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Le fétichisme de la marchandise (Marx)

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MARX. Le Capital. (extrait)

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IV. — LE CARACTÈRE FÉTICHE DE LA MARCHANDISE ET SON SECRET

Une marchandise paraît au premier coup d’œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c’est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques. En tant que valeur d’usage, il n’y a en elle rien de mystérieux, soit qu’elle satisfasse les besoin s de l’homme par ses propriétés, soit que ses propriétés soient produites par le travail humain, il est évident que l’activité de l’homme transforme les matières fournies par la nature d’une façon à les rendre utiles. La forme du bois, par exemple, est changée, si l’on en fait une table. Néanmoins la table reste bois, une chose ordinaire et qui tombe sous les sens. Mais dès qu’elle se présente comme marchandise, c’est une tout autre affaire. A la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol; elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser.

Le caractère mystique de la marchandise ne provient donc pas de sa valeur d’usage. IL ne provient pas davantage des caractères qui déterminent la valeur. D’abord, en effet, si variés que puissent être les travaux utiles ou les activités productives, c’est une vérité physiologique qu’ils sont avant tout des fonctions de l’organisme humain, et que toute fonction pareille, quels que soient son contenu et sa forme, est essentiellement une dépense du cerveau, des nerfs, des muscles, des organes, des sens, etc., de l’homme. En second lieu, pour ce qui sert à déterminer la quantité de la valeur, c’est-à-dire la durée de cette dépense ou la quantité de travail, on ne saurait nier que cette quantité de travail se distingue visiblement de sa qualité. Dans tous les états sociaux le temps qu’il faut pour produire les moyens de consommation a dû intéresser l’homme, quoique inégalement, suivant les divers degrés de la civilisation26. Enfin dès que les hommes travaillent d’une manière quelconque les uns pour les autres, leur travail acquiert aussi une forme sociale.

D’où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail, dès qu’il revêt la forme d’une marchandise ? Evidemment de cette forme elle-même.

Le caractère d’égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail; enfin les rapports des producteurs, dans lesquels s’affirment les caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d’un rapport social des produits du travail. Voilà pourquoi ces produits se convertissent en marchandises, c’est-à-dire en choses qui tombent et ne tombent pas sous les sens, ou choses sociales. C’est ainsi que l’impression lumineuse d’un objet sur le nerf optique ne se présente pas comme une excitation subjective du nerf lui-même, mais comme la forme sensible de quelque chose qui existe en dehors de l’œil. Il faut ajouter que dans l’acte de la vision la lumière est réellement projetée d’un objet extérieur sur un autre objet, l’œil; c’est un rapport physique entre des choses physiques. Mais la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n’ont absolument rien à faire avec leur nature physique. C’est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production.

En général, des objets d’utilité ne deviennent des marchandises que parce qu’ils sont les produits de travaux privés, exécutés indépendamment les uns des autres. L’ensemble de ces travaux privés forme le travail social. Comme les producteurs n’entrent socialement en contact que par l’échange de leurs produits, ce n’est que dans les limites de cet échange que s’affirment d’abord les caractères sociaux de leurs travaux privés. Ou bien les travaux privés ne se manifestent en réalité comme divisions du travail social que par les rapports que l’échange établit entre les produits du travail et indirectement entre les producteurs. Il en résulte que pour ces derniers les rapports de leurs travaux privés apparaissent ce qu’ils sont, c’est-à-dire non des rapports sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux même, mais bien plutôt des rapports sociaux entre les choses.

C’est seulement dans leur échange que les produits du travail acquièrent comme valeurs une existence sociale identique et uniforme, distincte de leur existence matérielle et multiforme comme objets d’utilité. Cette scission du produit du travail en objet utile et en objet de valeur, s’élargit dans la pratique dès que l’échange a acquis assez d’étendue et d’importance pour que des objets utiles soient produits en vue de l’échange, de sorte que le caractère de valeur de ces objets est déjà pris en considération dans leur production même. A partir de ce moment, les travaux privés des producteurs acquièrent en fait un double caractère social. D’un côté ils doivent être travail utile, satisfaire des besoins sociaux et s’affirmer ainsi comme parties intégrantes du travail général, d’un système de division sociale du travail qui se forme spontanément; de l’autre côté ils ne satisfont les besoins divers des producteurs eux-mêmes, que parce que chaque espèce de travail privé utile est échangeable avec toutes les autres espèces de travail privé utile, c’est-à-dire est réputé leur égal. L’égalité de travaux qui diffèrent toto cœlo les uns des autres ne peut consister que dans une abstraction de leur inégalité réelle, que dans la réduction à leur caractère commun de dépense de force humaine, de travail humain en général, et c’est l’échange seul qui opère cette réduction en mettant en présence les uns des autres sur un pied d’égalité les produits des travaux les plus divers.

