Cours de philosophie
thème : l’art.
L’esprit de notre temps, 1919. Raoul Hausmann.
Introduction : cinq problématiques de l’esthétique.
- Art et technique : le problème de l’ontologie de l’oeuvre d’art.
- Beauté naturelle et beauté artistique : l’art est-il imitation ou création?
- Art et vérité : l’art nous éloigne-t-il du réel ou nous invite-t-il à mieux le regarder?
- Le problème du jugement de goût : le beau est-il subjectif ou objectif?
- A quoi sert l’art? Quel rôle les artistes peuvent-ils jouer dans une société?
I Art et vérité.
1) La dévaluation philosophique de l’art : l’art comme illusion (Platon).
2) L’art comme révélation : Perception ordinaire, perception artistique (Texte de Bergson).
3) La subjectivation de l’art : que peuvent nous apprendre les oeuvres d’art?
II L’ontologie de l’art : qu’est-ce qu’une oeuvre d’art?
1) Art et technique. Quelle différence y a-t-il entre un oeuvre d’art et un objet quelconque? (Texte d’Alain, extrait du Système des Beaux-arts (I, 7). Définition du Génie selon Kant. Texte de Danto : » N’importe quoi peut-être de l’art mais tout n’est pas de l’art « .
2) Art et nature : le problème de l’imitation (texte de Hegel, Extrait de l’Esthétique, introduction).
III L’expérience esthétique : Le problème du jugement de goût.
1) La beauté comme substance. La théorie classique du beau comme ordre et harmonie.
2) La relativité du jugement de goût. Texte de » David Hume : De la norme du goût. Kant : » Le beau plaît universellement sans concept « .
3) Bourdieu : art et éducation (texte extrait de L’amour de l’art : » Plaît ce dont on a le concept « ).
Conclusion : « la vie n’est pas belle mais les images de la vie sont belles ». Schopenhaueur.
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Marcel Duchamp 1917 – Urinoir.
« A quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle, l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. Mais nulle part la fonction de l’artiste ne se montre aussi clairement que dans celui des arts qui fait la plus large place à l’imitation, je veux dire la peinture. Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas. Dira-t-on qu’ils n’ont pas vu, mais crée, qu’ils nous ont livré les produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu’elles nous plaisent, et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l’image que les grands peintres nous en ont tracée ? C’est vrai dans une certaine mesure mais s’il en était uniquement ainsi, pourquoi dirions-nous de certaines oeuvres — celles des maîtres — qu’elles sont vraies ? Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que si nous les acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu’ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir. C’était, pour nous, une vision brillante et évanouissante, perdue dans la foule de ces visions également brillantes, également évanouissantes, qui se recouvrent dans notre expérience usuelle et qui constituent par leur interférence réciproque, la vision pâle et décolorée que nous avons habituellement des choses. Le peintre l’a isolée ; il l’a si bien fixée sur la toile que, désormais, nous ne pourrons nous empêcher d’apercevoir dans la réalité ce qu’il y a vu lui-même.
Pourquoi l’artiste arrive-t-il à voir plus de choses? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n’était une vision que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d’agir, nous a amené à rétrécir et à vider. Auxiliaire de l’action, la perception isole, dans l’ensemble de la réalité ce qui nous intéresse; elle nous montre moins les choses mêmes que le parti que nous pouvons en tirer
Henri BERGSON, La pensée et le mouvant, 1934.
Turner, Le bateau aux esclaves, 1840.
Texte 2: « Il reste à dire en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est l’industrie. Et encore est-il vrai que l’oeuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaie; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d’une idée dans une chose, je dis même d’une idée bien définie comme le dessin d’une maison, est une oeuvre mécanique seulement, en ceci qu’une machine bien réglée pourrait faire l’oeuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’oeuvre qu’il commence; l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son oeuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce et s’étonne lui-même. Un beau vers n’est pas d’abord en projet, et ensuite fait; mais il se montre beau au poète; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu’il la fait; et le portrait naît sous le pinceau. Ainsi, la règle du beau n’apparaît que dans l’oeuvre et y reste prise, en sorte qu’elle ne peut jamais servir, d’aucune manière, à faire une autre oeuvre ».
Alain, Système des Beaux-arts, I,7.
