La technique

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                              LA  TECHNIQUE.

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Plan :I Technique, histoire et société.

  • La technique comme moyen d’humanisation par le projet d’une maîtrise de la nature.
  • De l’optimisme au pessimisme : technique et système totalitaire.

II La technique entre menace et progrès.

  • La technique comme fin ou comme moyen ?
  • La libération des travaux pénibles.
  • La maîtrise de la technique.
  • Le double visage de la technique.
  • Conclusion .

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Introduction: La technique désigne l’ensemble des moyens inventés par l’homme pour travailler, transformer la nature et changer l’ordre du monde. Des outils les plus simples aux machines robotiques les plus complexes, le développement de la technique apparaît donc à travers l’histoire comme un « progrès » constant. Du silex jusqu’à la conquête de l’espace, en passant par l’avènement de l’imprimerie, de la machine à vapeur, des instruments de la chirurgie moderne, jusqu’à l’apparition de l’informatique, la technique, prolongement de l’intelligence humaine, semble être l’expression d’une victoire, celle de la puissance humaine sur le réel, et chaque découverte technique (maîtrise de l’électricité par exemple, invention des médicaments …) semble apporter à l’humanité les éléments d’une vie meilleure. Cependant, malgré le nombre important de bienfaits évidents nés du développement de la technologie, il semble qu’aujourd’hui on s’inquiète de l’accélération de la « technicisation » de notre existence et que certains s’attachent à faire le procès de la technique en soulignant qu’elle produit autant de possibilités de destruction et de régression que de progrès, autant de menaces et de risques que d’amélioration : en un mot, la technique c’est en même temps la médecine moderne et la physique nucléaire qui donne à l’humanité les moyens de son salut et en même temps les moyens de son autodestruction. Dès lors est-il possible de faire la part des choses entre risque et progrès ? Est-ce seulement la technique qui est «  mal utilisée  » parfois au sens où elle serait un simple «  savoir faire  » qu’il serait possible de contrôler ou bien l’évolution des techniques échappe-t-elle à toute maîtrise en nous interdisant de pouvoir prédire ses conséquences sur le long terme ? La technique n’est-elle qu’un simple ensemble d’outils, de choses dociles, d’instruments disponibles ou bien un nouveau rapport au monde qui réduit la perception ou le contrôle que nous en avons ? Le monde par le rêve d’une toute puissance technique nous conduit à ne plus voir le réel que comme un ensemble de forces maîtrisables, qu’un stock de ressources dans lequel nous pouvons puiser qui nous conduit au mépris de la nature et de ses équilibres. L’écologie souligne alors que la technique qui nous conduit à ne plus voir cette nature que comme un moyen risque de nous conduire aux pires désastres. L’évolution technique n’est donc pas forcément synonyme de progrès… Il faut donc questionner ce désir de toute puissance qu’il y a en l’homme pour savoir si ce n’est précisément pas cette aspiration à un contrôle total de la nature qui n’est pas à la fois l’illusion majeure de la modernité et la cause principale des risques auxquels l’humanité va désormais se confronter.

Nous verrons ainsi que la technique qui atteste de la raison humaine, peut dans certains cas devenir déraisonnable et peut constituer une forme d’aliénation pour la condition de l’homme moderne.

I TECHNIQUE, HISTOIRE ET SOCIETE.

- la technique comme moyen d’humanisation par le projet d’une maîtrise de la nature.

La technique est au départ un formidable moyen d’adaptation pour l’homme, animal démuni de défenses naturelles, lui permettant de créer ce dont il a besoin pour subsister face à une nature hostile, et par là même, de sortir de son animalité. La technique fut donc à l’origine, non seulement le moyen fondateur de notre propre survie, par l’intermédiaire de la maîtrise du feu, du bois et de la pierre, puis plus tard des métaux, mais fut aussi à l’origine de l’apparition de la culture (cuisine, art, vêtement…ect). Ainsi, la technique qui montre que l’homme fut d’abord un « Homo faber » avant d’être un « homo sapiens » est bien le domaine d’activité duquel a pu émerger notre humanité. La main, premier « outil », premier instrument technique dont l’homme dispose fut bien évidemment la condition de possibilité de l’apparition même de son intelligence. La technique comme outil et produit du travail atteste de la rationalité propre à l’homme.

Il semble qu’il y ait d’ailleurs un rapport direct entre les découvertes techniques et l’organisation, la croissance et l’évolution des sociétés. Dès la fin de la préhistoire, on invente certaines techniques agricoles et l’élevage, ce qui permet l’apparition de la sédentarisation, l’édification de villages où de cités, l’apparition de l’architecture et tout ce qui accompagnera la naissance des regroupements humains. Pour prendre un autre exemple qui montre à quel point le développement de nos sociétés et de nos cultures est lié à la technique, on pourra se souvenir que l’invention au moyen âge de la cartographie, du canon, de la boussole (sans parler de l’imprimerie), et de l’innovation de certaines techniques navales, ont permis les découvertes de nouveaux continents, leur domination militaire et économique. Par ses inventions, l’Europe accédait à une maîtrise du monde qui dura plusieurs siècles. La philosophie marxiste d’ailleurs reprend cette idée selon laquelle la clé de l’évolution des sociétés est donnée par le développement des techniques et des conditions de production. Un certain état des forces productives (par exemple au moyen âge, le moulin à vent ou au 19è, la machine à vapeur) explique le régime social de la production, la division des « classes sociales » (serf et seigneur avec le régime féodal; bourgeois et prolétaires avec le capitalisme). Ainsi, les marxistes soulignent que l’état des techniques de production à une certaine époque donnée est l’infrastructure qui commande l’organisation de cette société.

