Cinq leçons sur la psychanalyse
(Cinq leçons prononcées en 1904 à la Clark University, Worcester (Mass.) publiées originalement dans l’American Journal of Psychology en 1908.
Première leçon
Origine de la psychanalyse. Observation du Dr Breuer. Les traumatismes psychiques. Les hystériques souffrent de réminiscences. Le traitement cathartique. L’hystérie de conversion.
Ce n’est pas à moi que revient le mérite – si c’en est un – d’avoir mis au monde la psychanalyse. Je n’ai pas participé à ses premiers commencements. J’étais encore étudiant, absorbé par la préparation de mes derniers examens, lorsqu’un médecin de Vienne, le Dr Joseph Breuer , appliqua pour la première fois ce procédé au traitement d’une jeune fille hystérique (cela remonte aux années 1880 à 1882). Il convient donc de nous occuper tout d’abord de l’histoire de cette malade et des péripéties de son traitement. Mais auparavant encore un mot. Ne craignez pas qu’une formation médicale soit nécessaire pour suivre mon exposé. Nous ferons route un certain temps avec les médecins, mais nous ne tarderons pas à prendre congé d’eux pour suivre le Dr Breuer dans une voie tout à fait originale.
La malade du Dr Breuer était une jeune fille de vingt et un ans, très intelligente, qui manifesta au cours des deux années de sa maladie une série de troubles physiques et mentaux plus ou moins graves. Elle présenta une contracture des deux extrémités droites avec anesthésie ; de temps en temps la même affection apparaissait aux membres du côté gauche; en outre, trouble des mouvements des yeux et perturbations multiples de la capacité visuelle ; difficulté à tenir la tête droite; toux nerveuse intense, dégoût de toute nourriture et, pendant plusieurs semaines, impossibilité de boire malgré une soif dévorante. Elle présentait aussi une altération de la fonction du langage, ne pouvait ni comprendre ni parler sa langue maternelle. Enfin, elle était sujette à des » absences « , à des états de confusion, de délire, d’altération de toute la personnalité ; ce sont là des troubles auxquels nous aurons à accorder toute notre attention.
Il semble naturel de penser que des symptômes tels que ceux que nous venons d’énumérer révèlent une grave affection, probablement du cerveau, affection qui offre peu d’espoir de guérison et qui sans doute conduira promptement à la mort. Les médecins diront pourtant que, dans une quantité de cas aux apparences aussi graves, on peut formuler un pronostic beaucoup plus favorable. Lorsque des symptômes de ce genre se rencontrent chez une jeune femme dont les organes essentiels, le cœur, les reins, etc., sont tout à fait normaux, mais qui a eu à subir de violents chocs affectifs, et lorsque ces symptômes se développent d’une façon capricieuse et inattendue, les médecins se sentent rassurés. Ils reconnaissent en effet qu’il s’agit là, non pas d’une affection organique du cerveau, mais de cet état bizarre et énigmatique auquel les médecins grecs donnaient déjà le nom d’hystérie, état capable de simuler tout un ensemble de troubles graves, mais qui ne met pas la vie en danger et qui laisse espérer une guérison complète. Il n’est pas toujours facile de distinguer une telle hystérie d’une profonde affection organique. Mais il ne nous importe pas ici de savoir comment on établit ce diagnostic différentiel ; notons simplement que le cas de la jeune fille de Breuer est de ceux qu’aucun médecin habile ne manquera de ranger dans l’hystérie. Il convient de rappeler ici que les symptômes de la maladie sont apparus alors que la jeune fille soignait son père qu’elle adorait (au cours d’une maladie à laquelle il devait succomber) et que sa propre maladie l’obligea à renoncer à ces soins.
Les renseignements qui précèdent épuisent ce que les médecins pouvaient nous apprendre sur le cas qui nous intéresse. Le moment est venu de quitter ces derniers. Car il ne faut pas s’imaginer que l’on a beaucoup fait pour la guérison, lorsqu’on a substitué le diagnostic d’hystérie à celui d’affection cérébrale organique. L’art médical est le plus souvent aussi impuissant dans un cas que dans l’autre. Et quand il s’agit d’hystérie, le médecin n’a rien d’autre à faire qu’à laisser à la bonne nature le soin d’opérer le rétablissement complet qu’il est en droit de pronostiquer .
Si le diagnostic d’hystérie touche peu le malade, il touche beaucoup le médecin. Son attitude est tout autre à l’égard de l’hystérique qu’à l’égard de l’organique. Il n’accorde pas à celui-là le même intérêt qu’à celui-ci, car son mal est bien moins sérieux, malgré les apparences. N’oublions pas non plus que le médecin, au cours de ses études, a appris (par exemple dans des cas d’apoplexie ou de tumeurs) à se représenter plus ou moins exactement les causes des symptômes organiques. Au contraire, en présence des singularités hystériques, son savoir, sa science anatomique, physiologique et pathologique le laissent en l’air. Il ne peut comprendre l’hystérie, en face d’elle il est incompétent. Ce qui ne vous plaît guère quand on a l’habitude de tenir en haute estime sa propre science. Les hystériques perdent donc la sympathie du médecin, qui les considère comme des gens qui transgressent les lois (comme un fidèle à l’égard des hérétiques). Il les juge capables de toutes les vilenies possibles, les accuse d’exagération et de simulation intentionnelles ; et il les punit en leur retirant son intérêt.
Le Dr Breuer, lui, n’a pas suivi une telle conduite. Bien que tout d’abord il fût incapable de soulager sa malade, il ne lui refusa ni sa bienveillance ni son intérêt. Sans doute sa tâche fut-elle facilitée par les remarquables qualités d’esprit et de caractère dont elle témoigna. Et la façon sympathique avec laquelle il se mit à l’observer lui permit bientôt de lui porter un premier secours.
On avait remarqué que dans ses états d’absence, d’altération psychique avec confusion, la malade avait l’habitude de murmurer quelques mots qui semblaient se rapporter à des préoccupations intimes. Le médecin se fit répéter ses paroles et, ayant mis la malade dans une sorte d’hypnose, les lui répéta mot à mot, espérant ainsi déclencher les pensées qui la préoccupaient. La malade tomba dans le piège et se mit à raconter l’histoire dont les mots murmurés pendant ses états d’absence avaient trahi l’existence. C’étaient des fantaisies d’une profonde tristesse, souvent même d’une certaine beauté – nous dirons des rêveries – qui avaient pour thème une jeune fille au chevet de son père malade. Après avoir exprimé un certain nombre de ces fantaisies, elle se trouvait délivrée et ramenée à une vie psychique normale. L’amélioration, qui durait plusieurs heures, disparaissait le jour suivant, pour faire place à une nouvelle absence que supprimait, de la même manière, le récit des fantaisies nouvellement formées. Nul doute que la modification psychique manifestée pendant les absences était une conséquence de l’excitation produite par ces formations fantaisistes d’une vive tonalité affective. La malade elle-même qui, à cette époque de sa maladie, ne parlait et ne comprenait que l’anglais, donna à ce traitement d’un nouveau genre le nom de talking cure ; elle le désignait aussi, en plaisantant, du nom de chimney sweeping.
On remarqua bientôt, comme par hasard, qu’un tel « nettoyage » de l’âme faisait beaucoup plus qu’éloigner momentanément la confusion mentale toujours renaissante. Les symptômes morbides disparurent aussi lorsque, sous l’hypnose, la malade se rappela avec extériorisation affective, à quelle occasion ces symptômes s’étaient produits pour la première fois. Il y avait eu, cet été-là, une période de très grande chaleur, et la malade avait beaucoup souffert de la soif, car, sans pouvoir en donner la raison, il lui avait été brusquement impossible de boire. Elle pouvait saisir le verre d’eau, mais aussitôt qu’il touchait ses lèvres, elle le repoussait comme une hydrophobe. Durant ces quelques secondes elle se trouvait évidemment en état d’absence. Elle ne se nourrissait que de fruits, pour étancher la soif qui la tourmentait. Cela durait depuis environ six semaines, lorsqu’elle se plaignit un jour, sous hypnose, de sa gouvernante anglaise qu’elle n’aimait pas. Elle raconta alors, avec tous les signes d’un profond dégoût, qu’elle s’était rendue dans la chambre de cette gouvernante et que le petit chien de celle-ci, un animal affreux, avait bu dans un verre. Elle n’avait rien dit, par politesse. Son récit achevé, elle manifesta violemment sa colère, restée contenue jusqu’alors. Puis elle demanda à boire, but une grande quantité d’eau, et se réveilla de l’hypnose le verre aux lèvres. Le trouble avait disparu pour toujours .
Arrêtons-nous un instant à cette expérience. Personne n’avait encore fait disparaître un symptôme hystérique de cette manière et n’avait pénétré si profondément dans la compréhension de ses causes. Quelle découverte grosse de conséquences, si la plupart de ces symptômes pouvaient être supprimés de cette manière! Breuer n’épargna aucun effort pour en faire la preuve. Il étudia systématiquement la pathogénèse d’autres symptômes morbides plus graves. Dans presque chaque cas, il constata que les symptômes étaient, pour ainsi dire, comme des résidus d’expériences émotives que, pour cette raison, nous avons appelées plus tard traumatismes psychiques ; leur caractère particulier s’apparentait à la scène traumatique qui les avait provoqués. Selon l’expression consacrée, les symptômes étaient déterminés par les scènes dont ils formaient les résidus mnésiques, et il n’était plus nécessaire de voir en eux des effets arbitraires et énigmatiques de la névrose. Cependant, contrairement à ce que l’on attendait, ce n’était pas toujours d’un seul événement que le symptôme résultait, mais, la plupart du temps, e multiples traumatismes souvent analogues et répétés. Par conséquent, il fallait reproduire chronologiquement toute cette chaîne de souvenirs pathogènes, mais dans l’ordre inverse, le dernier d’abord et le premier à la fin; impossible de pénétrer jusqu’au premier traumatisme, souvent le plus profond, si l’on sautait les intermédiaires.
Vous souhaiteriez sans doute d’autres exemples de symptômes hystériques que celui de l’hydrophobie engendrée par le dégoût d’un chien buvant dans un verre. Mais pour rester fidèle à mon programme, je me limiterai à très peu d’exemples. Breuer raconte que les troubles visuels de sa malade se rapportaient aux circonstances suivantes : » La malade, les yeux pleins de larmes, était assise auprès du lit de son père, lorsque celui-ci lui demanda tout à coup quelle heure il était. Les larmes l’empêchaient de voir clairement ; elle fit un effort, mit la montre tout près de son oeil et le cadran lui apparut très gros (macropsie et strabisme convergent) ; puis elle s’efforça de retenir ses larmes afin que le malade ne les voie pas . » Toutes ces impressions pathogènes, remarquons-le, dataient de l’époque où elle s’occupait de son père malade. » Une fois, elle s’éveilla, la nuit, très angoissée car le malade avait beaucoup de fièvre, et très énervée car on attendait un chirurgien de Vienne pour une opération. Sa mère n’était pas là; Anna était assise au chevet du malade, le bras droit posé sur le dossier de la chaise. Elle tomba dans un état de demi-rêve et vit qu’un serpent noir sortait du mur, s’approchait du malade pour le mordre. (Il est très probable que, dans le pré, derrière la maison, se trouvaient des serpents qui avaient déjà effrayé la malade et fournissaient le thème de l’hallucination.) Elle voulut chasser l’animal, mais elle était comme paralysée; le bras droit, pendant sur le dossier de la chaise, était » endormi « , c’est-à-dire anesthésié et parésié, et, lorsqu’elle le regarda, les doigts se transformèrent en petits serpents avec des têtes de mort (les ongles). Sans doute fit-elle des efforts pour chasser le serpent avec la main droite paralysée, et ainsi l’anesthésie et la paralysie s’associèrent-elles à l’hallucination du serpent. Lorsque celui-ci eut disparu, elle voulut, pleine d’angoisse, se mettre à prier, mais la parole lui manqua, en quelque langue que ce fût. Elle ne put s’exprimer qu’en retrouvant enfin une poésie enfantine anglaise, et put alors penser et prier dans cette langue . » Le rappel de cette scène, sous hypnose, fit disparaître la contracture du bras droit qui existait depuis le commencement de la maladie, et mit fin au traitement.