Le double caractère social des travaux privés ne se réfléchit dans le cerveau des producteurs que sous la forme que leur imprime le commerce pratique, l’échange des produits. Lorsque les producteurs mettent en présence et en rapport les produits de leur travail à titre de valeurs, ce n’est pas qu’ils voient en eux une simple enveloppe sous laquelle est caché un travail humain identique; tout au contraire : en réputant égaux dans l’échange leurs produits différents, ils établissent par le fait que leurs différents travaux sont égaux. Ils le font sans le savoir21. La valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce qu’elle est. Elle fait bien plutôt de chaque produit du travail un hiéroglyphe. Ce n’est qu’avec le temps que l’homme cherche à déchiffrer le sens du hiéroglyphe, à pénétrer les secrets de l’œuvre sociale à laquelle il contribue, et la transformation des objets utiles en valeurs est un produit de la société, tout aussi bien que le langage.

La découverte scientifique faite plus tard, que les produits du travail, en tant que valeurs, sont l’expression pure et simple du travail humain dépensé dans leur production, marque une époque dans l’histoire du développement de l’humanité, mais ne dissipe point la fantasmagorie qui fait apparaître le caractère social du travail comme un caractère des choses, des produits eux-mêmes. Ce qui n’est vrai que pour cette forme de production particulière, la production marchande, à savoir : que le caractère social des travaux les plus divers consiste dans leur égalité comme travail humain, et que ce caractère social spécifique revêt une forme objective, la forme valeur des produits du travail, ce fait, pour l’homme engrené dans les rouages et les rapports de la production des marchandises, paraît, après comme avant, la découverte de la nature de la valeur, tout aussi invariable et d’un ordre tout aussi naturel que la forme gazeuse de l’air qui est restée la même après comme avant la découverte de ses éléments chimiques.

Ce qui intéresse tout d’abord pratiquement les échangistes, c’est de savoir combien ils obtiendront en échange de leurs produits, c’est-à-dire la proportion dans laquelle les produits s’échangent entre eux. Dès que cette proportion a acquis une certaine fixité habituelle, elle leur paraît provenir de la nature même des produits du travail. Il semble qu’il réside dans ces choses une propriété de s’échanger en proportions déterminées comme les substances chimiques se combinent en proportions fixes.

Le caractère de valeur des produits du travail ne ressort en fait que lorsqu’ils se déterminent comme quantités de valeur. Ces dernières changent sans cesse, indépendamment de la volonté et des prévisions des producteurs aux yeux desquels leur propre mouvement social prend ainsi la forme d’un mouvement des choses, mouvement qui les mène, bien loin qu’ils puissent le diriger. Il faut que la production marchande se soit complètement développée avant que de l’expérience même se dégage cette vérité scientifique : que les travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres, bien qu’ils s’entrelacent comme ramifications du système social et spontané de la division du travail, sont constamment ramenés à leur mesure sociale proportionnelle. Et comment ? Parce que, dans les rapports d’échange accidentels et toujours variables de leurs produits, le temps de travail social nécessaire à leur production l’emporte de haute lutte comme loi naturelle régulatrice, de même que la loi de la pesanteur se fait sentir à n’importe qui lorsque sa maison s’écroule sur sa tête28. La détermination de la quantité de valeur par la durée de travail est donc un secret caché sous le mouvement apparent des valeurs des marchandises; mais sa solution, tout en montrant que la quantité de valeur ne se détermine pas au hasard, comme il semblerait, ne fait pas pour cela disparaître la forme qui représente cette quantité comme un rapport de grandeur entre les choses, entre les produits eux-mêmes du travail.