Texte 3: » L’esthétique a pour objet le vaste empire du beau… et pour employer l’expression qui convient le mieux à cette science, c’est la philosophie de l’art ou, plus précisément, la philosophie des beaux-arts. Mais cette définition, qui exclut de la science du beau le beau dans la nature, pour ne considérer que le beau dans l’art, ne peut-elle paraître arbitraire ? I. .. ] Dans la vie courante, on a coutume, il est vrai, de parler de belles couleurs, d’un beau ciel, d’un beau torrent, et encore de belles fleurs, de beaux animaux et même de beaux hommes. Nous ne voulons pas ici nous embarquer dans la question de savoir dans quelle mesure la qualité de beauté peut être attribuée légitimement à de tels objets et si, en général, le beau naturel peut être mis en parallèle avec le beau artistique. Mais il est permis de soutenir dès maintenant que le beau artistique est plus élevé que le beau dans la nature. Car la beauté artistique est la beauté née et comme deux fois née de l’esprit. Or, autant l’esprit et ses créations sont plus élevés que la nature et ses manifestations, autant le beau artistique est lui aussi plus élevé que la beauté de la nature ».
Hegel, Esthétique, (1820).
texte 4: « L’opinion la plus courante qu’on se fait de la fin que se propose l’art, c’est qu’elle consiste à imiter la nature… Dans cette perspective, l’imitation, c’est-à-dire l’habileté à reproduire avec une parfaite fidélité les objets naturels, tels qu’ils s’offrent à nous, constitueraient le but essentiel de l’art, et quand cette reproduction fidèle serait bien réussie, elle nous donnerait une complète satisfaction. Cette définition n’assigne à l’art que le but tout formel de refaire à son tour, aussi bien que ses moyens le lui permettent, ce qui existe déjà dans le monde extérieur, et de le reproduire tel quel. Mais on peut remarquer tout de suite que cette reproduction est du travail superflu, car ce que nous voyons représenté et reproduit sur les tableaux, à la scène ou ailleurs: animaux, paysages, situations humaines, nous le trouvons déjà dans nos jardins, dans notre maison, ou parfois dans le cercle de nos amis et connaissances. En outre, ce travail superflu peut passer pour un jeu présomptueux, qui reste bien en deça de la nature. Car l’art est limité dans ses moyens d’expression et ne peut produire que des illusions partielles, qui ne trompent qu’un seul sens; en fait, quand l’art s’en tient au but formel de la stricte imitation, il nous donne, à la place du réel et du vivant, que la caricature de la vie.On cite des exemples d’illusions parfaites fournies par des reproductions artistiques. Les raisins de Xeuxis ont été donnés depuis l’Antiquité comme le triomphe de l’art et comme le triomphe de l’imitation de la nature, parce que des oiseaux vivant vinrent picorer les raisins. On pourrait rapprocher de ce vieil exemple, celui plus récent du singe de Buttner, qui dévore une planche d’une collection d’histoire naturelle qui figurait un hanneton, et qui fut pardonné par son maître pour avoir ainsi démontré l’excellence de la reproduction. Mais dans ces deux cas, on devrait au moins comprendre qu’au lieu de louer ses oeuvres d’art parce que des oiseaux ou des singes s’y sont laissé prendre, il faudrait plutôt blâmer ceux qui croient avoir porté bien haut l’art alors qu’ils ne savent lui donner qu’une fin médiocre. D’une façon générale, il faut que l’art, quand il se borne à imiter, ne peut rivaliser avec la nature, et qu’il ressemble à un ver qui s’efforce en rampant d’imiter un éléphant ».
Hegel, Esthétique, Introduction.
texte 5 : » Parmi un millier d’opinions différentes que des hommes divers entretiennent sur le même sujet, il y a une, et une seulement, qui est juste et vraie ; et la seule difficulté est de la déterminer et de la rendre certaine. Au contraire, un million de sentiments différents, excités par le même objet, sont justes, parce qu’aucun sentiment ne représente ce qui est réellement dans l’objet. Il marque seulement une certaine conformité ou une relation entre l’objet et les organes ou facultés de l’esprit, et si cette conformité n’existait pas réellement, le sentiment n’aurait jamais pu, selon toute possibilité, exister. La beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit qui la contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente. Une personne peut même percevoir de la difformité là ou une autre perçoit de la beauté. Et tout individu devrait être d’accord avec son propre sentiment, sans prétendre régler ceux des autres. Se mettre en quête de la beauté réelle ou de la laideur réelle est aussi vain que de prétendre déterminer avec certitude ce que sont réellement la douceur ou l’amertume. Selon la disposition des organes, le même objet peut-être à la fois doux et amer : aussi le proverbe a-t-il été justement établi la vanité de toutes les querelles de goût ».
David Hume, De la norme du goût 17.
