Sénèque est un philosophe stoïcien de l’antiquité (4 av. J.C. ; 65 ap. J.C.). Né à Cordoue, il fit ses études à Rome, devint avocat, devint homme de lettres et courtisan, il fut également le précepteur de Néron. Impliqué dans la conjuration de Pison, il mourut en s’ouvrant les veines sur l’ordre de Néron, devenu empereur de Rome. On doit à Sénèque de nombreux traités philosophiques : De la providence, Du bonheur, De la brièveté de la vie, De la Clémence, De la constance du sage,… et ses fameuses Lettres à Lucilius. Sénèque élabore une philosophie conforme à l’enseignement classique du stoïcisme.
Qu’est-ce que la philosophie stoïcienne ?
Le stoïcisme est une philosophie de l’antiquité qui commence à Athènes au 3ème siècle av. J.C. avec Zénon de Cittium, son fondateur. Cette école de pensée se développera jusqu’au 2ème s. ap. J.C. à Rome. On retiendra parmi les philosophes stoïciens quelques noms célèbres : Chrysippe, Epictète, Marc-Aurèle, Sénèque. Cette doctrine doit son nom au mot grec Stoa, « le portique », puisque son fondateur s’adressait dans la rue, à ses disciples, à la « stoa » c’est-à-dire à la porte de la ville.
Le stoïcisme est un système qui décompose la philosophie en trois branches : la physique (la conception du monde et de l’homme), la logique (la philosophie de la connaissance) et l’éthique ( la philosophie morale). Le texte de Sénèque que nous allons étudier est un texte de philosophie morale qui se veut être une réfutation de l’hédonisme : comme on va le voir, le bonheur n’est pas la simple recherche du plaisir individuel, une sorte d’art de la jouissance, mais avant tout la recherche rationnelle la vertu (le bonheur est le résultat de la raison et non de nos passions). Mais avant de rentrer plus avant dans cette éthique, précisions les idées essentielles du stoïcisme pour mieux comprendre le livre.
Le point central du stoïcisme est que l’homme n’est pas libre car il est soumis au destin. Il ne dépend absolument pas de nous d’être beau, riche, d’avoir du plaisir ou de la souffrance, d’être en bonne santé, forts, ect… Tout cela dépend de causes extérieures à nous : une nécessité inexorable brise nos aspirations et nos espoirs ; nous sommes livrés aux accidents de la vie, à la fortune, et tout cela nous échappe. Il en résulte que les hommes sont malheureux parce qu’ils cherchent avec passion à obtenir des choses qu’ils n’ont pas et à fuir des maux inévitables. Le but de la morale stoïcienne sera d’apprendre à l’homme à renoncer à sa croyance en la liberté pour apprendre à accepter ce qui nous arrive : une formule d’Epictète extraite du Manuel résume un peu cette idée :
« Ne cherche pas à ce que ce qui arrive arrive comme tu le veux, mais veuille que ce qui arrive arrive comme il arrive et tu seras heureux ».
Nous verrons que pour le stoïcisme, la caractéristique humaine que la vie heureuse doit refléter n’est pas essentiellement la capacité à éprouver du plaisir mais l’exercice de la faculté rationnelle. Le bien essentiel de l’homme ne se trouve pas simplement dans la sensation mais dans une forme d’intellection qui implique la connaissance et la recherche de la mesure. La vertu peut suffire au bonheur par la recherche d’un certain mode de vie.
Sur le stoïcisme, on pourra lire pour approfondir :
Qu’est-ce que la philosophie antique ? de Pierre Hadot.
Le stoïcisme de Jean Brun (Coll. « Que sais-je ? »).
La morale stoïcienne de G. Rodis-lewis .
Etude du texte : De la tranquillité de l’âme.
Introduction : La philosophie comme médecine.
