencontrer autrui et d’accroître nos possibilités. Comme le dit Spinoza toujours dans l’Ethique: «  Si par exemple, deux individus entièrement de même nature se joignent l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissants que chacun séparément. Rien donc de plus utile à l’homme que l’homme  ». L’individu voulant être heureux se méfie donc de l’idéal autarcique du sage antique et de son indifférence à l’égard d’autrui : il se dispose à la rencontre, se met en quête de relations qui augmentent sa capacité d’action. Il devient par là évident que le bonheur est inévitablement lié non au hasard mais à la capacité humaine à l’action par laquelle nous pouvons atteindre la satisfaction de désirer toujours et d’être actif et joyeux. Comme le dit Rousseau «  Malheur à qui n’a plus rien à désirer !  ».

Le bonheur n’est donc jamais aussi fort que dans l’attente et dans cet état ou le désir est vécu comme une invitation, un horizon, qui fait de lui une impulsion, une création, une richesse plus qu’un manque et une pauvreté. Nous sommes donc surtout heureux lorsque nous imaginons le bonheur comme possible parce que nous désirons: être heureux c’est sentir le bonheur comme étant à notre portée, non pas simplement satisfaire tous ses désirs, ce qui n’est jamais possible, mais imaginer la joie comme possible (le bonheur est bien en ce sens un état imaginaire). André Compte-Sponville écrit alors dans son dictionnaire philosophique qu’  » on peut appeler bonheur, c’est en tout cas la définition que je propose, tout laps de temps où la joie est perçue, fût-ce après coup, comme immédiatement possible. Et malheur, inversement, tout laps de temps où la joie parait immédiatement impossible »".

En somme le bonheur est le résultat de notre capacité à imaginer et à agir dans le réel, de vaincre les obstacles qui s’imposent à nous pour modifier le monde à notre avantage, ce qui implique que l’on soit également conscient de nos limites et que l’on fasse l’épreuve de la résistance à surmonter. Ainsi on voit bien que le bonheur n’a plus de rapport avec le hasard puisqu’il dépend du sens que nous accordons à notre action, de l’attention que nous portons au monde présent. Voila pourquoi Descartes oppose ce qu’il nomme «  l’heur  » (la chance) et la béatitude (le bonheur) :

«  Mais il est besoin de savoir ce que c’est que vivere beate (vivre heureux) ; je dirais en français vivre heureusement, sinon qu’il y a une différence entre l’heur et la béatitude, en ce que l’heur ne dépend que des choses qui sont hors de nous, d’où vient que ceux-là sont estimés plus heureux que sages, auxquels il est arrivé quelque bine qu’ils ne se sont point procuré, au lieu que la béatitude consiste, ce me semble en un parfait contentement de l’esprit et une satisfaction intérieure, que n’ont pas d’ordinaire ceux qui sont le plus favorisés par la fortune, et que les sages acquièrent sans elle  ».

CONCLUSION.

Y a –t-il donc une recette du bonheur ? Si le bonheur comme nous l’avons vu suppose l’art de renouveler en soi le désir par notre imagination et notre puissance d’agir, il n’est pas le résultat du hasard, mais il n’est pas non plus la conséquence d’un calcul et d’un plan : si le bonheur est relatif à notre capacité d’imaginer et d’agir alors il est toujours plus ou moins devant nous comme repoussé à mesure que nous le cherchons («  Nous ne vivons pas , nous espérons de vivre et nous disposant toujours à être heureux écrit Pascal, il est normal que nous ne le soyons jamais  »). Tous les calculs, les méthodes, les recettes qui nous le promettent aurons sans aucun doute pour effet de la faire fuir. On peut donc supposer que le bonheur est possible à la condition de ne pas le vouloir pour lui-même : «  L’erreur est même de le chercher tout court. C’est l’espérer pour demain, où nous ne sommes pas, et s’interdire de le vivre aujourd’hui. Occupe-toi plutôt de ce qui compte vraiment: le travail, l’action, le plaisir, l’amour — le monde. Le bonheur viendra par surcroît, s’il vient, et te manquera moins, s’il ne vient pas. On l’atteint d’autant plus facilement qu’on a cessé d’y tenir. « Le bonheur est une récompense, disait Alain, qui vient à ceux qui ne l’ont pas cherchée » écrit André Comte-Sponville, dans son Dictionnaire Philosophique. Le bonheur en somme n’est donc pas le fruit d’un pur hasard, mais il n’est pas non plus le résultat d’un plan, d’un programme, dont l’application risque fort de nous décevoir et de nous rendre malheureux ; il serait plutôt une forme d’étonnement résultant du fait que nous suivons notre propre chemin et que nous savons faire nos propres choix et en prenant aussi des risques. Peut-être que l’homme heureux n’est pas tellement préoccupé par la recherche du bonheur mais plutôt par la volonté d’améliorer le monde en agissant. Ce n’est plus le souci du bonheur qui fonde le bonheur mais alors la volonté de rendre le monde plus humain et plus digne et de trouver un sens à nos actions.

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