Lorsque, bon nombre d’années plus tard, je me mis à appliquer à mes propres malades la méthode de recherche et de traitement de Breuer, je fis des expériences qui concordèrent avec les siennes.
Une dame de 40 ans environ avait un tic, un étrange claquement de langue, qui se produisit sans cause apparente. L’origine de ce tic venait de deux événements différents, qui avaient ceci de commun que, par une sorte de contradiction, elle avait fait entendre ce claquement à un moment où elle désirait vivement ne pas troubler le silence : une fois pour ne pas éveiller son enfant endormi, l’autre fois, lors d’une promenade en voiture, pour ne pas exciter les chevaux déjà effrayés par un orage. Je donne cet exemple parmi beaucoup d’autres qu’on trouvera dans les Éludes sur l’hystérie.
Nous pouvons grosso modo résumer tout ce qui précède dans la formule suivante : les hystériques souffrent de réminiscences. Leurs symptômes sont les résidus et les symboles de certains événements (traumatiques). Symboles commémoratifs, à vrai dire. Une comparaison nous fera saisir ce qu’il faut entendre par là. Les monuments dont nous ornons nos grandes villes sont des symboles commémoratifs du même genre. Ainsi, à Londres, vous trouverez, devant une des plus grandes gares de la ville, une colonne gothique richement décorée : Charing Cross. Au XIIIe siècle, un des vieux rois Plantagenet qui faisait transporter à Westminster le corps de la reine Éléonore, éleva des croix gothiques à chacune des stations où le cercueil fut posé à terre. Charing Cross est le dernier des monuments qui devaient conserver le souvenir de cette marche funèbre . A une autre place de la ville, non loin du London Bridge, vous remarquerez une colonne moderne très haute que l’on appelle » The monument « . Elle doit rappeler le souvenir du grand incendie qui, en 1666, éclata tout près de là et détruisit une grande partie de la ville. Ces monuments sont des » symboles commémoratifs » comme les symptômes hystériques. La comparaison est donc soutenable jusque-là. Mais que diriez-vous d’un habitant de Londres qui, aujourd’hui encore, s’arrêterait mélancoliquement devant le monument du convoi funèbre de la reine Éléonore, au lieu de s’occuper de ses affaires avec la hâte qu’exigent les conditions modernes du travail, ou de se réjouir de la jeune et charmante reine qui captive aujourd’hui son propre cœur? Ou d’un autre qui pleurerait devant » le monument » la destruction de la ville de ses pères, alors que cette ville est depuis longtemps renée de ses cendres et brille aujourd’hui d’un éclat plus vif encore que jadis?
Les hystériques et autres névrosés se comportent comme les deux Londoniens de notre exemple invraisemblable. Non seulement ils se souviennent d’événements douloureux passés depuis longtemps, mais ils y sont encore affectivement attachés ; ils ne se libèrent pas du passé et négligent pour lui la réalité et le présent. Cette fixation de la vie mentale aux traumatismes pathogènes est un des caractères les plus importants et, pratiquement, les plus significatifs de la névrose. Vous allez sans doute, en pensant à la malade de Breuer, me faire une objection qui, certainement, est plausible. Tous les traumatismes de cette jeune fille provenaient de l’époque où elle soignait son père malade et ses symptômes ne sont que les marques du souvenir qu’elle a conservé de la maladie et de la mort de son père. Le fait de conserver si vivante la mémoire du disparu, et cela peu de temps après sa mort, n’a donc, direz-vous, rien de pathologique ; c’est au contraire un processus affectif tout à fait normal. – Je vous l’accorde volontiers : chez la malade de Breuer, cette pensée qui reste fixée aux traumatismes n’a rien d’extraordinaire. Mais, dans d’autres cas, ainsi pour ce tic que j’ai traité et dont les causes remontaient à quinze et à dix ans dans le passé, on voit nettement que cette sujétion au passé a un caractère nettement pathologique. Cette sujétion, la malade de Breuer l’aurait probablement subie aussi, si elle ne s’était pas soumise au traitement cathartique peu de temps après l’apparition de ses symptômes.
Nous n’avons parlé jusqu’ici des symptômes hystériques que dans leurs relations avec l’histoire de la vie des malades. Mais nous avons encore à considérer deux autres circonstances dont Breuer fait mention et qui nous feront saisir le mécanisme de l’apparition de la maladie et celui de sa disparition. Insistons d’abord sur ce fait que la malade de Breuer, dans toutes les situations pathogènes, devait réprimer une forte émotion, au lieu de la laisser s’épancher par les voies affectives habituelles, paroles et actes. Lors du petit incident avec le chien de sa gouvernante, elle réprima, par égard pour celle-ci, l’expression d’un dégoût intense; pendant qu’elle veillait au chevet de son père, son souci continuel était de ne rien laisser voir au malade de son angoisse et de son douloureux état d’âme. Lorsque plus tard elle reproduisit ces mêmes scènes devant son médecin, l’émotion refoulée autrefois ressuscita avec une violence particulière, comme si elle s’était conservée intacte pendant tout ce temps. Bien plus, le symptôme qui avait subsisté de cette scène présenta son plus haut degré d’intensité au fur et à mesure que le médecin s’efforçait d’en découvrir l’origine, pour disparaître dès que celle-ci eut été complètement démasquée. On put, d’autre part, constater que le souvenir de la scène en présence du médecin restait sans effet si, pour une raison quelconque, il se déroulait sans être accompagné d’émotions d’ » affects « . C’est apparemment de ces affects que dépendent et la maladie et le rétablissement de la santé. On fut ainsi conduit à admettre que le patient, tombé malade de l’émotion déclenchée par une circonstance pathogène, n’a pu l’exprimer normalement, et qu’elle est ainsi restée » coincée « . Ces affects coincés ont une double destinée. Tantôt ils persistent tels quels et font sentir leur poids sur toute la vie psychique, pour laquelle ils sont une source d’irritation perpétuelle. Tantôt ils se transforment en processus physiques anormaux, processus d’innervation ou d’inhibition (paralysie), qui ne sont pas autre chose que les symptômes physiques de la névrose. C’est ce que nous avons appelé l‘hystérie de conversion. Dans la vie normale, une certaine quantité de notre énergie affective est employée à l’innervation corporelle et produit le phénomène de l’expression des émotions, que nous connaissons tous. L’hystérie de conversion n’est pas autre chose qu’une expression des émotions exagérée et qui se traduit par des moyens inaccoutumés. Si un fleuve s’écoule dans deux canaux, l’un d’eux se trouvera plein à déborder aussitôt que, dans l’autre, le courant rencontrera un obstacle.
Vous voyez que nous sommes sur le point d’arriver à une théorie purement psychologique de l’hystérie, théorie dans laquelle nous donnons la première place au processus affectif. Une deuxième observation de Breuer nous oblige à accorder, dans le déterminisme des processus morbides, une grande importance aux états de la conscience. La malade de Breuer présentait, à côté de son état normal, des états d’âmes multiples, états d’absence, de confusion, changement de caractère. A l’état normal, elle ne savait rien de ces scènes pathogènes et de leurs rapports avec ses symptômes. Elle les avait oubliées ou ne les mettait pas en relation avec sa maladie. Lorsqu’on l’hypnotisait, il fallait faire de grands efforts pour lui remettre ces scènes en mémoire, et c’est ce travail de réminiscence qui supprimait les symptômes. Nous serions bien embarrassés pour interpréter cette constatation, si l’expérience et l’expérimentation de l’hypnose n’avaient montré le chemin à suivre. L’étude des phénomènes hypnotiques nous a habitués à cette conception d’abord étrange que, dans un seul et même individu, il peut y avoir plusieurs groupements psychiques, assez indépendants pour qu’ils ne sachent rien les tins des autres. Des cas de ce genre, que l’on appelle « double conscience « , peuvent, à l’occasion, se présenter spontanément à l’observation. Si, dans un tel dédoublement de la personnalité, la conscience reste constamment liée à l’un des deux états, on nomme cet état : l’état psychique conscient, et l’on appelle inconscient celui qui en est séparé. Le phénomène connu sous le nom de suggestion post-hypnotique, dans lequel un ordre donné au cours de l’hypnose se réalise plus tard, coûte que coûte, à l’état normal, donne une image excellente de l’influence que l’état conscient peut recevoir de l’inconscient, et c’est d’après ce modèle qu’il nous est possible de comprendre les phénomènes observés dans l’hystérie. Breuer se décida à admettre que les symptômes hystériques auraient été provoqués durant des états d’âmes spéciaux qu’il appelait hypnoïdes. Les excitations qui se produisent dans les états hypnoïdes de ce genre deviennent facilement pathogènes, parce qu’elles ne trouvent pas dans ces états des conditions nécessaires à leur aboutissement normal. Il se produit alors cette chose particulière qui est le symptôme, et qui pénètre dans l’état normal comme un corps étranger. D’autant plus que le sujet n’a pas conscience de la cause de son mal. Là où il y a un symptôme, il y a aussi amnésie, un vide, une lacune dans le souvenir, et, si l’on réussit à combler cette lacune, on supprime par là même le symptôme.
Je crains que cette partie de mon exposé ne vous paraisse pas très claire. Mais soyez indulgents. Il s’agit de vues nouvelles et difficiles qu’il est peut-être impossible de présenter plus clairement, pour le moment tout au moins. L’hypothèse breuerienne des états hypnoïdes s’est d’ailleurs montrée encombrante et superflue, et la psychanalyse moderne l’a abandonnée. Vous apprendrez plus tard tout ce qu’on a encore découvert derrière les états hypnoïdes de Breuer. Vous aurez aussi sans doute, et à bon droit, l’impression que les recherches de Breuer ne pouvaient vous donner qu’une théorie incomplète et une explication insuffisante des faits observés. Mais des théories parfaites ne tombent pas ainsi du ciel, et vous vous méfieriez à plus forte raison de l’homme qui, dès le début de ses observations, vous présenterait une théorie sans lacune et complètement parachevée. Une telle théorie ne saurait être qu’un produit de la spéculation et non le fruit d’une étude sans parti pris de la réalité.
Deuxième leçon
Conception nouvelle de l’hystérie. Refoulement et résistance. Le conflit psychique. Le symptôme est le substitut d’une idée refoulée. La méthode psychanalytique.A peu près à l’époque où Breuer appliquait sa » talking cure « , Charcot poursuivait, à la Salpêtrière, ses recherches sur l’hystérie, qui devaient aboutir à une nouvelle conception de cette névrose. La conclusion à laquelle il parvenait n’était alors pas connue à Vienne. Mais lorsque, dix ans plus tard, nous publiâmes, Breuer et moi, notre communication préliminaire sur le mécanisme psychique des phénomènes hystériques, inspirée par les résultats du traitement cathartique de la première malade de Breuer, nous étions en plein sous l’influence des travaux de Charcot. Nous fîmes alors de nos traumatismes psychiques les équivalents des traumatismes physiques dont Charcot avait établi le rôle dans le déterminisme des paralysies hystériques. Et l’hypothèse des états hypnoïdes de Breuer n’est qu’un écho des expériences du professeur français relatives à la production, sous hypnose, de paralysies en tous points semblables aux paralysies traumatiques.