Le texte que nous propose ici Sénèque est tout d’abord un dialogue imaginaire entre lui et Sérénus. Le texte se veut pédagogique, vulgarisateur de la pensée stoïcienne : Sénèque le sage, dispose de la connaissance de la doctrine et l’enseigne, Sérénus, qui aspire à la sagesse et à parfaire son apprentissage, joue ici le rôle du disciple qui est plus jeune. La philosophie ici est à la fois un enseignement mais aussi un échange, une conversation amicale qui se construit selon les questions et les réponses. Elle se présente comme un chemin à parcourir dans lequel le disciple doit s’engager pour accéder à la sagesse, à la paix intérieure. Ici, le but de la philosophie c’est un certain art de vivre, une certaine morale qui se donne pour but le bonheur. Comme nous allons le voir, le texte utilise le procédé de la métaphore pour bien faire comprendre cette démarche : la sagesse est comparée à la santé et la maladie symbolise le mal moral. Sénèque se présente alors comme un médecin cherchant à guérir l’homme de ce qui le tourmente : il faut à la fois diagnostiquer les symptômes (les passions dans cette optique médicale sont assimilées à des ulcères) et passer à la thérapie. La philosophie se présente ici comme un remède au malheur et au tourment, une quête de la vie heureuse. De là, la métaphore marine : l’initiation à la sagesse ressemble à une navigation par laquelle il faut trouver le chemin permettant d’accéder à la « tranquillité de l’âme ».
Qu’est-ce donc que cette « tranquillitas » ? Il s’agit avant tout d’un état de sérénité, d’absence de passions, de trouble de l’âme (le texte dit « absence de trouble ») Pour les stoïciens, le bonheur est apaisement intérieur (ataraxie) qui ne découle pas des richesses, de la gloire, du désir, mais d’une philosophie, d’un certain art de vivre basé sur une conception du monde. Le bonheur ne consiste pas dans la recherche de la multiplication des plaisirs mais plutôt dans la recherche du bien, dans la recherche d’une tranquillité qui nous est donnée par la raison. Il suppose donc plutôt une libération de ses passions. Le texte de Sénèque se veut indiquer le chemin vers cet apaisement, cette stabilité de l’âme que les Grecs nomment Euthumia.
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Plan du livre : l’étude du texte porte sur les livre I à VI
I La plainte de Sérénus : Livre I (p. 126 à 123)
Le rapport aux objets et à la vie matérielle (5-9).
b) Le monde social: la participation aux affaires publiques (10-14).
c) Le monde de l’écriture et des idées. (14-17)
II Le diagnostique de Sénèque : Livre II (p. 133 à 140).
a) Définition de la tranquillité (3-4).
b) Inconstance et frustration (5-9).
Dégoût de soi et divertissement (10-15).
III Le remède de Sénèque (toute le suite du texte : livre III à XVII)
A) La place du sage dans la cité : le philosophe entre vie politique et loisir (Livre III- VI).
a) La théorie d’Athénodore : Livre III (p.140 à 144).
La critique d’Athénodore : livre IV à VI (p. 152).
B) Bonheur et raison.
L’acceptation de la nécessité et sa condition (« toute vie est esclavage »).
La modération des désirs.
I La plainte de Sérénus (Livre I, page 126 à 133).