La réflexion sur les formes de la vie sociale, et par conséquent leur analyse scientifique, suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence, après coup, avec des données déjà tout établies, avec les résultats du développement. Les formes, qui impriment aux produits du travail le cachet de marchandises et qui par conséquent président déjà à leur circulation, possèdent aussi déjà la fixité de formes naturelles de la vie sociale, avant que les hommes cherchent à se rendre compte, non du caractère historique de ces formes, qui leur paraissent bien plutôt immuables, mais de leur sens intime. Ainsi c’est seulement l’analyse du prix des marchandises qui a conduit à la détermination de leur valeur quantitative, et c’est seulement l’expression commune des marchandises en argent qui a amené la fixation de leur caractère valeur. Or cette forme acquise et fixe du monde des marchandises, leur forme argent, au lieu de révéler les caractères sociaux des travaux privés et les rapports sociaux des producteurs, ne fait que les voiler. Quand je dis que du froment, un habit, des bottes se rapportent à la toile comme à l’incarnation générale du travail humain abstrait, la fausseté et l’étrangeté de cette expression sautent immédiatement aux yeux. Mais quand les producteurs de ces marchandises les rapportent à la toile, à l’or ou à l’argent, ce qui revient au même, comme à l’équivalent général, les rapports entre leurs travaux privés et l’ensemble du travail social leur apparaissent précisément sous cette forme bizarre.

Les catégories de l’économie bourgeoise sont des formes de l’intellect qui ont une vérité objective, en tant qu’elles reflètent des rapports sociaux réels, mais ces rapports n’appartiennent qu’à cette époque historique déterminée, où la production marchande est le mode de production social. Si donc nous envisageons d’autres formes de production, nous verrons disparaître aussitôt tout ce mysticisme qui obscurcit les produits du travail dans la période actuelle.

Puisque l’économie politique aime les Robinsonades29, visitons d’abord Robinson dans son île.

Modeste, comme il l’est naturellement, il n’en a pas moins divers besoins à satisfaire, et il lui faut exécuter des travaux utiles de genre différent, fabriquer des meubles, par exemple, se faire des outils, apprivoiser des animaux, pêcher, chasser, etc. De ses prières, et autres bagatelles semblables nous n’avons rien à dire, puisque notre Robinson y trouve son plaisir et considère une activité de cette espèce comme une distraction fortifiante. Malgré la variété de ses fonctions productives, il sait qu’elles ne sont que les formes diverses par lesquelles s’affirme le même Robinson, c’est-à-dire tout simplement des modes divers de travail humain. La nécessité même le force à partager son temps entre ses occupations différentes. Que l’une prenne plus, l’autre moins de place dans l’ensemble de ses travaux, cela dépend de la plus ou moins grande difficulté qu’il a à vaincre pour obtenir l’effet utile qu’il a en vue. L’expérience lui apprend cela, et notre homme, qui a sauvé du naufrage montre, grand-livre, plume et encre, ne tarde pas, en bon Anglais qu’il est, à mettre en note tous ses actes quotidiens. Son inventaire contient le détail des objets utiles qu’il possède, des différents modes de travail exigés par leur production, et enfin du temps de travail que lui coûtent en moyenne des quantités déterminées de ces divers produits. Tous les rapports entre Robinson et les choses, qui forment la richesse qu’il s’est créée lui-même, sont tellement simples et transparents que M. Baudrillart pourrait les comprendre sans une trop grande tension d’esprit. Et cependant toutes les déterminations essentielles de la valeur y sont contenues.

Transportons-nous maintenant de l’île lumineuse de Robinson dans le sombre moyen âge européen. Au lieu de l’homme indépendant nous trouvons ici tout le monde dépendant, serfs et seigneurs, vassaux et suzerains, laïques et clercs. Cette dépendance personnelle caractérise aussi bien les rapports sociaux de la production matérielle que toutes les autres sphères de la vie auxquelles elle sert de fondement. Et c’est précisément parce que la société est basée sur la dépendance personnelle que tous les rapports sociaux apparaissent comme des rapports entre les personnes. Les travaux divers et leurs produits n’ont en conséquence pas besoin de prendre une figure fantastique distincte de leur réalité. Ils se présentent comme services, prestations et livraisons en nature. La forme naturelle du travail, sa particularité — et non sa généralité, son caractère abstrait, comme dans la production marchande — en est aussi la forme sociale. La corvée est tout aussi bien mesurée par le temps que le travail qui produit des marchandises; mais chaque corvéable sait fort bien, sans recourir à un Adam Smith, que c’est une quantité déterminée de sa force, de travail personnelle qu’il dépense au service de son maître. La dîme à fournir au prêtre est plus claire que la bénédiction du prêtre. De quelque manière donc qu’on juge les masques que portent les hommes dans cette société, les rapports sociaux des personnes dans leurs travaux respectifs s’affirment nettement comme leurs propres rapports personnels, au lieu de se déguiser en rapports sociaux des choses, des produits du travail.

