Résumé d’un texte de Jean Pierre Dupuy, extrait de Petite métaphysique des tsunamis, Ed. du Seuil, 2005. (p. 11à 16).
Texte :
» Le prophète du malheur n’est pas entendu parce que sa parole, même si elle apporte un savoir ou une information, n’entre pas dans le système des croyances de ceux à qui elle s’adresse. Il ne suffit pas de savoir pour accepter ce que l’on sait et agir en conséquence. Cette vérité de base, les promoteurs du principe de précaution ne l’ont toujours pas comprise, eux qui pensent que l’on n’agit pas devant la catastrophe parce qu’on n’est pas sûr de son savoir. Or, même lorsque nous savons de source certaine, nous n’arrivons pas à croire ce que nous savons. Sur l’existence et les conséquences dramatiques du réchauffement climatique, il y a plus d’un quart de siècle que les scientifiques savent à quoi s’en tenir et le font connaître. Ils prêchent dans un désert. Certes, leurs prévisions sont entachées d’une grande incertitude : à échéance de la fin du siècle, on ne sait dire où se situera l’augmentation de la température moyenne du globe à l’intérieur d’une fourchette comprise entre 1,5 et 6 degrés centigrades. Mais a-t-on conscience du fait que la moitié de cette incertitude est le résultat de l’incertitude sur le type d’action qui sera mené pour réduire l’émission de gaz à effet de serre ? Est-ce vraiment parce que nous ne savons pas comment nous allons réagir à l’annonce de la catastrophe que nous n’agissons pas ? Cette suggestion est absurde. De plus, il y a ce dont nous sommes absolument certains ; si la Chine, l’Inde et le Brésil s’engagent, comme ils le font déjà allègrement, sur la voie de développement que nous leur avons donnés comme modèle à imiter, on entrera dans un monde paradoxal où la surprise (climatique) deviendra chose certaine, l’exception deviendra la règle et notre capacité d’agir dans et sur le monde sera devenue puissance de destruction.
Pour tenter d’expliquer le fait que de nombreux juifs d’Europe aient refusé jusqu’à l’extrême fin, même sur le quai d’Auschwitz-Birkenau, de croire à la réalité de l’extermination industrielle, Primo Levi citait le vieil adage allemand : » Les choses dont l’existence paraît moralement impossible ne peuvent exister « . Notre capacité à nous aveugler nous-mêmes face à l’évidence de la souffrance et de l’atroce est l’obstacle principal que le prophète de malheur doit sinon franchir du moins contourner.
L’invocation du » principe de précaution » ne se contente pas de conclure rituellement qu’il faut plus de savoir, donc plus de recherche, elle s’accompagne d’un appel à l’éthique. Mais l’éthique est-elle d’un quelconque secours ? Il faut mettre en question l’idée trop facilement reçue, et qui est devenue un cliché, que c’est devant les générations futures que nous avons à répondre de nos actes.
Le recours au langage des droits, des devoirs et de la responsabilité pour traiter de notre » solidarité avec les générations futures » soulève des problèmes conceptuels considérables, que la philosophie occidentale s’est révélée pour l’essentiel incapable d’éclairer. En témoignent éloquemment les embarras du philosophe américain John Rawls, dont la somme, Théorie de la Justice, se présente comme la synthèse-dépassement de toute la philosophie morale et politique moderne. Ayant fondé et établi rigoureusement les principes de justice qui doivent gérer les institutions de base d’une société démocratique, Rawls est obligé de conclure que ces principes ne s’appliquent pas à la justice entre les générations. A cette question, il n’offre qu’une réponse floue et non fondée. La source de la difficulté est l’irréversibilité du temps. Une théorie de la justice qui repose sur le contrat incarne l’idéal de réciprocité. Mais il ne peut y avoir de réciprocité entre générations différentes. La plus tardive reçoit quelque chose de la précédente, mais elle ne peut rien lui donner en retour. Il y a plus grave. Dans la perspective d’un temps linéaire qui est celle de l’Occident, la perspective du progrès hérité des Lumières, il était présupposé que les générations futures seraient plus heureuses et plus sages que les générations antérieures. Or la théorie de la justice incarne l’intuition morale fondamentale qui nous amène à donner la priorité aux plus faibles. L’aporie est alors en place : entre les générations, ce sont les premières qui sont moins bien loties et pourtant ce sont les seules qui peuvent donner aux autres ! Kant, qui raisonnait dans ce cadre, trouvait inconcevable que la marche de l’humanité pût ressembler à la construction d’une demeure que seule la dernière génération aurait le loisir d’habiter. Et, cependant, il ne crut pas pouvoir écarter ce qui se présente en effet comme une ruse de la nature ou de l’histoire accomplissant le chef-d’œuvre de la rationalité instrumentale : les générations futures antérieures se sacrifient pour les générations terminales.