Sérénus dans le dialogue précédant (De la constance du sage) a entamé son initiation à la sagesse stoïcienne. Il a donc progressé sur le chemin mais il n’est pas encore parvenu à la destination finale de cette sagesse. Il est en route mais il n’est pas encore arrivé et semble être dans une situation intermédiaire : « je ne suis ni malade, ni bien portant » dit-il à Sénèque, donc ni heureux, ni malheureux, pas encore sage mais s’en rapprochant malgré tout ; il se retrouve dans un entre-deux, au milieu du chemin, dans un moment critique et instable. Il est en effet délivré des craintes qui étaient autrefois les siennes, mais en même temps le philosophe en herbe se sent encore « malade ». La cure n’est pas encore achevée. A la fin du livre 1, Sérénus utilise une métaphore marine pour montrer qu’il est sauvé de la noyade mais qu’il n’est pas encore arrivé sur la terre ferme de la sagesse : « Ce n’est pas la tempête qui me tourmente mais le mal de mer. Délivre moi donc de ce mal, quel qu’il soit, et viens en aide à un pauvre homme qui, arrivé en vue de la côte, se sent encore mal » (p.133). Le livre 1 est à comprendre comme une sorte de confession plaintive qui expose une liste de symptômes. Nous verrons que dans le livre 2 le sage sera chargé de trouver un nom à la maladie, d’établir un diagnostique et de proposer ensuite des remèdes (à partir du livre 3). De quel mal souffre donc Sérénus ?
Il se scrute lui-même minutieusement pour cette consultation qui espère en retour une médecine de l’âme. Curieusement, Sérénus semble victime d’une sorte de malaise existentiel qu’il analyse lucidement, de manière introspective , en soulignant les manifestations de cette faiblesse d’âme qu’il déclare être « difficile à vivre ». Il s’agit globalement de montrer que l’âme de Sérenus est hésitante et n’est pas capable de se déterminer clairement puisqu’elle « hésite entre deux partis ne se décidant nettement ni pour le vice, ni pour la vertu » (p. 127). Sérénus se plaint de sans cesse hésiter entre l’élan et le repli, l’intérieur et l’extérieur, la vie privée, la vie publique, le travail, le divertissement. S’agissant de cette incapacité à s’orienter clairement, le texte l’analyse dans sa relation aux différents aspects de la réalité selon une énumération: le monde des objets et la vie matérielle (4-9), le monde social (10-12), enfin le monde la parole, de l’écriture et des idées (13-15). Il s’agit là de trois cadres qui peuvent poser des problèmes éthiques et qui donc donnent lieu à un problème d’équilibre. L’ensemble donne le sentiment d’une conscience instable et malheureuse qui en toute chose ne sait pas au fond trouver la juste mesure (modération) qui justement pour les stoïciens est la clef du bonheur. Le problème ici est étonnamment « moderne » : on devine ici l’émotion d’un homme qui au fond ne sait pas trouver sa vraie place dans la société et qui donne le sentiment de la contingence des choix personnels.
Le rapport aux objets et à la vie matérielle (5-9)
Sérénus fait ici l’éloge de la sobriété, de la mesure et fait la critique du luxe: On semble deviner que le bonheur suppose à ses yeux une certaine mesure en toute chose. Il ne faut pas, selon Sérénus, privilégier l’artifice et les apparences, et au costume resplendissant mais inconfortable, il préfère un costume bon marché facile à mettre (5-1). S’agissant de la cuisine, il préfère aussi une cuisine facile à préparer, économique, légère pour l’estomac, qui ne nécessité pas tout un personnel pour la préparer (6-1) . Il semble se méfier du faste des élites sociales et réaffirme son origine paysanne (« mon paysan de père » 7-1). La célébrité ne l’intéresse pas, et il s’intéresse plus à l’utilité simple des choses plutôt qu’à l’impression qu’elle peuvent provoquer sur les autres (il évoque même la modestie de son mobilier domestique devant lequel « les yeux des convives n’aient pas à se révulser de plaisir ou à brûler de jalousie » (7-1). En ce sens, Sérénus semble être plutôt du côté de la vie simple et vertueuse, modeste qui n’attire pas la convoitise, ni ne suscite les passions.