L’illustre clinicien, dont je fus l’élève en 1885-86, était peu enclin aux conceptions psychologiques. Ce fut son disciple Pierre Janet qui tenta d’analyser de près les processus psychiques de l’hystérie, et nous suivîmes son exemple, en faisant du dédoublement mental et de la dissociation de la personnalité le pivot de notre théorie. La théorie de Janet repose sur les doctrines admises en France relatives au rôle de l’hérédité et de la dégénérescence dans l’origine des maladies. D’après cet auteur, l’hystérie est une forme d’altération dégénérative du système nerveux, qui se manifeste par une faiblesse congénitale de la synthèse psychique. Voici ce qu’il entend par là : les hystériques seraient incapables de maintenir en un seul faisceau les multiples phénomènes psychiques, et il en résulterait la tendance à la dissociation mentale. Si vous me permettez une comparaison un peu grossière, mais claire, l’hystérique de Janet fait penser à une femme qui est sortie pour faire des emplettes et revient chargée de boites et de paquets. Mais ses deux bras et ses dix doigts ne lui suffisent pas pour embrasser convenablement tout son bagage, et voilà un paquet qui glisse à terre. Elle se baisse pour le ramasser, mais c’est un autre qui dégringole. Et ainsi de suite.
Cependant, il est des faits qui ne cadrent pas très bien avec cette théorie de la faiblesse mentale. Ainsi, on constate chez les hystériques certaines capacités qui diminuent, d’autres qui augmentent, comme s’ils voulaient compenser d’un côté ce qui est réduit de l’autre. Par exemple, à l’époque où la malade de Breuer avait oublié sa langue maternelle ainsi que toutes les autres, sauf l’anglais, elle parlait celle-ci avec une telle perfection qu’elle était capable, quand on lui mettait dans les mains un livre allemand, de faire à livre ouvert une traduction excellente.
Lorsque, plus tard, j’entrepris de continuer seul les recherches commencées par Breuer, je me formai bientôt une opinion différente sur l’origine de la dissociation hystérique (dédoublement de la conscience). Une telle divergence devait se produire, puisque je n’étais pas parti, comme Janet, d’expériences de laboratoire, mais de nécessités thérapeutiques.
Ce qui m’importait avant tout, c’était la pratique. Le traitement cathartique, appliqué par Breuer, exigeait qu’on plongeât le malade dans une hypnose profonde puisque seuls les états hypnotiques lui permettaient de se rappeler les événements pathogènes qui lui échappaient à l’état normal. Or, je n’aimais pas l’hypnose ; c’est un procédé incertain et qui a quelque chose de mystique. Mais lorsque j’eus constaté que, malgré tous mes efforts, je ne pouvais mettre en état d’hypnose qu’une petite partie de mes malades, je décidai d’abandonner ce procédé et d’appliquer le traitement cathartique. J’essayai donc d’opérer en laissant les malades dans leur état normal. Cela semblait au premier abord une entreprise insensée et sans chance de succès. Il s’agissait d’apprendre du malade quelque chose qu’on ne savait pas et que lui-même ignorait. Comment pouvait-on espérer y parvenir? Je me souvins alors d’une expérience étrange et instructive que j’avais vue chez Bernheim, à Nancy; Bernheim nous avait montré que les sujets qu’il avait mis en somnambulisme hypnotique et auxquels il avait fait accomplir divers actes, n’avaient perdu qu’apparemment le souvenir de ce qu’ils avaient vu et vécu sous l’hypnose, et qu’il était possible de réveiller en eux ces souvenirs à l’état normal. Si on les interroge, une fois réveillés, sur ce qui s’est passé, ces sujets prétendent d’abord ne rien savoir ; mais si on ne cède pas, si on les presse, si on leur assure qu’ils le peuvent, alors les souvenirs oubliés reparaissent sans manquer.
J’agis de même avec mes malades. Lorsqu’ils prétendaient ne plus rien savoir, je leur affirmais qu’ils savaient, qu’ils n’avaient qu’à parler et j’assurais même que le souvenir qui leur reviendrait au moment où je mettrais la main sur leur front serait le bon. De cette manière, je réussis, sans employer l’hypnose, à apprendre des malades tout ce qui était nécessaire pour établir le rapport entre les scènes pathogènes oubliées et les symptômes qui en étaient les résidus. Mais c’était un procédé pénible et épuisant à la longue, qui ne pouvait s’imposer comme une technique définitive.
Je ne l’abandonnai pourtant pas sans en avoir tiré des conclusions décisives : la preuve était faite que les souvenirs oubliés ne sont pas perdus, qu’ils restent en la possession du malade, prêts à surgir, associés à ce qu’il sait encore. Mais il existe une force qui les empêche de devenir conscients. L’existence de cette force peut être considérée comme certaine, car on sent un effort quand on essaie de ramener à la conscience les souvenirs inconscients. Cette force, qui maintient l’état morbide, on l’éprouve comme une résistance opposée par le malade.
C’est sur cette idée de résistance que j’ai fondé ma conception des processus psychiques dans l’hystérie. La suppression de cette résistance s’est montrée indispensable au rétablissement du malade. D’après le mécanisme de la guérison, on peut déjà se faire une idée très précise de la marche de la maladie. Les mêmes forces qui, aujourd’hui, s’opposent à la réintégration de l’oublié dans le conscient sont assurément celles qui ont, au moment du traumatisme, provoqué cet oubli et qui ont refoulé dans l’inconscient les incidents pathogènes. J’ai appelé refoulement ce processus supposé par moi et je l’ai considéré comme prouvé par l’existence indéniable de la résistance. Mais on pouvait encore se demander ce qu’étaient ces forces, et quelles étaient les conditions de ce refoulement où nous voyons aujourd’hui le mécanisme pathogène de l’hystérie. Ce que le traitement cathartique nous avait appris nous permet de répondre à cette question. Dans tous les cas observés on constate qu’un désir violent a été ressenti, qui s’est trouvé en complète opposition avec les autres désirs de l’individu, inconciliable avec les aspirations morales et esthétiques de sa personne. Un bref conflit s’en est suivi; à l’issue de ce combat intérieur, le désir inconciliable est devenu l’objet du refoulement, il a été chassé hors de la conscience et oublié. Puisque la représentation en question est inconciliable avec » le moi » du malade, le refoulement se produit sous forme d’exigences morales ou autres de la part de l’individu. L’acceptation du désir inconciliable ou la prolongation du conflit auraient provoqué un malaise intense ; le refoulement épargne ce malaise, il apparaît ainsi comme un moyen de protéger la personne psychique.
Je me limiterai à l’exposé d’un seul cas, dans lequel les conditions et l’utilité du refoulement sont clairement révélées. Néanmoins, je dois encore écourter ce cas et laisser de côté d’importantes hypothèses. – Une jeune fille avait récemment perdu un père tendrement aimé, après avoir aidé à le soigner – situation analogue à celle de la malade de Breuer. Sa sœur aînée s’étant mariée, elle se prit d’une vive affection pour son beau-frère, affection qui passa, du reste, pour une simple intimité comme on en rencontre entre les membres d’une même famille. Mais bientôt cette sœur tomba malade et mourut pendant une absence de notre jeune fille et de sa mère. Celles-ci furent rappelées en hâte, sans être entièrement instruites du douloureux événement. Lorsque la jeune fille arriva au chevet de sa sœur morte, en elle émergea, pour une seconde, une idée qui pouvait s’exprimer à peu près ainsi: maintenant il est libre et il peut m’épouser. Il est certain que cette idée, qui trahissait à la conscience de la jeune fille l’amour intense qu’elle éprouvait sans le savoir pour son beau-frère, la révolta et fut immédiatement refoulée. La jeune fille tomba malade à son tour, présenta de graves symptômes hystériques, et lorsque je la pris en traitement, il apparut qu’elle avait radicalement oublié cette scène devant le lit mortuaire de sa sœur et le mouvement de haine et d’égoïsme qui s’était emparé d’elle. Elle s’en souvint au cours du traitement, reproduisit cet incident avec les signes de la plus violente émotion, et le traitement la guérit.
J’illustrerai le processus du refoulement et sa relation nécessaire avec la résistance par une comparaison grossière. Supposez que dans la salle de conférences, dans mon auditoire calme et attentif, il se trouve pourtant un individu qui se conduise de façon à me déranger et qui me trouble par des rires inconvenants, par son bavardage ou en tapant des pieds. Je déclarerai que je ne peux continuer à professer ainsi ; sur ce, quelques auditeurs vigoureux se lèveront et, après une brève lutte, mettront le personnage à la porte. Il sera » refoulé » et je pourrai continuer ma conférence. Mais, pour que le trouble ne se reproduise plus, au cas où l’expulsé essayerait de rentrer dans la salle, les personnes qui sont venues à mon aide iront adosser leurs chaises à la porte et former ainsi comme une » résistance « . Si maintenant l’on transporte sur le plan psychique les événements de notre exemple, si l’on fait de la salle de conférences le conscient, et du vestibule l’inconscient, voilà une assez bonne image du refoulement.
C’est en cela que notre conception diffère de celle de Janet. Pour nous, la dissociation psychique ne vient pas d’une inaptitude innée de l’appareil mental à la synthèse ; nous l’expliquons dynamiquement par le conflit de deux forces psychiques, nous voyons en elle le résultat d’une révolte active de; deux constellations psychiques, le conscient et l’inconscient, l’une contre l’autre. Cette conception nouvelle soulève beaucoup de nouveaux problèmes. Ainsi le conflit psychique est certes très fréquent et le » moi » cherche à se défendre contre les souvenirs pénibles, sans provoquer pour autant une dissociation psychique. Force est donc d’admettre que d’autres conditions sont encore requises pour amener une dissociation. J’accorde volontiers que l’hypothèse du refoulement constitue non pas le terme mais bien le début d’une théorie psychologique ; mais nous ne pouvons progresser que pas à pas, et il faut nous laisser le temps d’approfondir notre idée.
Qu’on se garde aussi d’essayer d’interpréter le cas de la jeune fille de Breuer à l’aide de la théorie du refoulement. L’histoire de cette malade ne s’y prête pas, car les données en ont été obtenues par l’influence hypnotique. Ce n’est qu’en écartant l’hypnose que l’on peut constater les résistances et les refoulements et se former une représentation exacte de l’évolution pathogène réelle. Dans l’hypnose, la résistance se voit mal, parce que la porte est ouverte sur l’arrière-fonds psychique ; néanmoins, l’hypnose accentue la résistance aux frontières de ce domaine, elle en fait un mur de fortification qui rend tout le reste inabordable.
Le résultat le plus précieux auquel nous avait conduit l’observation de Breuer était la découverte de la relation des symptômes avec les événements pathogènes ou traumatismes psychiques. Comment allons-nous interpréter tout cela du point de vue de la théorie du refoulement? Au premier abord, on ne voit vraiment pas comment. Mais au lieu de me livrer à une déduction théorique compliquée, je vais reprendre ici notre comparaison de tout à l’heure. Il est certain qu’en éloignant le mauvais sujet qui dérangeait la leçon et en plaçant des sentinelles devant la porte, tout n’est pas fini. Il peut très bien arriver que l’expulsé, amer et résolu, provoque encore du désordre. Il n’est plus dans la salle, c’est vrai ; on est débarrassé de sa présence, de son rire moqueur, de ses remarques à haute voix ; mais à certains égards, le refoulement est pourtant resté inefficace, car voilà qu’au-dehors l’expulsé fait un vacarme insupportable ; il crie, donne des coups de poings contre la porte et trouble ainsi la conférence plus que par son attitude précédente. Dans ces conditions, il serait heureux que le président de la réunion veuille bien assumer le rôle de médiateur et de pacificateur. Il parlementerait avec le personnage récalcitrant, puis il s’adresserait aux auditeurs et leur proposerait de le laisser rentrer, prenant sur lui de garantir une meilleure conduite. On déciderait de supprimer le refoulement et le calme et la paix renaîtraient. Voilà une image assez juste de la tâche qui incombe au médecin dans le traitement psychanalytique des névroses.