Pour rencontrer le travail commun, c’est-à-dire l’association immédiate, nous n’avons pas besoin de. remonter à sa forme naturelle primitive, telle qu’elle nous apparaît au seuil de l’histoire de tous les peuples civilisés30. Nous en avons un exemple tout près de nous dans l’industrie rustique et patriarcale d’une famille de paysans qui produit pour ses propres besoins, bétail, blé, toile, lin, vêtements, etc. Ces divers objets se présentent à la famille comme les produits divers de son travail et non comme des marchandises qui s’échangent réciproquement. Les différents travaux d’où dérivent ces produits, agriculture, élève du bétail, tissage, confection de vêtements, etc., possèdent de prime abord la forme de fonctions sociales, parce qu’ils sont des fonctions de la famille qui a sa division de travail tout aussi bien que la production marchande. Les conditions naturelles, variant avec le changement des saisons ainsi que les différences d’âge et de sexe, règlent dans la famille la distribution du travail et sa durée pour chacun. La mesure de la dépense des forces individuelles par le temps de travail apparaît ici directement comme caractère social des travaux eux-mêmes, parce que les forces de travail individuelles ne fonctionnent que comme organes de la force commune de la famille.

Représentons-nous enfin une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social. Tout ce que nous avons dit du travail de Robinson se reproduit ici, mais socialement et non individuellement. Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel et exclusif et conséquemment objets d’utilité immédiate pour lui. Le produit total des travailleurs unis est un produit social. Une partie sert de nouveau comme moyen de production et reste sociale; mais l’autre partie est consommée, et, par conséquent, doit se répartir entre tous. Le mode de répartition variera suivant l’organisme producteur de la société et le degré de développement historique des travailleurs. Supposons, pour mettre cet état de choses en parallèle avec la production marchande, que la part accordée à chaque travailleur soit en raison de son temps de travail. Le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D’un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins; de l’autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. Les rapports » sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution.

Le monde religieux n’est que le reflet du monde réel. Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandise, et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste à comparer les valeurs de leurs produits, et sous cette enveloppe de choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme avec son culte de l’homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable. Dans les modes de production de la vieille Asie, de l’antiquité en général, la transformation du produit en marchandise ne joue qu’un rôle subalterne, qui cependant acquiert plus d’importance à mesure que les communautés approchent de leur dissolution. Des peuples marchands proprement dits n’existent que dans les intervalles du monde antique, à la façon des dieux d’Epicure, ou comme les juifs dans les pores de la société polonaise. Ces vieux organismes sociaux sont, sous le rapport de la production, infiniment plus simples et plus transparents que la société bourgeoise; mais ils ont pour base l’immaturité de l’homme individuel, — dont l’histoire n’a pas encore coupé, pour ainsi dire, le cordon ombilical qui l’unit à la communauté naturelle d’une tribu primitive, — ou des conditions de despotisme et d’esclavage. Le degré inférieur de développement des forces productives du travail qui les caractérise, et qui par suite imprègne tout le cercle de la vie matérielle, l’étroitesse des rapports des hommes, soit entre eux soit avec la nature, se reflète idéalement dans les vieilles religions nationales. En général, le reflet religieux du monde réel ne pourra disparaître que lorsque les conditions du travail et de la vie pratique présenteront à l’homme des rapports transparents et rationnels avec ses semblables et avec la nature. La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu’elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l’aspect, que le jour où s’y manifestera l’œuvre d’hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social. Mais cela exige dans la société un ensemble de conditions d’existence matérielle qui ne peuvent être elles-mêmes le produit que d’un long et douloureux développement. L’économie politique a bien, il est vrai, analysé la valeur et la grandeur de valeur*1, quoique d’une manière très imparfaite. Mais elle ne s’est jamais demandé pourquoi le travail se représente dans la valeur, et la mesure du travail par sa durée dans la grandeur de valeur des produits. Des formes, qui manifestent au premier coup d’œil qu’elles appartiennent à une période sociale dans laquelle la production et ses rapports régissent l’homme au lieu d’être régis par lui, paraissent à sa conscience bourgeoise une nécessité tout aussi naturelle que le travail productif lui-même. Rien d’étonnant qu’elle traite les formes de production sociale qui ont précédé la production bourgeoise, comme les Pères de l’Eglise traitaient les religions qui avaient précédé le christianisme?