Mais en même temps qu’il affirme son goût pour la simplicité, (à partir de 8-1) il avoue aussi se laisser éblouir par le faste d’une école de serviteurs (esclaves d’élites remarquables pour leur beauté et leur intelligence), par l’or et les maisons resplendissantes, le marbre rare…ect, bref par la richesse et le luxe. Il contredit donc tout le passage précédant: il éprouve donc une fascination répulsion pour le luxe. Il se laisse éblouir par « le luxe éclatant » et s’attriste donc ensuite de sa frugalité en se plaignant de son « pauvre univers ». On voit donc son ambivalence: il affirmer préféré la simplicité mais s’attriste de ne pas vivre dans le luxe.
b) Le monde social: la participation aux affaires publiques. (10-14)
Les stoïciens invitent les hommes à participer à la vie publique dans certains conditions (le sage n’est pas forcément replié sur lui-même mais peut participer à la vie politique si celle-ci n’est pas totalement corrompue)… Sérénus indique qu’il s’efforce de suivre ce principe, pour être utile, servir ses concitoyens et même « l’humanité tout entière ». Il affirme par là être en conformité avec l’enseignement des stoïciens et avoir une conscience politique soucieuse du bien commun (en cela il s’oppose à une vision individualiste). Il s’efforcera donc de briguer les honneurs et jouer un rôle actif dans la cité.
Mais cette vie implique le conflit: « mon âme reçoit des coups, essuie-t-elle une humiliation, doit-elle faire face à des difficultés, des contretemps… »: cette implication politique implique une agitation et des heurts qui le fatiguent et le blessent (11-1): ainsi il décide ensuite de s’enfermer chez lui, de ne plus attacher d’importance qu’à lui-même: il cherchera la tranquillité dans l’intimité de la vie privée, exempt de tout souci d’ordre public. La tranquillité se découvre alors dans une mise à distance de la vie collective. Mais une fois replié sur lui-même dans le silence de son logis, il lui suffit d’une lecture exaltante lui donnant « de nobles exemples » (sans doute s’agit-il de récits d’actions de grands personnages historiques) et l’envie le prend alors de se précipiter au forum, de rendre utile ou bien tout simplement de « remettre à sa place un impertinent à qui la réussite a tourné la tête » (13-1).
Bref, il hésite entre vie publique et vie privée, action dans la vie collective, retrait dans une vie retirée de la cité. Quelle est donc la bonne place pour le philosophe? Comment être heureux et tranquille? Faut-il privilégier l’action dans la sphère collective pour atteindre une certains sagesse ou bien au contraire la recherche de la vertu suppose-t-elle une certaine mise à distance de la vie publique ?
c) Le monde de l’écriture et des idées. (14-17)
« A quoi bon composer des oeuvres éternelles » se demande Sérenus : tout en accordant une certaine valeur à l’écriture et à la recherche intellectuelle, il semble ne pas s’inquiéter de la postérité. On peut écrire modestement pour son propre usage, sans trop se soucier du style littéraire, et de « la gloriole ». L’effort d’écriture se veut donc simple, quotidien, privé, sans grande prétention et sans avoir pour but de se divulguer aux autres. Mais dès l’esprit « s’est envolé sur les hauteurs des grandes idées et voilà que tout change » nous dit Sérénus qui veut alors donner plus de noblesses et d’élévation à ses écrits, qui recherche un style. Il se surprend alors à se laisser emporter par sa pensée, à tel point dit-il que « ce n’est plus moi qui parle par ma bouche ! ».
En somme, Sérénus fait l’expérience de la contradiction dans tous les domaines de l’existence et devine qu’il est donc trop hésitant, sans véritable détermination ou victime de faiblesse puisqu’il ne sait pas exactement comment diriger sa vie. Assez lucide sur lui-même, sans complaisance sur ses propres choix (il souligne en 16-1 que « la complaisance fait toujours obstacle au jugement » et critique les flatteries que l’on peut se faire à soi-même) il est affecté « d’irrésolution » et d’une certaine faiblesse. Sans vouloir se cacher à lui-même ses difficultés, il se demande si son cas n’est pas plus grave qu’il ne pense , et semble souligner que cette irrésolution, ces « fluctuations de l’âme » est un obstacle à la vie heureuse qu’il compare au mal de mer (18-1). Il s’adresse alors à Sénèque pour que celui-ci désigne le mal dont il souffre (livre II) et lui donne les moyens de le guérir (livre III et suivants). La suite du texte est donc consacré à la réponse du maître.