Exprimons-nous maintenant sans images l’examen d’autres malades hystériques et d’autres névrosés nous conduit à la conviction qu’ils n’ont pas réussi à refouler l’idée à laquelle est lié leur désir insupportable. Ils l’ont bien chassée de leur conscience et de leur mémoire, et se sont épargné, apparemment, une grande somme de souffrances, mais le désir refoulé continue à subsister dans l’inconscient; il guette une occasion de se manifester et il réapparaît bientôt à la lumière, mais sous un déguisement qui le rend méconnaissable; en d’autres termes, l’idée refoulée est remplacée dans la conscience par une autre qui lui sert de substitut, d’ersatz, et à laquelle viennent s’attacher toutes les impressions de malaise que l’on croyait avoir écartées par le refoulement. Ce substitut de l’idée refoulée – le symptôme – est protégé contre de nouvelles attaques de la part du » moi » ; et, au lieu d’un court conflit, intervient maintenant une souffrance continuelle. A côté des signes de défiguration, le symptôme offre un reste de ressemblance avec l’idée refoulée. Les procédés de formations substitutives se trahissent pendant le traitement psychanalytique du malade, et il est nécessaire pour la guérison que le symptôme soit ramené par ces mêmes moyens à l’idée refoulée. Si l’on parvient à ramener ce qui est refoulé au plein jour – cela suppose que des résistances considérables ont été surmontées -, alors le conflit psychique né de cette réintégration, et que le malade voulait éviter, peut trouver sous la direction du médecin, une meilleure solution que celle du refoulement. Une telle méthode parvient à faire évanouir conflits et névroses. Tantôt le malade convient qu’il a eu tort de refouler le désir pathogène et il accepte totalement ou partiellement ce désir; tantôt le désir lui-même est dirigé vers un but plus élevé et, pour cette raison, moins sujet à critique (c’est ce que je nomme la sublimation du désir); tantôt on reconnaît qu’il était juste de rejeter le désir, niais ou remplace le mécanisme automatique, donc insuffisant, du refoulement, par un jugement de condamnation morale rendu avec l’aide des plus hautes instances spirituelles de l’homme ; c’est en pleine lumière que l’on triomphe du désir.
Je m’excuse de n’avoir pas décrit de façon plus claire et plus compréhensible les principaux points de vue de la méthode de traitement appelée maintenant psychanalyse. Les difficultés ne tiennent pas seulement à la nouveauté du sujet. De quelle nature sont les désirs insupportables qui, malgré le refoulement, savent encore se faire entendre du fond de l’inconscient? Dans quelles conditions le refoulement échoue-t-il et se forme-t-il un substitut ou symptôme? Nous allons le voir.
Troisième leçon
Le principe du déterminisme psychique. le mot d’esprit. Le complexe. Les rêves et leur interprétation. L’analyse des rêves. Actes manqués, lapsus, actes symptomatiques.
Multiple motivation.
Il n’est pas toujours facile d’être exact, surtout quand il faut être bref. Aussi suis-je obligé de corriger aujourd’hui une erreur commise dans mon précédent chapitre. Je vous avais dit que lorsque, renonçant à l’hypnose, on cherchait à réveiller les souvenirs que le sujet pouvait avoir de l’origine de sa maladie, en lui demandant de dire ce qui lui venait à l’esprit, la première idée qui surgissait se rapportait à ces premiers souvenirs. Ce n’est pas toujours exact. Je n’ai présenté la chose aussi simplement que pour être bref. En réalité, les premières fois seulement, une simple insistance, une pression de ma part suffisait pour faire apparaître l’événement oublié. Si l’on persistait dans ce procédé, des idées surgissaient bien, mais il était fort douteux qu’elles correspondent réellement à l’événement recherché : elles semblaient n’avoir aucun rapport avec lui, et d’ailleurs les malades eux-mêmes les rejetaient comme inadéquates. La pression n’était plus d’aucun secours et l’on pouvait regretter d’avoir renoncé à l’hypnose.
Incapable d’en sortir, je m’accrochai à un principe dont la légitimité scientifique a été démontrée plus tard par mon ami C.-G. Jung et ses élèves à Zurich. (Il est parfois bien précieux d’avoir des principes!) C’est celui du déterminisme psychique, en la rigueur duquel j’avais la foi la plus absolue. Je ne pouvais pas me figurer qu’une idée surgissant spontanément dans la conscience d’un malade, surtout une idée éveillée par la concentration de son attention, pût être tout à fait arbitraire et sans rapport avec la représentation oubliée que nous voulions retrouver. Quelle ne lui fût pas identique, cela s’expliquait par l’état psychologique supposé. Deux forces agissaient l’une contre l’autre dans le malade ; d’abord son effort réfléchi pour ramener à la conscience les choses oubliées, mais latentes dans son inconscient ; d’autre part la résistance que je vous ai décrite et qui s’oppose au passage à la conscience des éléments refoulés. Si cette résistance est nulle ou très faible, la chose oubliée devient consciente sans se déformer; on était donc autorisé à admettre que la déformation de l’objet recherché serait d’autant plus grande que l’opposition à son arrivée à la conscience serait plus forte. L’idée qui se présentait à l’esprit du malade à la place de celle qu’on cherchait à rappeler avait donc elle-même la valeur d’un symptôme. C’était un substitut nouveau, artificiel et éphémère de la chose refoulée et qui lui ressemblait d’autant moins que sa déformation, sous l’influence de la résistance, avait été plus grande. Pourtant, il devait y avoir une certaine similitude avec la chose recherchée, puisque c’était un symptôme et, si la résistance n’était pas trop intense, il devait être possible de deviner, au moyen des idées spontanées, l’inconnu qui se dérobait. L’idée surgissant dans l’esprit du malade est, par rapport à l’élément refoulé, comme une allusion, comme une traduction de celui-ci dans un autre langage.
Nous connaissons dans la vie psychique normale des situations analogues qui conduisent à des résultats semblables, Tel est le cas du mot d’esprit. Les problèmes de la technique psychanalytique m’ont obligé à m’occuper ainsi de la formation du mot d’esprit. Je vais vous en donner un exemple.
On raconte que deux commerçants peu scrupuleux, ayant réussi à acquérir une grande fortune au moyen de spéculations pas très honnêtes, s’efforçaient d’être admis dans la bonne société. Il leur sembla donc utile de faire faire leurs portraits par un peintre très célèbre et très cher. Les deux spéculateurs donnèrent une grande soirée pour faire admirer ces tableaux coûteux et conduisirent eux-mêmes un critique d’art influent devant la paroi du salon où les portraits étaient suspendus l’un à côté de l’autre. Le critique considéra longuement les deux portraits, puis secoua la tête comme s’il lui manquait quelque chose, et se borna à demander, en indiquant l’espace libre entre les tableaux : » Où est le Christ? «
Analysons cette plaisanterie. Évidemment, le critique a voulu dire : » Vous êtes deux coquins, comme ceux entre lesquels on a crucifié Jésus-Christ. » Cependant, il ne l’a pas dit. Il a dit autre chose qui, au premier abord, paraît tout à fait étrange, incompréhensible, sans rapport avec la situation présente. On ne tarde pourtant pas à discerner dans cette exclamation du critique d’art l’expression de son mépris. Elle tient lieu d’une injure. Elle a la même valeur, la même signification : elle en est le substitut.
Certes, nous ne pouvons pas pousser trop loin notre parallèle entre le cas du mot d’esprit et les associations fournies par les malades ; cependant, il nous faut souligner la parenté que l’on constate entre les mobiles profonds d’un mot d’esprit et ceux qui font surgir une idée dans la conscience des malades au cours d’un interrogatoire. Pourquoi notre critique n’a-t-il pas exprimé directement sa pensée aux deux coquins? Parce que, à côté de son désir de leur parler net, d’excellents motifs contraires agissaient sur lui. Il n’est pas sans danger d’insulter des gens dont on est l’invité et qui ont à leur disposition une nombreuse domesticité aux poings solides. Nous avons vu précédemment combien les tapageurs et ceux qui méprisent les convenances étaient rapidement » refoulés « . C’est pourquoi notre critique d’art se garde bien d’être explicite et déguise son injure sous la forme d’une simple allusion. De même, chez nos malades, ces idées-substituts qui surgissent à la place des souvenirs oubliés et dont elles ne sont qu’un déguisement.
Suivons l’exemple de l’école de Zurich (Bleuler, Jung, etc.) et appelons complexe tout groupe d’éléments représentatifs liés ensemble et chargés d’affect. Si, pour rechercher un complexe refoulé, nous partons des souvenirs que le malade possède encore, nous pouvons donc y parvenir, à condition qu’il nous apporte un nombre suffisant d’associations libres. Nous laissons parler le malade comme il lui plaît, conformément à notre hypothèse d’après laquelle rien ne peut lui venir à l’esprit qui ne dépende indirectement du complexe recherché. Cette méthode pour découvrir les éléments refoulés vous semble peut-être pénible; je puis cependant vous assurer que c’est la seule praticable.
Il arrive parfois qu’elle semble échouer : le malade s’arrête brusquement, hésite et prétend n’avoir rien à dire, qu’il ne lui vient absolument rien à l’esprit. S’il en était réellement ainsi, notre procédé serait inapplicable. Mais une observation minutieuse montre qu’un tel arrêt des associations libres ne se présente jamais. Elles paraissent suspendues parce que le malade retient ou supprime l’idée qu’il vient d’avoir, sous l’influence de résistances revêtant la forme de jugements critiques. On évite cette difficulté en avertissant le malade à l’avance et en exigeant qu’il ne tienne aucun compte de cette critique. Il faut qu’il renonce complètement à tout choix de ce genre et qu’il dise tout ce qui lui vient à l’esprit, même s’il pense que c’est inexact, hors de la question, stupide même, et surtout s’il lui est désagréable que sa pensée s’arrête à une telle idée. S’il se soumet à ces règles, il nous procurera les associations libres qui nous mettront sur les traces du complexe refoulé.
Ces idées spontanées que le malade repousse comme insignifiantes, s’il résiste au lieu de céder au médecin, représentent en quelque sorte, pour le psychanalyste, le minerai dont il extraira le métal précieux par de simples artifices d’interprétation. Si l’on veut acquérir rapidement une idée provisoire des complexes refoulés par un malade, sans se préoccuper de leur ordre ni de leurs relations, on se servira de l’expérience d’associations imaginée par Jung et ses élèves. Ce procédé rend au psychanalyste autant de services que l’analyse qualitative au chimiste ; on peut s’en passer dans le traitement des névroses, mais il est indispensable pour la démonstration objective des complexes et pour l’étude des psychoses, qui a été entreprise avec tant de succès par l’école de Zurich.
L’examen des idées spontanées qui se présentent au malade, s’il se soumet aux principales règles de la psychanalyse, n’est pas le seul moyen technique qui permette de sonder l’inconscient. Deux autres procédés conduisent au même but : l’interprétation des rêves et celle des erreurs et des lapsus.