Ce qui fait voir, entre autres choses, l’illusion produite sur la plupart des économistes par le fétichisme inhérent au monde marchand, ou par l’apparence matérielle des attributs sociaux du travail, c’est leur longue et insipide querelle à propos du rôle de la nature dans la création de la valeur d’échange. Cette valeur, n’étant pas autre chose qu’une manière sociale particulière de compter le travail employé dans la production d’un objet, ne peut pas plus contenir d’éléments matériels que le cours du change, par exemple.

Dans notre société, la for-me économique la plus générale et la plus simple qui s’attache aux produits du travail, la forme marchandise, est si familière à tout le monde que personne n’y voit malice. Considérons d’autres formes économiques plus complexes. D’où proviennent, par exemple, les illusions du système mercantile ? Evidemment du caractère fétiche que la forme monnaie imprime aux métaux précieux. Et l’économie moderne, qui fait l’esprit fort et ne se fatigue pas de ressasser ses fades plaisanteries contre le fétichisme des mercantilistes, est-elle moins la dupe des apparences ? N’est-ce pas son premier dogme que des choses, des instruments de travail, par exemple, sont, par nature, capital, et, qu’en voulant les dépouiller de ce caractère purement social, on commet un crime de lèse-nature ? Enfin, les physio-crates, si supérieurs à tant d’égards, n’ont-ils pas imaginé que la rente foncière n’est pas un tribut arraché aux hommes, mais un présent fait par la nature même aux propriétaires ? Mais n’anticipons pas et contentons-nous encore d’un exemple à propos de la forme marchandise elle-même.

Les marchandises diraient, si elles pouvaient parler : notre valeur d’usage peut bien intéresser l’homme; pour nous, en tant qu’objets, nous nous en moquons bien. Ce qui nous regarde c’est notre valeur. Notre rapport entre nous comme choses de vente et d’achat le prouve. Nous ne nous envisageons les unes les autres que comme valeurs d’échange. Ne croirait-on pas que l’économiste emprunte ses paroles à l’âme même de, la marchandise quand il dit :  » la valeur (valeur d’échange) est une propriété des choses, la richesse (valeur d’usage), est une propriété de l’homme. La valeur dans ce sens suppose nécessairement l’échange, la richesse, non33.  »  » La richesse (valeur utile), est un attribut de l’homme, la valeur, un attribut des marchandises. Un homme ou bien une communauté est riche, une perle ou un diamant possèdent de la valeur et la possèdent comme tels34.  » Jusqu’ici aucun chimiste n’a découvert de valeur d’échange dans une perle ou dans un diamant. Les économistes qui ont découvert ou inventé des substances chimiques de ce genre, et qui affichent une certaine prétention à la profondeur, trouvent, eux, que la valeur utile des choses leur appartient indépendamment de leurs propriétés matérielles, tandis que leur valeur leur appartient en tant que choses. Ce qui les confirme dans cette opinion, c’est cette circonstance étrange que la valeur utile des choses se réalise pour l’homme sans échange, c’est-à-dire dans un rapport immédiat entre la chose et l’homme, tandis que leur valeur, au contraire, ne se réalise que dans l’échange, c’est-à-dire dans un rapport social. Qui ne se souvient ici du bon Dogberry et de la leçon qu’il donne au veilleur de nuit Seacoal :  » Etre un homme bien fait est un don des circonstances, mais savoir lire et écrire, cela nous vient de la nature35.  »  » To be a well favoured man is the gift of fortune; but to write and read cornes by nature.  » (Shakespeare.)

 

 

 

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