II Le diagnostique de Sénèque : (Livre II, p. 133 à 140) « il faut exposer le mal au grand jour » (5-2).
Sénèque commence par rassurer son disciple en lui rappelant les progrès qu’il a déjà accomplis et montre que la cure n’en est pas à ses débuts et il compare le cas de son interlocuteur à celui des personnes qui « relevant d’une longue et grave maladie, ressentent encore parfois des frissons et de légers malaises, bien que définitivement tirées d’affaire » et il affirme aussi qu’il est parvenu à la dernière étape. Il considère que Sérénus n’est pas « mal en point » mais qu’il est comme un convalescent qui peut encore éprouver de légers malaises et quelques frissons, ayant peur de voir les symptômes de leur mal apparaître. Il rappel à Sérénus qu’il doit avoir confiance car il est sur la bonne route. Il est d’ailleurs avantagé par sa propre plainte car la prise de conscience de ses propres contradictions est une sorte de lucidité sur soi qui permet de ne plus « jouer la comédie » (4-2) cachant nos souffrances, lucidité qui est la condition de la guérison.
Il définit d’ailleurs le but (« noble, sublime ») qui doit être recherché : la tranquillité (euthumia), la stabilité de l’âme : il s’agit pour l’âme de :
« suivre un cours toujours égal et prospère, en travaillant à son propre bien, heureuse de contempler ce qu’elle possède sans jamais interrompre cette joie, mais en restant dans un état de calme permanent où ni l’exaltation ni la dépression n’ont de place. Voilà ce que sera la tranquillité ». (p.134-135).
a) Inconstance et frustration (5-9)
On voit ici que la maladie dont souffrent les hommes qui les empêche d’accéder au bonheur est l’expérience de la contradiction, l’agitation dans tous les sens, l’absence de constance et de détermination claire de ce qui doit être fait (Sénèque utilise en 7-2) l’image de ceux qui sont « assis entre deux chaises »). Le « malade » est celui qui ne cesse de changer de style de vie, qui, victime du dégoût et des perpétuels changements d’humeur (6-2) abandonne des choses qu’il regrette aussitôt. Le malade est celui qui se « tourne et se retourne dans toutes les positions jusqu’à ce que l’épuisement lui fasse trouver le repos » (6-2). Mais on peut aussi rester prisonnier des ses habitudes et vivre non par fermeté d’âme mais par inertie : quelle que soit la forme de « la maladie », le résultat est que l’on est mécontent de soi . L’homme victime du caprice, de la frustration, a « moins d’audace que de désirs » (7-2), reste dans l’espérance et loupe ses buts. Prêt à tout pour assouvir ses désirs, il se déshonore s’il le faut, mais se torture ensuite de ses échecs et de s’être dégradé pour rien. On va voir que ce que semble théoriser ici Sénèque c’est l’inadéquation du désir à son objet qui mène le malade à une agitation durable et stérile.
Ici, victime du regret et de la crainte, l’âme est dans une voie sans issue (8-2) :
« parce qu’elle ne peut ni commander à ses passions, ni les suivre, et par des hésitations qui interdisent à leur vie de prendre son essor et maintiennent leur esprit dans un état de torpeur, au milieu des débris de leurs aspirations ».