Notre situation est aujourd’hui très différente, puisque notre problème essentiel est d’éviter la catastrophe majeure. Est-ce à dire qu’il nous faut substituer à la pensée du progrès une pensée de la régression et du déclin ? Une démarche complexe est requise. Progrès ou déclin ? Ce débat n’a pas le moindre intérêt. On peut dire les choses les plus opposés au sujet de l’époque que nous vivons, et elles sont également vraies. C’est la plus exaltante et la plus effrayante. Il nous faut penser à la fois l’éventualité de la catastrophe et la responsabilité peut-être cosmique qui échoit à l’humanité pour l’éviter. A la table du contrat social selon Rawls, toutes les générations sont égales. Il n’y a aucune génération dont les revendications aient plus de poids que celles des autres. Eh bien non, les générations ne sont pas égales du point de vue moral. La nôtre et celles qui suivront ont un statut moral considérablement plus élevé que les générations anciennes, dont on peut dire aujourd’hui, par contraste avec nous, qu’elles ne savaient pas ce qu’elles faisaient. Nous vivons à présent l’émergence de l’humanité comme quasi-sujet ; la compréhension inchoative que son destin est l’autodestruction ; la naissance d’une exigence absolue : éviter cette autodestruction.
Non, notre responsabilité ne s’adresse pas aux » générations futures « , ces êtres anonymes et à l’existence purement virtuelle, au bien-être desquels on ne nous fera jamais croire que nous avons une quelconque raison de nous intéresser. Penser notre responsabilité comme exigence d’assurer la justice distributive entre générations mène à une impasse philosophique. C’est par rapport au destin de l’humanité que nous avons des comptes à rendre, donc par rapport à nous-mêmes, ici et maintenant […].
C’est la sagesse amérindienne qui nous a légué la très belle maxime : » la terre nous est prêtée par nos enfants « . Certes, elle se réfère à une conception du temps cyclique, qui n’est plus la nôtre. Je pense cependant, quelle prend encore plus de force dans la temporalité linéaire, au prix d’un travail de re-conceptualisation qu’il s’agit d’accomplir. Nos » enfants » -comprendre les enfants de nos enfants à l’infini- n’ont d’existence ni physique ni juridique, et pourtant, la maxime nous enjoint de penser au prix d’une inversion temporelle, que ce sont eux qui nous apportent » la terre « , ce à quoi nous tenons. Nous ne sommes pas les » propriétaires de la nature « , nous n’en avons que l’usufruit. De qui l’avons nous reçu ? De l’avenir ! Que l’on réponde » mais il n’a pas de réalité ! », et l’on ne fera que pointer la pierre d’achoppement de toute philosophie de la catastrophe future : nous n’arrivons pas à donner un poids de réalité suffisant à l’avenir.
Or la maxime ne se limite pas à inverser le temps, elle le met en boucle. Nos enfants, ce sont en effet nous qui les faisons, biologiquement et surtout moralement. La maxime nous invite donc à nous projeter dans l’avenir et à voir notre présent avec l’exigence d’un regard que nous aurons nous même engendré. C’est par ce dédoublement, qui a la forme de la conscience, que nous pourrons peut-être établir la réciprocité entre le présent et l’avenir. Il se peut que l’avenir n’ait pas besoin de nous, mais nous, nous avons besoin de l’avenir car c’est lui qui donne sens à tout ce que nous faisons […]
Mais les malheurs du prophète de malheur ne sont pas encore terminés. Ou bien ses prévisions se révèlent justes, et on ne lui en sait aucun gré, quand on ne l’accuse pas d’être la cause du malheur annoncé. Ou bien elles ne se réalisent, la catastrophe ne se produit pas, et l’on raille après coup son attitude de Cassandre. Mais Cassandre avait été condamné par le Dieu à ce que ses propos ne fussent pas entendus. Jamais donc on n’envisage que, si la catastrophe ne s’est pas produite, c’est précisément parce que l’annonce en a été faite et entendue. Comme l’écrit Jonas, » la prophétie du malheur est faite pour éviter qu’elle ne se réalise ; et se gausser ultérieurement d’éventuelle sonneurs d’alarme en leur rappelant que le pire ne s’est pas réalisé serait le comble de l’injustice ; il se peut que leur impair soit leur mérite « .
Jean Pierre Dupuy, Petite métaphysique des tsunamis, Ed. du Seuil, 2005. (p. 11à 16).
I Résumé.
Ceux qui annoncent les catastrophes futures ne sont pas écoutés, non parce que les risques sont incertains, mais parce que nous avons du mal à y croire. L’usage du principe de précaution ne règle pas cette difficulté. L’exemple du réchauffement climatique le souligne : si nos modes de vie s’universalisent, nous savons que nous détruirons la planète, mais nous refusons d’y croire, comme autrefois le peuple juif ne parvenait pas à croire à la solution finale.
Suffit-il alors d’en appeler à l’éthique et à la responsabilité à l’égard des générations futures ? Cette attitude pose des problèmes conceptuels que la philosophie moderne ne parvient pas à résoudre : certes, une vision classique du progrès considère que les générations antérieures doivent se sacrifier pour les générations futures. Mais aujourd’hui, la situation n’est plus la même : le problème est d’éviter que la catastrophe ne survienne, ce qui nous oblige non à nous sentir responsables des générations futures, mais avant tout de la réalité présente.
Ainsi, nous devons donner une réalité suffisante à l’avenir pour anticiper les catastrophes futures, inverser le rapport du temps entre présent et futur pour agir. On comprend alors que le but du prophète du malheur est précisément d’annoncer un péril pour éviter qu’il ne se produise.
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