J’avoue m’être demandé si, au lieu de vous donner à grands traits une vue d’ensemble de la psychanalyse, je n’aurais pas mieux fait de vous exposer en détail l‘interprétation des rêves . Un motif personnel et d’apparence secondaire m’en a détourné. Il m’a paru déplacé de me présenter comme un » déchiffreur de songes » avant que vous ne sachiez l’importance que peut revêtir cet art dérisoire et suranné. L’interprétation des rêves est, en réalité, la voie royale de la connaissance de l’inconscient, la base la plus sûre de nos recherches, et c’est l’étude des rêves, plus qu’aucune autre, qui vous convaincra de la valeur de la psychanalyse et vous formera à sa pratique. Quand on me demande comment on peut devenir psychanalyste, je réponds : par l’étude de ses propres rêves. Nos détracteurs n’ont jamais accordé à l’interprétation des rêves l’attention qu’elle méritait ou ont tenté de la condamner par les arguments les plus superficiels. Or, si on parvient à résoudre le grand problème du rêve, les questions nouvelles que soulève la psychanalyse n’offrent plus aucune difficulté.
Il convient de noter que nos productions oniriques – nos rêves – ressemblent intimement aux productions des maladies mentales, d’une part, et que, d’autre part, elles sont compatibles avec une santé parfaite. Celui qui se borne à s’étonner des illusions des sens, des idées bizarres et de toutes les fantasmagories que nous offre le rêve, au lieu de chercher à les comprendre, n’a pas la moindre chance de comprendre les productions anormales des états psychiques morbides. Il restera, dans ce domaine, un simple profane… Et il n’est pas paradoxal d’affirmer que la plupart des psychiatres d’aujourd’hui doivent être rangés parmi ces profanes!
Jetons donc un rapide coup d’œil sur le problème du rêve.
D’ordinaire, quand nous sommes éveillés, nous traitons les rêves avec un mépris égal a celui que le malade éprouve à l’égard des idées spontanées que le psychanalyste suscite en lui, Nous les vouons à un oubli rapide et complet, comme si nous voulions nous débarrasser au plus vite de cet amas d’incohérences. Notre mépris vient du caractère étrange que revêtent, non seulement les rêves absurdes et stupides, mais aussi ceux qui ne le sont pas. Notre répugnance à nous intéresser à nos rêves s’explique par les tendances impudiques et immorales qui se manifestent ouvertement dans certains d’entre eux. – L’antiquité, on le sait, n’a pas partagé ce mépris, et aujourd’hui encore le bas peuple reste curieux des rêves auxquels il demande, comme les Anciens, la révélation de l’avenir.
Je m’empresse de vous assurer que je ne vais pas faire appel à des croyances mystiques pour éclairer la question du rêve; je n’ai du reste jamais rien constaté qui confirme la valeur prophétique d’un songe. Cela n’empêche pas qu’une étude du rêve nous réservera de nombreuses surprises.
D’abord, tous les rêves ne sont pas étrangers au rêveur, incompréhensibles et confus pour lui. Si vous vous donnez la peine d’examiner ceux des petits enfants, à partir d’un an et demi, vous les trouvez très simples et facilement explicables. Le petit enfant rêve toujours de la réalisation de désirs que le jour précédent a fait naître en lui, sans les satisfaire. Aucun art divinatoire n’est nécessaire pour trouver cette simple solution ; il suffit seulement de savoir ce que l’enfant a vécu le jour précédent. Nous aurions une solution satisfaisante de l’énigme si l’on démontrait que les rêves des adultes ne sont, comme ceux des enfants, que l’accomplissement de désirs de la veille. Or c’est bien là ce qui se passe. Les objections que soulève cette manière de voir disparaissent devant une analyse plus approfondie.
Voici la première de ces objections : les rêves des adultes sont le plus souvent incompréhensibles et ne ressemblent guère à la réalisation d’un désir. – Mais, répondons-nous, c’est qu’ils ont subi une défiguration, un déguisement. Leur origine psychique est très différente de leur expression dernière. Il nous faut donc distinguer deux choses : d’une part, le rêve tel qu’il nous apparaît, tel que nous l’évoquons le matin, vague au point que nous avons souvent de la peine à le raconter, à le traduire en mots ; c’est ce que nous appellerons le contenu manifeste du rêve. D’autre part, nous avons l’ensemble des idées oniriques latentes, que nous supposons présider au rêve du fond même de l’inconscient. Ce processus de défiguration est le même que celui qui préside à la naissance des symptômes hystériques. La formation des rêves résulte donc du même contraste des forces psychiques que dans la formation des symptômes. Le » contenu manifeste » du rêve est le substitut altéré des » idées oniriques latentes » et cette altération est l’œuvre d’un » moi » qui se défend ; elle naît de résistances qui interdisent absolument aux désirs inconscients d’entrer dans la conscience à l’état de veille ; mais, dans l’affaiblissement du sommeil, ces forces ont encore assez de puissance pour imposer du moins aux désirs un masque qui les cache. Le rêveur ne déchiffre pas plus le sens de ses rêves que l’hystérique ne pénètre la signification de ses symptômes.
Pour se persuader de l’existence des » idées latentes » du rêve et de la réalité de leur rapport avec le » contenu manifeste « , il faut pratiquer l’analyse des rêves, dont la technique est la même que la technique psychanalytique dont il a été déjà question. Elle consiste tout d’abord à faire complètement abstraction des enchaînements d’idées que semble offrir le » contenu manifeste » du rêve, et à s’appliquer à découvrir les » idées latentes « , en recherchant quelles associations déclenche chacun de ses éléments. Ces associations provoquées conduiront à la découverte des idées latentes du rêveur, de même que, tout à l’heure, nous voyions les associations déclenchées par les divers symptômes nous conduire aux souvenirs oubliés et aux complexes du malade. Ces » idées oniriques latentes « , qui constituent le sens profond et réel du rêve, une fois mises en évidence, montrent combien il est légitime de ramener les rêves d’adultes au type des rêves d’enfants. Il suffit en effet de substituer au » contenu manifeste « , si abracadabrant, le sens profond, pour que tout s’éclaire : on voit que les divers détails du rêve se rattachent à des impressions du jour précédent et l’ensemble apparaît comme la réalisation d’un désir non satisfait. Le » contenu manifeste » du rêve peut donc être considéré comme la réalisation déguisée de désirs refoulés.
Jetons maintenant » un coup d’œil sur la façon dont les idées inconscientes du rêve se transforment en » contenu manifeste « . J’appellerai » travail onirique » l’ensemble de cette opération. Elle mérite de retenir tout notre intérêt théorique, car nous pourrons y étudier, comme nulle part ailleurs, quels processus Psychiques insoupçonnés peuvent se dérouler dans l’inconscient ou, plus exactement, entre deux systèmes psychiques distincts comme le conscient et l’inconscient. Parmi ces processus, il convient d’en noter deux : la condensation et le déplacement. Le travail onirique est un cas particulier de l’action réciproque des diverses constellations mentales, c’est-à-dire qu’il naît d’une association mentale. Dans ses phases essentielles, ce travail est identique au travail d’altération qui transforme les complexes refoulés en symptômes, lorsque le refoulement a échoué.
Vous serez en outre étonnés de découvrir dans l’analyse des rêves, et spécialement dans celle des vôtres, l’importance inattendue que prennent les impressions des premières années de l’enfance. Par le rêve, c’est l’enfant qui continue à vivre dans l’homme, avec ses particularités et ses désirs, même ceux qui sont devenus inutiles. C’est d’un enfant, dont les facultés étaient bien différentes des aptitudes propres à l’homme normal, que celui-ci est sorti. Mais au prix de quelles évolutions, de quels refoulements, de quelles sublimations, de quelles réactions psychiques, cet homme normal s’est-il peu à peu constitué, lui qui est le bénéficiaire – et aussi, en partie, la victime – d’une éducation et d’une culture si péniblement acquises !
J’ai encore constaté, dans l’analyse des rêves (et je tiens à attirer votre attention là-dessus), que l’inconscient se sert, surtout pour représenter les complexes sexuels, d’un certain symbolisme qui, parfois, varie d’une personne à l’autre, mais qui a aussi des traits généraux et se ramène à certains types de symboles, tels que nous les retrouvons dans les mythes et dans les légendes. Il n’est pas impossible que l’étude du rêve nous permette de comprendre à leur tour ces créations de l’imagination populaire.
On a opposé, à notre théorie que le rêve serait la réalisation d’un désir, les rêves d’angoisse. Je vous prie instamment de ne pas vous laisser arrêter par cette objection. Outre que ces rêves d’angoisse ont besoin d’être interprétés avant qu’on puisse les juger, il faut dire que l’angoisse en général ne tient pas seulement au contenu du rêve, ainsi qu’on se l’imagine quand on ignore ce qu’est l’angoisse des névrosés. L’angoisse est un refus que le » moi » oppose aux désirs refoulés devenus puissants ; c’est pourquoi sa présence dans le rêve est très explicable si le rêve exprime trop complètement ces désirs refoulés.
Vous voyez que l’étude du rêve se justifierait déjà par les éclaircissements qu’elle apporte sur des réalités qui, autrement, seraient difficiles à comprendre. Or, nous y sommes parvenus au cours du traitement psychanalytique des névroses. D’après ce que nous avons dit jusqu’ici, il est facile de voir que l’interprétation des rêves, quand elle n’est pas rendue trop pénible par les résistances du malade, conduit à découvrir les désirs cachés et refoulés, ainsi que les complexes qu’ils entretiennent. Je peux donc passer au troisième groupe de phénomènes psychiques dont tire parti la technique psychanalytique.
Ce sont tous ces actes innombrables de la vie quotidienne, que l’on rencontre aussi bien chez les individus normaux que chez les névrosés et qui se caractérisent par le fait qu’ils manquent leur but : on pourrait les grouper sous le nom d’actes manqués. D’ordinaire, on ne leur accorde aucune importance. Ce sont des oublis inexplicables (par exemple l’oubli momentané des noms propres), les lapsus linguae, les lapsus calami, les erreurs de lecture, les maladresses, la perte ou le bris d’objets, etc., toutes choses auxquelles on n’attribue ordinairement aucune cause psychologique et qu’on considère simplement comme des résultats du hasard, des produits de la distraction, de l’inattention, etc. À cela s’ajoutent encore les actes et les gestes que les hommes accomplissent sans les remarquer et, à plus forte raison, sans y attacher d’importance psychique : jouer machinalement avec des objets, fredonner des mélodies, tripoter ses doigts, ses vêtements, etc. . Ces petits faits, les actes manqués, comme les actes symptomatiques et les actes de hasard, ne sont pas si dépourvus d’importance qu’on est disposé à l’admettre en vertu d’une sorte d’accord tacite. Ils ont un sens et sont, la plupart du temps, faciles à interpréter. On découvre alors qu’ils expriment, eux aussi, des pulsions et des intentions que l’on veut cacher à sa propre conscience et qu’ils ont leur source dans des désirs et des complexes refoulés, semblables à ceux des symptômes et des rêves. Considérons-les donc comme des symptômes ; leur examen attentif peut conduire à mieux connaître notre vie intérieure. C’est par eux que l’homme trahit le plus souvent ses secrets les plus intimes. S’ils sont habituels et fréquents, même chez les gens sains qui ont réussi à refouler leurs tendances inconscientes, cela tient à leur futilité et à leur peu d’apparence. Mais leur valeur théorique est grande, puisqu’ils nous prouvent l’existence du refoulement et des substituts, même chez des personnes bien portantes.
Vous remarquerez déjà que le psychanalyste se distingue par sa foi dans le déterminisme de la vie psychique. Celle-ci n’a, à ses yeux, rien d’arbitraire ni de fortuit; il imagine une cause particulière là où, d’habitude, on n’a pas l’idée d’en supposer. Bien plus : il fait souvent appel à plusieurs causes, à une multiple motivation, pour rendre compte d’un phénomène psychique, alors que d’habitude on se déclare satisfait avec une seule cause pour chaque phénomène psychologique.