L’homme conduit à une telle situation fait l’expérience d’une sorte de dégoût radical de soi. Sénèque décrit avec des termes étonnamment modernes l’impossibilité de l’apaisement, une sorte de malaise, de difficulté d’être en paix avec soi, d’impossibilité de se consoler de soi : une fois évanouie les distractions par lesquelles les hommes cherchent à oublier ce malaise (l’analyse ici est assez proche de l’idée pascalienne de divertissement), « on ne supporte plus sa maison, sa solitude, ses quatre murs, et, livré à soi-même, on se regarde à contrecoeur (9-2).
b) Dégoût de soi et divertissement (10-15)
L’instabilité engendre donc le dégoût de soi, le désoeuvrement, une sorte de tristesse maladive qu constitue pour l’homme « une prison », celle de l’incertitude, de l’abattement, où l’on étouffe, où l’on éprouve de l’horreur pour son propre désoeuvrement…. (les adjectifs négatifs ne manquent pas pour décrire cette situation : voir les p. 137 et 138 par ex.).
Dégoûté de soi l’homme ne pourra alors trouver quelques satisfactions que dans l’action extérieure, dans le mouvement perpétuel : toute occasion de sortir de soi, de se détourner de nous, nous est agréable. Le malade, dont les symptôme principal est qu’il ne peut rien supporter longtemps et voit dans le changement un remède, cherchera du plaisir dans une sorte de fuite hors de soi :
« L’âme humaine est active et portée au mouvement. Toute occasion de sortir de soi et de s’en détourner lui est agréable, et plus encore chez les hommes au caractère le plus bas, qui adorent s’user aux occupations extérieures » 11-2.
Sénèque se livre alors à une véritable critique du tourisme, de la manie de voyager, de la bougeotte, du divertissement perpétuel, signe d’un malaise existentiel (13-2): l’homme se perd dans une agitation perpétuelle sans véritable but : on part à l’aventure le long des côtes, poussé par l’instabilité, on essaye la mer, puis la terre… Ensuite, lassé par tout cela, nous allons voir des forêts et des pays sauvages, puis le désert… ect. « Et puis, non ! écrit Sénèque, remontons à Rome : voilà trop longtemps que mes oreilles sont privées des applaudissements et du vacarme du cirque : j’ai envie de sang humain ! ».
Un voyage succède à un autre, un spectacle fait la place à un spectacle, et au fond « chacun se fuit toujours ».
Mais cette fuite est vaine. Comme celui qui chercherait à échapper à son ombre, le divertissement ne nous délivre pas de notre malaise existentiel : il nous donne l’illusion de nous oublier, de ne plus être en compagnie avec soi. Comment est-il possible de se fuir soi-même ? La solution ne vient de l’endroit où l’on vit, des choses que l’on a : le problème vient simplement de nous-mêmes. Si tout devient insupportable, ce n’est pas en se fuyant (la fuite absolue restant le suicide) que l’on pourra s’aimer à nouveau. Le changement perpétuel n’est qu’une impasse, il ne conduit qu’à une quête absurde et sans fin. Le texte cite d’ailleurs Lucrèce qui dans De Natura Rerum, évoque la vanité des occupations humaines: « Ainsi chacun se fuit toujours ». A partir de ce diagnostique, le « médecin » peut passer à la thérapie et à la présentation du remède
III Le remède de Sénèque (livre III à XVII).
A) La place du sage dans la cité : le philosophe entre vie politique et loisir (Livre III- VI).
La théorie d’Athénodore : Livre III (p.140 à 144).
La première question qui se pose est celle qui concerne la participation du sage aux affaires publiques. Sénèque commence par exposer la théorie d’Athénodore (livre III-1)) : le meilleur remède contre le dégoût de soi serait de participer le plus possible à la vie sociale, aux affaires publiques, pour se rendre utile aux citoyens et à l’humanité. La vita activa serait alors au fond un bon remède aux angoisses suscitées par la vita contemplativa. L’idée développée par Athénodore est que le sage doit avoir le souci du bien public et que même s’il est contraint de quitter la vie publique, de ne plus s’occuper des affaires de l’Etat et de la société, il peut encore se rendre utile tout en consacrant sa vie à l’étude (le sage pourra encourager la jeunesse, inspirer la vertu…). Même si « une grande âme trouve même dans la vie privée assez d’espace pour se déployer » (III-2), il reste essentiel de ne pas se couper du commerce des hommes et de se perdre dans la solitude. Bref, le sage doit pouvoir facilement quitter la vie publique et se consacrer à l’étude tout en restant utile au genre humain.