Texte 6 : « Le sociologue ne se propose pas de réfuter la formule de Kant pour qui » le beau plaît universellement sans concept », mais plutôt de définir les conditions sociales qui rendent possibles cette expérience et ceux pour qui elle est possible, amateurs d’art ou » homme de goût « , et de déterminer par là dans quelles limites elle peut en tant que telle exister. Il établit, logiquement et expérimentalement, que plaît ce dont on a le concept ou, plus exactement, que seul ce dont on a le concept peut plaire ; que par suite, le plaisir esthétique en sa forme savante suppose l’apprentissage et, dans le cas particulier, l’apprentissage par l’accoutumance et l’exercice, en sorte que, produit artificiel de l’art et de l’artifice, ce plaisir qui se vit ou entend se vivre comme naturel est en réalité plaisir cultivé. [ …]
S’il est vrai que la culture ne s’accomplit qu’en se niant comme telle, c’est-à-dire comme artificielle et artificiellement acquise, on comprend que les virtuoses du jugement de goût semblent accéder à une expérience de la grâce esthétique si parfaitement affranchie des contraintes de la culture (qu’elle ne réalise jamais aussi parfaitement que lorsqu’elle la dépasse) et si peu marquée par la longue patience des apprentissages dont elle est le produit, que le rappel des conditions et des conditionnements sociaux qui l’ont rendu possible apparaît à la fois comme une évidence et comme un scandale.
Ainsi la sacralisation de la culture et de l’art remplit une fonction vitale en contribuant à la consécration de l’ordre social : pour que les hommes de culture puissent croire à la barbarie et persuader leurs barbares du dedans de leur propre barbarie, il faut et il suffit qu’ils parviennent à se dissimuler et à dissimuler les conditions sociales qui rendent possibles non seulement la culture comme seconde nature où la société reconnaît l’excellence humaine et qui se vit comme privilège de naissance, mais encore la domination légitimée d’une définition particulière à la culture. Et pour que le cercle idéologique soit parfaitement bouclé, il suffit qu’ils trouvent dans une représentation essentialiste de la bipartition de leur société en barbares et en civilisés la justification du monopole de l’appropriation des biens culturels.
Accorder à l’œuvre d’art le pouvoir d’éveiller la grâce de l’illumination esthétique en toute personne, si démunie soit-elle culturellement, et de produire elle-même les conditions de sa propre diffusion [ …] c’est s’autoriser à attribuer dans tous les cas aux hasards insondables de la grâce ou à l’arbitraire des » dons » des aptitudes qui sont toujours le produit d’une éducation inégalement répartie, donc à traiter comme vertus propres à la personne, à la fois naturelles et méritoires, des aptitudes héritées ».
Pierre Bourdieu, L’amour de l’art, 1969.
Texte 7 : « Monsieur Andy Warhol, l’artiste Pop, expose des fac-similés de boîtes de Brillo, entassées les unes sur les autres, en piles bien ordonnées, comme dans l’entrepôt d’un supermarché. Il arrive qu’ils soient en bois, peints pour ressembler à du carton, et pourquoi pas ? […] En fait les gens de chez Brillo pourraient faire leur boîte en contre plaqué sans que celles-ci deviennent des œuvres d’art et Warhol pourrait faire les siennes en carton sans qu’elles cessent d’être de l’art. Aussi pouvons nous oublier les questions de valeur intrinsèque, et demander pourquoi les gens de chez Brillo ne peuvent pas fabriquer de l’art et pourquoi Warhol ne peut que faire des oeuvres d’art. [ …] Qu’est-ce qui en fait des œuvres d’art ? […] Il importe peu que la boite de Brillo puisse ne pas être du bon art, encore moins du grand art. La chose impressionnante, c’est qu’elle soit de l’art tout court. Mais si elle l’est pourquoi les boîtes de Brillo habituelles qui sont dans l’entrepôt ne le sont-elles pas ? C’est qu’un entrepôt n’est pas une galerie d’art. […] En dehors de la galerie ce ne sont que de simples boîtes. L’artiste a échoué à produire simplement un simple objet réel. Il a produit une œuvre d’art, son utilisation des boîtes de Brillo n’étant qu’une extension des ressources dont disposent les artistes, un apport aux matériaux. Ce qui finalement fait la différence entre une boîte de Brillo et une œuvre d’art qui consiste en une boîte de Brillo, c’est une certaine théorie de l’art. C’est la théorie qui la fait rentrer dans le monde de l’art, et l’empêche de se réduire à n’être que l’objet réel qu’elle est. Bien sûr, sans la théorie, on ne la verrait probablement pas comme art, et afin de la voir comme faisant partie du monde de l’art, on doit avoir maîtrisé une bonne partie de la théorie artistique, aussi bien qu’une bonne partie de l’histoire de la peinture récente. Ce n’aurait pas être de l’art il y a cinquante ans. […] Le monde doit être prêt pour certaines choses, le monde de l’art comme le monde réel. C’est le rôle des théories artistiques, de nos jours comme toujours de rendre le monde de l’art et l’art possibles. Je serais enclin à penser qu’il ne serait jamais venu à l’idée des peintres de Lascaux qu’ils étaient en train de produire de l’art sur ces murs « .
Arthur Danto, » Le monde de l’art « , in Philosophie analytique et esthétique, 1988.