Rassemblez maintenant tous les moyens de découvrir ce qui est caché, oublié, refoulé dans la vie psychique : l’étude des associations qui naissent spontanément dans l’esprit du malade, celle de ses rêves, de ses maladresses, actes manqués, actes symptomatiques de toute sorte, ajoutez-y l’utilisation d’autres phénomènes qui se produisent pendant le traitement psychanalytique et sur lesquels je ferai plus tard quelques remarques quand je parlerai du transfert, vous conclurez avec moi que notre technique est déjà assez efficace pour ramener à la conscience les éléments psychiques pathogènes et pour écarter les maux produits par la formation de symptômes-substituts. Nous voyons, et nous nous en félicitons, que nos efforts thérapeutiques ont encore pour conséquence d’enrichir nos connaissances théoriques sur la vie psychique, normale et pathologique.
Je ne sais si vous avez eu l’impression que la technique dont je viens de vous décrire l’arsenal est particulièrement difficile. Je crois qu’elle est tout à fait appropriée à son objet. Pourtant, cette technique n’est pas évidente d’elle-même ; elle doit être enseignée, comme la méthode histologique ou chirurgicale. Vous serez peut-être étonnés d’apprendre que nous l’avons entendu juger par une quantité de personnes qui ne savent rien de la psychanalyse, qui ne l’emploient pas et qui poussent l’ironie jusqu’à exiger que nous leur prouvions l’exactitude de nos résultats. Il y a certainement, parmi ces adversaires, des gens qui ont l’habitude de la pensée scientifique ; qui, par exemple, ne repousseraient pas les conclusions d’une recherche au microscope parce qu’on ne pourrait pas les confirmer en examinant le préparation anatomique à l’œil nu, et qui, en tout cas, ne se prononceraient pas avant d’avoir considéré eux-mêmes la chose au moyen du microscope. Mais la psychanalyse, il est vrai, est dans une situation spéciale, qui lui rend plus difficile d’obtenir l’approbation. Que veut le psychanalyste, en effet ? Ramener à la surface de la conscience tout ce qui en a été refoulé. Or, chacun de nous a refoulé beaucoup de choses que nous maintenons peut-être avec peine dans notre inconscient. La psychanalyse provoque donc, chez ceux qui en entendent parler, la même résistance qu’elle provoque chez les malades. C’est de là que vient sans doute l’opposition si vive, si instinctive, que notre discipline a le don d’exciter. Cette résistance prend du reste le masque de l’opposition intellectuelle et enfante des arguments analogues à ceux que nous écartons chez nos malades au moyen de la règle psychanalytique fondamentale. Tout comme chez eux, nous pouvons aussi constater chez nos adversaires que leur jugement se laisse fréquemment influencer par des motifs affectifs, d’où leur tendance à la sévérité. La vanité de la conscience, qui repousse si dédaigneusement le rêve par exemple, est un des obstacles les plus sérieux à la pénétration des complexes inconscients ; c’est pourquoi il est si difficile de persuader les hommes de la réalité de l’inconscient et de leur enseigner une nouveauté qui contredit les notions dont s’est accommodée leur conscience.
Quatrième leçon
Les complexes pathogènes. Les symptômes morbides sont liés a la sexualité. La sexualité infantile. L’auto-érotisme. La libido et son évolution. Perversion sexuelle.
Le complexe d’œdipe.
Voyons maintenant ce que les procédés techniques que je viens de décrire nous ont appris sur les complexes pathogènes et les désirs refoulés des névrosés.
La première découverte à laquelle la psychanalyse nous conduit, c’est que, régulièrement, les symptômes morbides se trouvent liés à la vie amoureuse du malade; elle nous montre que les désirs pathogènes sont de la nature des composantes érotiques et nous oblige à considérer les troubles de la vie sexuelle comme une des causes les plus importantes de la maladie.
Je sais que l’on n’accepte pas volontiers cette opinion. Même des savants qui s’intéressent à mes travaux psychologiques inclinent à croire que j’exagère la part étiologique du facteur sexuel. Ils me disent : Pourquoi d’autres excitations psychiques ne provoqueraient-elles pas aussi des phénomènes de refoulement et de substitution? Je leur réponds que je ne nie rien par doctrine, et que je ne m’oppose pas à ce que cela soit. Mais l’expérience montre que cela n’est pas. L’expérience prouve que les tendances d’origine non sexuelle ne jouent pas un tel rôle, qu’elles peuvent parfois renforcer l’action des facteurs sexuels, mais qu’elles ne les remplacent jamais. Je n’affirme pas ici un postulat théorique ; lorsqu’en 1895 je publiai avec le Dr J. Breuer nos Études sur l’hystérie, je ne professais pas encore cette opinion! ; j’ai dû m’y convertir après des expériences nombreuses et concluantes. Mes amis et mes partisans les plus fidèles ont commencé par se montrer parfaitement incrédules à cet égard, jusqu’à ce que leurs expériences analytiques les aient convaincus. L’attitude des malades ne permet guère, il est vrai, de démontrer la justesse de ma proposition. Au lieu de nous aider à comprendre leur vie sexuelle, ils cherchent, au contraire, à la cacher par tous les moyens. Les hommes, en général, ne sont pas sincères dans ce domaine. Ils ne se montrent pas tels qu’ils sont : ils portent un épais manteau de mensonges pour se couvrir, comme s’il faisait mauvais temps dans le monde de la sensualité. Et ils n’ont pas tort ; le soleil et le vent ne sont guère favorables à l’activité sexuelle dans notre société; en fait, aucun de nous ne peut librement dévoiler son érotisme à ses semblables. Mais, lorsque les malades ont commencé à s’habituer au traitement psychanalytique, lorsqu’ils s’y sentent à l’aise, ils jettent bas leur manteau mensonger, et alors seulement ils peuvent se faire une opinion sur la question qui nous occupe. Malheureusement, les médecins ne sont pas plus favorisés que les autres mortels quant à la manière d’aborder les choses de la sexualité, et beaucoup d’entre eux subissent l’attitude, faite à la fois de pruderie et de lubricité, qui est la plus répandue parmi les hommes dits » cultivés « .
Continuons à exposer nos résultats. Dans une autre série de cas, la recherche psychanalytique ramène les symptômes, non pas à des événements sexuels, mais à des événements traumatiques banaux. Mais cette distinction perd toute importance pour une raison particulière. Le travail analytique nécessaire pour expliquer et supprimer une maladie ne s’arrête jamais aux événements de l’époque où elle se produisit, mais remonte toujours jusqu’à la puberté et à la première enfance du malade ; là, elle rencontre les événements et les impressions qui ont déterminé la maladie ultérieure. Ce n’est qu’en découvrant ces événements de l’enfance que l’on peut expliquer la sensibilité à l’égard des traumatismes ultérieurs, et c’est en rendant conscients ces souvenirs généralement oubliés que nous en arrivons à pouvoir supprimer les symptômes. Nous parvenons ici aux mêmes résultats que dans l’étude des rêves, à savoir que ce sont les désirs inéluctables et refoulés de l’enfance qui ont prêté leur puissance à la formation de symptômes sans lesquels la réaction aux traumatismes ultérieurs aurait pris un cours normal. Ces puissants désirs de l’enfant, je les considère, d’une manière générale, comme sexuels.
Mais je devine votre étonnement, bien naturel d’ailleurs. – Y a-t-il donc, demanderez-vous, une sexualité infantile? L’enfance n’est-elle pas plutôt cette période de la vie où manque tout instinct de ce genre? – A cette question je vous répondrai : Non, l’instinct sexuel ne pénètre pas dans les enfants à l’époque de la puberté (comme, dans l’Évangile, le diable pénètre dans les porcs). L’enfant présente dès son âge le plus tendre les manifestations de cet instinct ; il apporte ces tendances en venant au monde, et c’est de ces premiers germes que sort, au cours d’une évolution pleine de vicissitudes et aux étapes nombreuses, la sexualité dite normale de l’adulte. Il n’est guère difficile de le constater. Ce qui me paraît moins facile, c’est de ne pas l’apercevoir! Il faut vraiment une certaine dose de bonne volonté pour être aveugle à ce point!
Le hasard m’a mis sous les yeux un article d’un Américain, le Dr Sanford Bell, qui vient à l’appui de mes affirmations. Son travail a paru dans l’American Journal of Psychology en 1902, c’est-à-dire trois ans avant mes Trois Essais sur la théorie de la sexualité. Il a pour titre A preliminary study of the emotion of love between the sexes, et aboutit aux mêmes conclusions que celles que je vous soumettais tout à l’heure. Écoutez plutôt : » The emotion of sexe-love does not make its appearence for first time at the period of adolescence, as has been thought . « L’auteur a travaillé à la manière américaine et a rassemblé près de 2 500 observations positives au cours d’une période de 15 ans ; 800 ont été faites par lui-même. Au sujet des signes par lesquels ces tendances se manifestent, il dit : The unprejudiced mind in observing these manifestations in hundreds of couples of children cannot escape referring them to sex origin. The most exactingmind is satisfied when to these observations are added the confessions of those who have, as children, experienced the emotion to a marked degree of intensity, and whose memories of children are relalively distinct . » Ceux d’entre vous qui ne veulent pas croire à la sensualité infantile seront particulièrement étonnés que, parmi ces enfants précocement amoureux, un bon nombre sont âgés seulement de 3, 4 ou 5 ans.
J’ai réussi moi-même, il y a peu de temps, grâce à l’analyse d’un garçon de cinq ans qui souffrait d’angoisse (analyse que son propre père a faite avec lui selon les règles), à obtenir une image assez complète des manifestations somatiques et des expressions psychiques de la vie amoureuse de l’enfant à l’un des premiers stades. Et mon ami le Dr, C. G. Jung a traité le cas d’une fillette encore plus jeune, qui, à la même occasion que mon malade (naissance d’une petite sœur), trahissait presque les mêmes tendances sensuelles et les mêmes formations de désirs et de complexes. Je ne doute pas que vous vous habituiez à cette idée, d’abord étrange, de la sexualité infantile et je vous cite comme exemple celui du psychiatre de Zurich, M. E. Bleuler, qui, il y a quelques années encore, disait publiquement qu’ » il ne comprenait pas du tout mes théories sexuelles « , et qui depuis, à la suite de ses propres observations, a confirmé dans toute son étendue l’existence de la sexualité infantile.
Si la plupart des individus, médecins ou non, se refusent à l’admettre, je me l’explique sans peine. Sous la pression de l’éducation, ils ont oublié les manifestations érotiques de leur propre enfance et ne veulent pas qu’on leur rappelle ce qui a été refoulé. Leur manière devoir serait tout autre s’ils voulaient prendre la peine de retrouver, par la psychanalyse, leurs souvenirs d’enfance, les passer en revue et chercher à les interpréter.