La critique d’Athénodore : livre IV à VI (p. 144 à 152).
Mais Sénèque corrige un peu cette théorie (livre IV et V), avance l’idée plus nuancée que s’il nous est devenu impossible de participer à la vie sociale, le sage ne doit pas fuir la scène publique pour se replier sur lui-même, il doit plutôt accepter de ralentir ses activités si les circonstances le lui imposent, tout en choisissant un domaine où il puisse encore se rendre utile aux autres (voir IV-3). Sénèque invite plutôt à une modération dans la manière dont nous pouvons participer à la vie collective, plutôt qu’à une fuite de cette vie (il confirme donc la tendance générale de la philosophie antique qui ne cesse de dire, contrairement à une idée reçue, que le philosophe doit participer à la vie de la cité). Sénèque réaffirme même (IV-4) que le sage ne doit pas se replier sur lui-même, et que s’il ne peut plus être actif à l’échelle d’une cité, il peut encore avoir « commerce avec le monde entier » : la dimension cosmopolitique du stoïcisme est ici réaffirmée puisque Sénèque proclame que « l’univers est notre patrie » (Cf. p. 145).
Ainsi, quelle que soit notre position dans la société, il est toujours possible de trouver une activité utile aux autres ou d’être pour les autres un exemple, et il faut savoir, en fonction des circonstances, « mêler loisir et affaires » : l’exemple de Socrate (V, 1-4) nous montre que le sage peut servir les citoyens sous la pire des tyrannies et rester libre, être exemple. « Le sage trouve, dans une république en ruine, l’occasion de se montrer au grand jour » (voir l’exemple de la tyrannie des Trente évoquée p. 147). Sénèque reprend la formule de Curius Dentatus qui disait : « préférer être mort plutôt que vivre mort : le comble du malheur est de se retrancher du monde des vivants ». On voit bien ici le souci permanent que le sage doit avoir de ne pas se couper des autres et du monde social. Il convient donc de naviguer prudemment entre la vie politique et l’étude (V, 5). Encore faut-il bien s’observer soi-même pour savoir si notre talent et nos dispositions (dons oratoires, maîtrise de soi, courage… etc.) peuvent nous permettre de jouer un rôle public (il faut savoir mesurer ses forces et comprendre si l’on est fait pour l’action ou non).Coupure dans l’étude du texte: (de la page 152 à 160): dans les chapitres suivants, Sénèque ouvre une nouvelle séquence où vont être examinés les différents comportements constituants une menace pour la tranquillité. Après les mauvais amis (livre VII), il parle de l’effet néfaste des richesses (livre VIII) et des dépenses inconsidérées, eussent-elles les livres pour objet (IX). On pourra laisser de côté ce passage un peu secondaire. Sénèque revient ensuite à l’enseignement classique du stoïcisme: la tranquillité de l’âme suppose l’acceptation de sa condition et la modération de ses désirs: on reprend donc l’étude à partir du chapitre 10.
B) Bonheur et raison.
a) Apprendre à accepter son sort. « toute vie est esclavage » (p. 162).