Condition d’apparition de notre culture, et du développement de nos sociétés, la technique, à l’échelle des siècles passés, a permis de délivrer l’homme des travaux pénibles et semble donc avoir donné à nos sociétés le moyen de vivre mieux. Ce rapport entre l’évolution des techniques et le développement de nos sociétés permettait d’établir alors une équation qui jusqu’au 20ème siècle était considérée comme évidente: plus une société est capable de développement technologique, plus elle dispose de pouvoir sur elle-même et plus elle progresse vers une vie collective meilleure: plus de technique c’est plus de richesses, une amélioration des conditions matérielles d’existence. Depuis l’âge de pierre, l’homme vit mieux et dispose de plus de confort: transport, santé, condition de travail, communication, culture et science, industrie… ect, tous les domaines de la vie pourraient être analysés (et la liste est longue) pour démontrer les bienfaits indéniables de la technique. Le pari de Prométhée de la mythologie grecque (symbole de la technique) semblait donc gagné à l’échelle de l’histoire humaine: le programme d’une maîtrise technique de la matière pouvait apparaître comme la condition d’un bonheur collectif, et l’idéologie des philosophes des Lumières, faisant dépendre en partie l’amélioration des sociétés du développement des techniques, se trouvait confortée par les merveilles même de la technique et par les rêves les plus fous qu’elle permet de réaliser: la conquête de l’espace reste encore à cet égard le symbole de cette réussite humaine. La technique n’apparaît donc pas à première vue comme un danger mais au contraire comme la chance même de l’homme. Prenant acte de cette évaluation, notre culture s’est alors orienté vers une sorte d’idolâtrie de la technique donnant naissance à un nouveau culte, celui de l’efficacité et nous assistons de plus en plus à la prédominance d’un type de pensée qui considère le progrès technique comme le but essentiel recherché par l’homme. Le progrès devient alors lui-même une fin au lieu de rester un moyen: c’est là que commence l’ambivalence du progrès technique.

- De l’optimisme au pessimisme : technique et système totalitaire.

Le 20ème siècle, restera pour les historiens du futur, un paradoxe : il est le siècle du progrès technique mais aussi celui du totalitarisme, des camps de concentration. Y a-t- il un rapport entre ces deux choses, entre le progrès technique et la barbarie de l’holocauste ?

Pour la première fois dans son histoire l’homme a inventé une mort industrielle : il s’agit d’ailleurs non pas seulement de tuer des êtres mais de nier le fait qu’il soit jamais nés en effaçant les traces de leur existence. Ce qui a rendu possible un tel massacre, ce n’est pas seulement l’idéologie nazie : les camps relèvent d’abord d’un mécanisme fordien, qui est celui là même qui fonde notre société occidentale dont nous étions si fiers, celle du rendement, de la productivité, de l’efficacité, du progrès technique. A partir de 1942, l’usine, cet instrument moderne, va devenir l’arme de la solution finale et la fureur nazie n’a pu se réaliser qu’à travers les derniers perfectionnements de l’industrie (le ziklon b provenait de I.G. Farben, fleuron de l’industrie chimique). La logique du crime relève de l’esprit industriel de son temps et se déroule dans une organisation qui provient du monde du travail des années 30. La shoah ne crée pas son organisation. Faut-il en déduire alors que c’est l’organisation qui crée la shoah ?

En prenant en charge l’administration de l’horreur, la logique industrielle, et son organisation bureaucratique, parvient à occulter chez tous les «  exécutants  » la véritable portée de leurs actes ; elle divise les tâches et accoutume à leur travail tous ceux qui, à quelque niveau que ce soit prennent part à la solution finale. Cette gestion est directement responsable de la banalisation du mal, de ce génocide. Hannah Arendt écrit dans Le système totalitaire :

«  Le régime totalitaire, malgré l’ampleur de ses crimes, s’appuie sur les masses. Une publication récente des services secrets nazis sur l’opinion publique allemande pendant la guerre montre que la population était très bien informée de tous les massacres des juifs en Pologne… Il est bien évident que le soutien apporté au totalitarisme par les masses ne s’explique ni par le lavage de cerveau ni par l’ignorance  ».

Hannah Arendt dénonce ici la parfaite connaissance des crimes du régime nazi par la population. Ni ignorance, ni manipulation mentale ? Quoi alors ? Comment une population entière se rend-t-elle complice de tels crimes ? Quel rapport entre la technique et le totalitarisme ?