Cessez donc de douter, et voyez plutôt comment ces phénomènes se manifestent dès les premières années . L’instinct sexuel de l’enfant est très compliqué; on peut y distinguer de nombreux éléments, issus de sources variées. Tout d’abord, il est encore indépendant de la fonction de reproduction au service de laquelle il se mettra plus tard. Il sert à procurer plusieurs sortes de sensations agréables que nous désignons du nom de plaisir sexuel par suite de certaines analogies. La principale source du plaisir sexuel infantile est l’excitation de certaines parties du corps particulièrement sensibles, autres que les organes sexuels : la bouche, l’anus, l’urètre, ainsi que l’épiderme et autres surfaces sensibles. Cette première phase de la vie sexuelle infantile, dans laquelle l’individu se satisfait au moyen de son propre corps et n’a besoin d’aucun intermédiaire, nous l’appelons, d’après l’expression créée par Havelock Ellis, la phase de l’auto-érotisme, Ces parties propres à procurer le plaisir sexuel, nous les appelons zones érogènes. La succion ou tettement des petits enfants est un bon exemple de satisfaction auto-érotique procurée par une zone érogène. Le premier observateur scientifique de ce phénomène, le pédiatre Lindner, de Budapest, avait déjà interprété ces faits, à juste titre, comme une satisfaction sexuelle et décrit à fond le passage de cet acte élémentaire à d’autres formes supérieures de l’activité sexuelle. Une autre satisfaction sexuelle de cette première époque est l’excitation artificielle des organes génitaux, qui conserve pour la suite de la vie une grande importance et que certains individus ne surmontent jamais complètement. A côté de ces activités auto-érotiques, et d’autres du même genre, se manifestent, très vite, chez l’enfant, ces composantes instinctives du plaisir sexuel, ou, comme nous l’appelons volontiers, de la libido, qui exigent l’intervention d’une personne étrangère.
Ces instincts se présentent par groupes de deux, opposés l’un à l’autre, l’un actif et l’autre passif, dont voici les principaux : le plaisir de faire souffrir (sadisme) avec son opposé passif (masochisme) ; le plaisir de voir et celui d’exhiber (du premier se détachera plus tard l’exhibition artistique et dramatique). D’autres activités sexuelles de l’enfant appartiennent déjà au stade du choix de l’objet, choix dans lequel une personne étrangère devient l’essentiel. Dans les premiers temps de la vie, le choix de cette personne étrangère dépend de l’instinct de conservation. La différence des sexes ne joue pas le rôle décisif dans cette période infantile. Sans crainte d’être injuste on peut attribuer à chaque enfant une légère disposition à l’homosexualité.
Cette vie sexuelle de l’enfant, décousue, complexe, mais dissociée, dans laquelle l’instinct seul tend à procurer des jouissances, cette vie se condense et s’organise dans deux directions principales, si bien que la plupart du temps, à la fin de la puberté, le caractère sexuel de l’individu est formé. D’une part, les tendances se soumettent à la suprématie de la » zone génitale « , processus par lequel toute la vie sexuelle entre au service de la reproduction, et la satisfaction des premières tendances n’a plus d’importance qu’en tant qu’elle prépare et favorise le véritable acte sexuel. D’autre part, le désir d’une personne étrangère chasse l’auto-érotisme, de sorte que, dans la vie amoureuse, toutes les composantes de l’instinct sexuel tendent à trouver leur satisfaction auprès de la personne aimée. Mais toutes les composantes instinctives primitives ne sont pas autorisées à prendre part à cette fixation définitive de la vie sexuelle. Avant l’époque de la puberté, sous l’influence de l’éducation, se produisent des refoulements très énergiques de certaine tendances ; et des puissances psychiques comme la honte, le dégoût, la morale, s’établissent en gardiennes pour contenir ce qui a été refoulé. Et, lorsque à la puberté surgit la grande marée des besoins sexuels, ceux-ci trouvent dans ces réactions et ces résistances des digues qui les obligent à suivre les voies dites normales et les empêchent d’animer à nouveau les tendances victimes du refoulement. Ce sont les plaisirs coprophiles de l’enfance, c’est-à-dire ceux qui ont rapport aux excréments ; c’est ensuite l’attachement aux personnes qui avaient été tout d’abord choisies comme objet aimé.
Il y a, en pathologie générale, un principe qui nous rappelle que tout processus contient les germes d’une disposition pathologique, en tant qu’il peut être inhibé, retardé ou entravé dans son cours. – Il en est de même pour le développement si compliqué de la fonction sexuelle. Tous les individus ne le supportent pas sans encombre ; il laisse après lui des anomalies ou des dispositions à des maladies ultérieures par régression. Il peut arriver que les instincts partiels ne se soumettent pas tous à la domination des » zones génitales » ; un instinct qui reste indépendant forme ce que l’on appelle une perversion et substitue au but sexuel normal sa finalité particulière. Comme nous l’avons déjà signalé il arrive très souvent que l’auto-érotisme ne soit pas complètement surmonté, ce que démontrent les troubles les plus divers qu’on peut voir apparaître au cours de la vie. L’équivalence primitive des deux sexes comme objets sexuels peut persister, d’où il résultera dans la vie de l’homme adulte un penchant à l’homosexualité, qui, à l’occasion, pourra aller jusqu’à l’homosexualité exclusive. Cette série de troubles correspond à un arrêt du développement des fonctions sexuelles ; elle comprend les perversions et l’infantilisme général, assez fréquent, de la vie sexuelle.
La disposition aux névroses découle d’une autre sorte de troubles de l’évolution sexuelle. Les névroses sont aux perversions ce que le négatif est au positif ; en elles se retrouvent, comme soutiens des complexes et artisans des symptômes, les mêmes composantes instinctives que dans les perversions ; mais, ici, elles agissent du fond de l’inconscient ; elles ont donc subi un refoulement, mais ont pu, malgré lui, s’affirmer dans l’inconscient. La psychanalyse nous apprend que l’extériorisation trop forte de ces instincts, à des époques très lointaines, a produit une sorte de fixation partielle qui représente maintenant un point faible dans la structure de la fonction sexuelle. Si l’accomplissement normal de la fonction à l’âge adulte rencontre des obstacles, c’est précisément à ces points où les fixations infantiles ont eu lieu que se rompra le refoulement réalisé par les diverses circonstances de l’éducation et du développement.
Peut-être me fera-t-on l’objection que tout cela n’est pas de la sexualité. J’emploie le mot dans un sens beaucoup plus large que l’usage ne le réclame, soit. Mais la question est de savoir si ce n’est pas l’usage qui l’emploie dans un sens beaucoup trop étroit, en le limitant au domaine de la reproduction. On se met dans l’impossibilité de comprendre les perversions ainsi que la relation qui existe entre perversion, névrose et vie sexuelle normale; on ne parvient pas à connaître la signification des débuts, si facile ment observables, de la vie amoureuse somatique et psychique des enfants. Mais, quel que soit le sens dans lequel on se décide, le psychanalyste prend le mot de sexualité dans une acception totale, à laquelle il a été conduit par la constatation de la sexualité infantile.
Revenons encore une fois à l’évolution sexuelle de l’enfant. Il nous faut réparer bien des oublis, du fait que nous avons porté notre attention sur les manifestations somatiques plutôt que sur les manifestations psychiques de la vie sexuelle. Le choix primitif de l’objet chez l’enfant (choix qui dépend de l’indigence de ses moyens) est très intéressant. L’enfant se tourne d’abord vers ceux qui s’occupent de lui ; mais ceux-ci disparaissent bientôt derrière les parents. Les rapports de l’enfant avec les parents, comme le prouvent l’observation directe de l’enfant et l’étude analytique de l’adulte, ne sont nullement dépourvus d’éléments sexuels. L’enfant prend ses deux parents et surtout l’un d’eux, comme objets de désirs. D’habitude, il obéit à une impulsion des parents eux-mêmes, dont la tendresse porte un caractère nettement sexuel, inhibé il est vrai dans ses fins. Le père préfère généralement la fille, la mère le fils. L’enfant réagit de la manière suivante : le fils désire se mettre à la place du père, la fille, à celle de la mère. Les sentiments qui s’éveillent dans ces rapports de parents à enfants et dans ceux qui en dérivent entre frères et sœurs ne sont pas seulement positifs, c’est-à-dire tendres : ils sont aussi négatifs, c’est-à-dire hostiles. Le complexe ainsi formé est condamné à un refoulement rapide; mais, du fond de l’inconscient, il exerce encore une action importante et durable. Nous pouvons supposer qu’il constitue, avec ses dérivés, le complexe central de chaque névrose, et nous nous attendons à le trouver non moins actif dans les autres domaines de la vie psychique. Le mythe du roi Œdipe qui tue son père et prend sa mère pour femme est une manifestation peu modifiée du désir infantile contre lequel se dresse plus tard, pour le repousser, la barrière de l’inceste. Au fond du drame d’Hamlet, de Shakespeare, on retrouve cette même idée d’un complexe incestueux, mais mieux voilé.
A l’époque où l’enfant est dominé par ce complexe central non encore refoulé, une partie importante de son activité intellectuelle se met au service de ses désirs. Il commence à chercher d’où viennent les enfants, et, au moyen des indices qui lui sont donnés, il devine la réalité plus que les adultes ne le pensent. D’ordinaire, c’est la menace que constitue la venue d’un nouvel enfant, en qui il ne voit d’abord qu’un concurrent qui lui disputera des biens matériels, qui éveille sa curiosité. Sous l’influence d’instincts partiels, il va se mettre à échafauder un certain nombre de théories sexuelles infantiles ; il attribuera aux deux sexes les mêmes organes ; les enfants, pense-t-il, sont conçus en mangeant et ils viennent par l’extrémité de l’intestin ; il conçoit le rapport des sexes comme un acte d’hostilité, une sorte de domination violente. Mais sa propre constitution encore impubère, son ignorance notamment des organes féminins, obligent le jeune chercheur à abandonner un travail sans espoir. Toutefois, cette recherche, ainsi que les différentes théories qu’elle produit, influe de manière décisive sur le caractère de l’enfant et ses névroses ultérieures.
Il est inévitable et tout à fait logique que l’enfant fasse de ses parents l’objet de ses premiers choix amoureux. Toutefois, il ne faut pas que sa libido reste fixée à ces premiers objets; elle doit se contenter de les prendre plus tard comme modèles et, à l’époque du choix définitif, passer de ceux-ci à des personnes étrangères. L’enfant doit se détacher de ses parents : c’est indispensable pour qu’il puisse jouer son rôle social. A l’époque où le refoulement fait son choix parmi les instincts partiels de la sexualité, et, plus tard, quand il faut se détacher de l’influence des parents (influence qui a fait les principaux frais de ce refoulement), l’éducateur a de sérieux devoirs, qui, actuellement, ne sont pas toujours remplis avec intelligence.
Ces considérations sur la vie sexuelle et le développement psycho-sexuel ne nous ont éloignés, comme il pourrait le paraître, ni de la psychanalyse, ni du traitement des névroses. Bien au contraire, on pourrait définir le traitement psychanalytique comme une éducation progressive pour surmonter chez chacun de nous les résidus de l’enfance.
Cinquième leçon
Nature et signification des névroses. La fuite hors de la réalité. Le refuge dans la maladie. La régression. Relations entre les phénomènes
Pathologiques et diverses manifestations de la vie normale. L’art. Le transfert. La sublimation.La découverte de la sexualité infantile et la réduction des symptômes névrotiques à des composantes instinctives érotiques nous ont conduit à quelques formules inattendues sur l’essence et les tendances des névroses. Nous voyons que les hommes tombent malades quand, par suite d’obstacles extérieurs ou d’une adaptation insuffisante, la satisfaction de leurs besoins érotiques leur est refusée dans la réalité. Nous voyons alors qu’ils se réfugient dans la maladie, afin de pouvoir, grâce à elle, obtenir les plaisirs que la vie leur refuse. Nous avons constaté que les symptômes morbides sont une part de l’activité amoureuse de l’individu, ou même sa vie amoureuse tout entière; et s’éloigner de la réalité, c’est la tendance capitale, mais aussi le risque capital de la maladie. Ajoutons que la résistance de nos malades à se guérir ne relève pas d’une cause simple, mais de plusieurs motifs. Ce n’est pas seulement le » moi » du malade qui se refuse énergiquement à abandonner des refoulements qui l’aident à se soustraire à ses dispositions originelles; mais les instincts sexuels eux-mêmes ne tiennent nullement à renoncer à la satisfaction que leur procure le substitut fabriqué par la maladie, et tant qu’ils ignorent si la réalité leur fournira quelque chose de meilleur.