Le chapitre 10 est consacré aux difficultés de l’existence et aux rapport de l’homme à la nécessité à laquelle il est soumis: il s’agit pour le stoïcien d’apprendre à supporter avec courage les coups du sort (la « fortune ») à l’image de l’esclave qui porte des fers et qui apprend à endurer sa situation. L’objectif est de transformer des supplices en « maux légers », et quel que soit notre mode de vie nous pouvons atteindre la tranquillité. L’homme est forcément voué à une vie difficile mais par l’habitude il peut se familiariser avec les maux les plus pénibles. Ce n’est pas notre situation concrète qui nous rendra heureux mais notre état d’esprit. Pour Sénèque « l’humanité entière partage la même prison » (voir X-3) et même si la vie semble plus favorable à certains, ils sont eux aussi soumis à la nécessité, au destin. L’objectif n’est donc pas de croire qu’on peut s’affranchir de sa condition mais que l’on doit « se faire à sa condition ». Sénèque écrit « qu’il n’est pas de situation si cruelle qu’une âme en paix ne puisse y trouver quelque douceur ». On voit donc que le principe du bonheur n’est pas un affranchissement de ce qui s’impose à nous et nous rend malheureux mais une acceptation de notre situation: pour cela, « face aux difficultés, il faut faire appel à la raison » (X-4).
b) Apprendre à modérer ses désirs.
Faire appel à la raison cela veut dire également savoir limiter ses désirs. Pour être heureux l’homme ne peut pas espérer et vouloir des choses qui seraient pour lui impossible à atteindre, ou trop difficile à réaliser. Le principe de la sagesse est aussi d’apprendre à modérer ses envies. Là encore, le stoïcisme nous invite à la mesure: la sagesse commence pour celui qui admet ne désirer que les choses qui sont à sa portée: il ne faut pas vouloir l’inaccessible: « là où nous croyons voir un sommet, il n’y a qu’un précipice ». Ce qui doit donc nous protéger des troubles intérieurs c’est donc de savoir fixer une limite, de sorte de l’homme ne se laisse pas conduire malgré lui sur des chemins incertain où peut le conduire certains désirs.
C) La supériorité du sage.
Une fois bien compris l’enseignement du stoïcisme, le sage peut être tranquille et se confronter sans peur aux événements de l’existence (à la fortune). Le principe de la sagesse ici est au fond d’être délivré de la peur. Une fois que le sage a compris que toute chose est éphémère, même la chose la plus précieuse à ses yeux, il ne craindra pas de mourir ou de perdre ce qu’il possède. A l’heure même de cette mort, il ne se plaindra pas mais rendra grâce des biens dont il a pu jouir durant son existence. La sagesse suppose la prise de conscience du caractère provisoire de la vie:
« Qu’y a -t-il de pénible à retourner d’où l’on vient? On vit mal si l’on ne sait pas bien mourir. Il faut donc commencer par retirer à l’existence le prix qu’on lui accordait » (XI-4).
On retrouve ici une idée caractéristique des sagesses antiques pour lesquelles le sage doit apprendre à ne pas avoir peur de mourir. Ainsi, « qui craindra la mort n’agira jamais en homme vivant » nous dit Sénèque.
quere
26 septembre, 2010 à 13:51
je lis » de la constance du sage » et à la recherche d’informations sur tranquillitas, je tombe sur vous, et vos explications, c’est chouette d’avoir eu un cours particulier
merci
Drella
28 janvier, 2012 à 22:15
Merci à vous, je viens de lire De la tranquilité de l’âme, vos explications résument à la perfection l’essentiel de cet ouvrage.
Monier
12 janvier, 2016 à 18:14
Bonjour un grand merci à vous pour ces quelques lignes ou l’explication et le développement de l idée est de mise .
jacques barrere
1 septembre, 2017 à 17:23
Merci pour votre analyse .
Sénèque me parait être dans une certaine forme d’absolu … Il reste bien sûr une référence et une jouissance pour l’esprit . . Sérénus et ses doutes semble plus près d’une certaine forme d’humanité .
Je préparai ma matrise de mathématiques quand entre deux exercices il m’est venu la subite envie d’écrire sur ma feuille : » l’une des conditions de la sérénité n’est-elle pas la conscience de nos contradiction et l’espoir de les résoudre ? ».
Visiblement Sérénus est en proie à ses contradictions .