La fuite hors de la réalité pénible ne va jamais sans provoquer un certain bien-être, même lorsqu’elle aboutit à cet état que nous appelons maladie parce qu’il est préjudiciable aux conditions générales de l’existence. Elle s’accomplit par voie de régression, en évoquant des phases périmées de la vie sexuelle, qui étaient l’occasion, pour l’individu, de certaines jouissances. La régression a deux aspects : d’une part, elle reporte l’individu dans le passé, en ressuscitant des périodes antérieures de sa libido, de son besoin érotique ; d’autre part, elle suscite des expressions qui sont propres à ces périodes primitives. Mais ces deux aspects, aspect chronologique et aspect formel, se ramènent à une formule unique qui est : retour à l’enfance et rétablissement d’une étape infantile de la vie sexuelle.
Plus on approfondit la pathogenèse des névroses, plus on aperçoit les relations qui les unissent aux autres phénomènes de la vie psychique de l’homme, même à ceux auxquels nous attachons le plus de valeur. Et nous voyons combien la réalité nous satisfait peu malgré nos prétentions ; aussi, sous la pression de nos refoulements intérieurs, entretenons-nous au-dedans de nous toute une vie de fantaisie qui, en réalisant nos désirs, compense les insuffisances de l’existence véritable. L’homme énergique et qui réussit, c’est celui qui parvient à transmuer en réalités les fantaisies du désir. Quand cette transmutation échoue par la faute des circonstances extérieures et de la faiblesse de l’individu, celui-ci se détourne du réel; il se retire dans l’univers plus heureux de son rêve; en cas de maladie il en transforme le contenu en symptômes. Dans certaines conditions favorables il peut encore trouver un autre moyen de passer de ses fantaisies à la réalité, au lieu de s’écarter définitivement d’elle par régression dans le domaine infantile ; j’entends que, s’il possède le don artistique, psychologiquement si mystérieux, il peut, au lieu de symptômes, transformer ses rêves en créations esthétiques. Ainsi échappe-t-il au destin de la névrose et trouve-t-il par ce détour un rapport avec la réalité . Quand cette précieuse faculté manque ou se montre insuffisante, il devient inévitable que la libido parvienne, par régression, à la réapparition des désirs infantiles, et donc à la névrose. La névrose remplace, à notre époque, le cloître où avaient coutume de se retirer toutes les personnes déçues par la vie ou trop faibles pour la supporter.
Je voudrais souligner ici le principal résultat auquel nous sommes parvenus, grâce à l’examen psychanalytique des névrosés : à savoir que les névroses n’ont aucun contenu psychique propre qui ne se trouve aussi chez les personnes saines, ou, comme l’a dit C. G. Jung, que les névrosés souffrent de ces mêmes complexes contre lesquels nous aussi, hommes sains, nous luttons. Il dépend des proportions quantitatives, de la relation des forces qui luttent entre elles, que le combat aboutisse à la santé, à la névrose ou à des productions surnormales de compensation.
Je dois encore mentionner le fait le plus important qui confirme notre hypothèse des forces instinctives et sexuelles de la névrose. Chaque fois que nous traitons psychanalytiquement un névrosé, ce dernier subit l’étonnant phénomène que nous appelons transfert. Cela signifie qu’il déverse sur le médecin un trop-plein d’excitations affectueuses, souvent mêlées d’hostilité, qui n’ont leur source ou leur raison d’être dans aucune expérience réelle ; la façon dont elles apparaissent, et leurs particularités, montrent qu’elles dérivent d’anciens désirs du malade devenus inconscients. Ce fragment de vie affective qu’il ne peut plus rappeler dans son souvenir, le malade le revit aussi dans ses relations avec le médecin ; et ce n’est qu’après une telle reviviscence par le » transfert » qu’il est convaincu de l’existence comme de la force de ses mouvements sexuels inconscients. Les symptômes qui, pour emprunter une comparaison à la chimie, sont les précipités d’anciennes expériences d’amour (au sens le plus large du mot), ne peuvent se dissoudre et se transformer en d’autres produits psychiques qu’à la température plus élevée de l’événement du » transfert « . Dans cette réaction, le médecin joue, selon l’excellente expression de Ferenczi, le rôle d’un ferment catalytique qui attire temporairement à lui les affects qui viennent d’être libérés.
L’étude du » transfert » peut aussi vous donner la clef de la suggestion hypnotique, dont nous nous étions servis au début comme moyen technique d’exploration de l’inconscient. L’hypnose nous fut alors une aide thérapeutique mais aussi un obstacle à la connaissance scientifique des faits, en ce qu’elle déblayait de résistances psychiques une certaine région, pour amonceler ces résistances, aux frontières de la même région, en un rempart insurmontable. Il ne faut pas croire, d’ailleurs, que le phénomène du » transfert « , dont je ne puis malheureusement dire ici que peu de chose, soit créé par l’influence psychanalytique. Le » transfert » s’établit spontanément dans toutes les relations humaines, aussi bien que dans le rapport de malade à médecin; il transmet partout l’influence thérapeutique et il agit avec d’autant plus de force qu’on se doute moins de son existence. La psychanalyse ne le crée donc pas; elle le dévoile seulement et s’en empare pour orienter le malade vers le but souhaité. Mais je ne puis abandonner la question du » transfert » sans souligner que ce phénomène contribue plus que tout autre à persuader non seulement les malades, mais aussi les médecins, de la valeur de la psychanalyse. Je sais que tous mes partisans n’ont admis la justesse de mes suppositions sur la pathologie des névroses que grâce à des expériences de » transfert « , et je peux très bien concevoir que l’on ne soit pas convaincu tant qu’on n’a pratiqué aucune psychanalyse ni constaté les effets du » transfert « .
J’estime qu’il y a deux principales objections d’ordre intellectuel à opposer aux théories psychanalytiques. Premièrement, on n’a pas l’habitude de déterminer d’une façon rigoureuse la vie psychique; deuxièmement, on ignore par quels traits les processus psychiques inconscients se différencient des processus conscients qui nous sont familiers. Les critiques les plus fréquentes chez les malades comme chez les personnes en bonne santé se ramènent au second de ces facteurs. On craint de faire du mal par la psychanalyse, on a peur d’appeler à la conscience du malade les instincts sexuels refoulés, comme si cela faisait courir le risque d’une victoire de ces instincts sur les plus hautes aspirations morales. On remarque que le malade a dans l’âme des blessures à vif, mais on redoute d’y toucher, de peur d’augmenter sa souffrance.
Adoptons cette analogie. Il y a, certes, plus de ménagement à ne pas toucher aux places malades si on ne sait qu’aggraver la douleur. Mais le chirurgien ne se refuse pas d’attaquer la maladie dans son foyer même, quand il pense que son intervention apportera la guérison. Personne ne songe à reprocher au chirurgien les souffrances d’une opération, pourvu qu’elle soit couronnée de succès. Il doit en être de même pour la psychanalyse, d’autant plus que les réactions désagréables qu’elle peut momentanément provoquer sont incomparablement moins grandes que celles qui accompagnent une intervention chirurgicale. D’ailleurs, ces désagréments sont bien peu de chose comparés aux tortures de la maladie. Il va sans dire que la psychanalyse doit être exercée selon toutes les règles de l’art. Quant aux instincts qui étaient refoulés et que la psychanalyse libère, est-il à craindre qu’en réapparaissant sur la scène ils ne portent atteinte aux tendances morales et sociales acquises par l’éducation ? En rien, car nos observations nous ont montré de façon certaine que la force psychique et physique d’un désir est bien plus grande quand il baigne dans l’inconscient que lorsqu’il s’impose à la conscience. On le comprendra si l’on songe qu’un désir inconscient est soustrait à toute influence; les aspirations opposées n’ont pas de prise sur lui. Au contraire, un désir conscient peut être influencé par tous les autres phénomènes intérieurs qui s’opposent à lui. En corrigeant les résultats du refoulement défectueux, le traitement psychanalytique répond aux ambitions les plus élevées de la vie intellectuelle et morale.
Voyons maintenant ce que deviennent les désirs inconscients libérés par la psychanalyse ? Par quels moyens peut-on les rendre inoffensifs? Nous en connaissons trois.
Il arrive, le plus souvent, que ces désirs soient simplement supprimés par la réflexion, au cours du traitement. Ici, le refoulement est remplacé par une sorte de critique ou de condamnation. Cette critique est d’autant plus aisée qu’elle porte sur les produits d’une période infantile du » moi « . Jadis l’individu, alors faible et incomplètement développé, incapable de lutter efficacement contre un penchant impossible à satisfaire, n’avait pu que le refouler. Aujourd’hui, en pleine maturité, il est capable de le maîtriser.
Le second moyen, par lequel la psychanalyse ouvre une issue aux instincts qu’elle découvre, consiste à les ramener à la fonction normale qui eût été la leur, si le développement de l’individu n’avait pas été perturbé. Il n’est, en effet, nullement dans l’intérêt de celui-ci d’extirper les désirs infantiles. La névrose, par ses refoulements, l’a privé de nombreuses sources d’énergie psychique qui eussent été fort utiles à la formation de son caractère et au déploiment de son activité.
Nous connaissons encore une issue, meilleure peut-être, par où les désirs infantiles peuvent manifester toutes leurs énergies et substituer au penchant irréalisable de l’individu un but supérieur situé parfois complètement en dehors de la sexualité : c’est la sublimation. Les tendances qui composent l’instinct sexuel se caractérisent précisément par cette aptitude à la sublimation : à leur fin sexuelle se substitue un objectif plus élevé et de plus grande valeur sociale. C’est à l’enrichissement psychique résultant de ce processus de sublimation, que sont dues les plus nobles acquisitions de l’esprit humain.
Voici enfin la troisième des conclusions possibles du traitement psychanalytique : il est légitime qu’un certain nombre des tendances libidinales refoulées soient directement satisfaites et que cette satisfaction soit obtenue par les moyens ordinaires. Notre civilisation, qui prétend à une autre culture, rend en réalité la vie trop difficile à la plupart des individus et, par l’effroi de la réalité, provoque des névroses sans qu’elle ait rien à gagner à cet excès de refoulement sexuel. Ne négligeons pas tout à fait ce qu’il y a d’animal dans notre nature. Notre idéal de civilisation n’exige pas qu’on renonce à la satisfaction de l’individu. Sans doute, il est tentant de transfigurer les éléments de la sexualité par le moyen d’une sublimation toujours plus étendue, pour le plus grand bien de la société. Mais, de même que dans une machine on ne peut transformer en travail mécanique utilisable la totalité de la chaleur dépensée, de même on ne peut espérer transmuer intégralement l’énergie provenant de l’instinct sexuel. Cela est impossible. Et en privant l’instinct sexuel de son aliment naturel, on provoque des conséquences fâcheuses.
Rappelez-vous l’histoire du cheval de Schilda. Les habitants de cette petite ville possédaient un cheval dont la force faisait leur admiration. Malheureusement, l’entretien de la bête coûtait fort cher; on résolut donc, pour l’habituer à se passer de nourriture, de diminuer chaque jour d’un grain sa ration d’avoine. Ainsi fut fait ; mais, lorsque le dernier grain fut supprimé, le cheval était mort. Les gens de Schilda ne surent jamais pourquoi. Quant à moi, j’incline à croire qu’il est mort de faim, et qu’aucune bête n’est capable de travailler si on ne lui fournit sa ration d’avoine.