Le départ pour les camp commence par l’arrestation, la déportation en chemin de fer . Pour le cheminot, pour le chef de gare, c’est juste un train qui change de destination dont il faut assurer le trajet. C’est la routine ; chacun accompli son geste, chacun bien à son poste : le chef de gare donne le signal, le conducteur démarre, l’aiguilleur oriente la locomotive…ect et chacun rentre chez soi le cœur léger. Le pouvoir totalitaire s’installe à l’intérieur de l’ancienne structure industrielle qui repose sur la division des tâches : qu’une bande de nazis délirants prennent commande du système ne change rien : le mouvement technique du système est toujours là, tout fonctionne et son mouvement est assumé par la logique autonome de la technique, par cette cohésion qu’assurent des milliers de professionnels consciencieux. Tous les éléments du système sont à leur juste place ; ça marche, les trains partent à l’heure. Et du coup, il ne viendrait à personne l’idée de remettre en cause toute la logique du système qui marche si bien : c’est ce que nous appellerons la logique aveuglante de la technique : c’est un processus permanent de validation du système par lui-même à chaque maillon de la chaîne, qui fait que la finalité globale du système n’est jamais vraiment questionnée. On ne demande pas à l’être humain de se référer à lui-même mais d’être en conformité avec le système. La technique emprisonne donc l’individu dans un système cohérent qu’il a du mal à questionner : voilà son pouvoir, une auto-affirmation, un pouvoir structurant auquel l’individu se raccroche. La technique c’est donc un ensemble d’automates, une structure mise en place qui devient elle-même sa propre légitimation selon les critères (efficacité, productivité) qu’avait défini la société industrielle. Il y a comme un pouvoir de la structure, une force du système technicien, dans lequel l’individu n’est qu’un relais purement instrumentalisé qui réagit mécaniquement : la technique produit l’automatisation de l’existence et la disparition de la conscience : tendu vers l’objectif qui lui a été fixé (conduire le train), l’agent ne voit plus la portée de ses actes : la division du travail du système technicien dilue la conscience dans la délégation des responsabilités.

Le système technicien apparaît alors comme global : difficile de lui échapper et la conscience disparaît devant cette raison instrumentale qui impose non des valeurs humaines mais la soumission au système Les expériences menées par Stanley Millgram sur la soumission à l’autorité montrent que la participation consciente à la souffrance d’une victime innocente repose sur le transfert de la responsabilité vers un autorité reconnue. Il écrit :

«  Tout directeur d’un système bureaucratique chargé de l’application d’un programme destructeur doit organiser les divers éléments qui le composent de façon que seuls les individus les plus cruels soient au bout de la chaîne. La majeure partie du personnel peut consister en hommes et femmes, qui étant donné la distance qui les sépare de l’objectif du crime, n’éprouvent pratiquement pas de difficultés à accomplir leur tâches. Ils sentent dégagés de toute responsabilité. L’autorité les couvre de toute responsabilité  ».

La technique joue donc le rôle d’un amortisseur de conscience : elle facilité l’acte de tuer industriellement et peut rendre la cruauté admissible pourvu qu’une autorité reconnue s’en porte caution. L’esprit industriel produit la soumission à la production… L’individu est l’opérateur d’un projet d’ensemble auquel il est étranger et l’aveuglement est l’essence même du dispositif automate de production.

Aussi, on peut supposer que depuis que règne en maître la technique dans notre existence, sa rationalité finit dans l’ensemble par nous échapper : le processus enclenché, le mécanisme tend à devenir irréversible : c’est par là que la technique comme système s’affranchit de la volonté (par sa cohérence autonome). Certains philosophes iront même jusqu’à dire que «  la technique moderne n’obéit qu’à sa logique propre et non à la volonté humaine  » . L’homme moderne est donc sans doute victime de l’irréversibilité propre de la technique, de l’accroissement de sa puissance, qui ne nous fait voir le monde, non plus comme une source d’émerveillement, mais comme un «  instrument  » au service du dispositif technicien (le fleuve n’est plus le fleuve mais un instrument qui par un barrage fait fonctionner des Turbines…). La technique nous donnerait donc l’illusion de la maîtrise et du pouvoir : en fait, elle nous dépossède . L’homme dispose-t-il encore de sa liberté ? N’est-il pas lui même dépossédé par la technique dont il est le servant ? Ce n’est plus l’homme qui utilise les outils mais ce sont eux qui nous utilisent  et influencent notre pensée ? Croissance des moyens (on peut faire beaucoup grâce à la technique) mais peu d’éclaircissement sur les fins (que doit viser l’humanité ?). Aveuglement par la technique ?

Il aura fallu la catastrophe des camps et du totalitarisme pour entamer ce procès que l’homme moderne doit faire au système technicien et se débarrasser de la naïveté de l’idée d’un progrès garantit par l’évolution technologique. La Shoah naît de la rencontre dans les années 40 de la barbarie et de la logique techniciste. Nietzsche nous avait prévenu : «  Une époque de barbarie commence ; les sciences la serviront  ». Le siècle industriel a préparé le siècle des camps comme la technique prépare les esprits à se soumettre sans discussion aux ordres du bourreau.

II La technique entre menace et progrès.

  • La technique comme fin ou comme moyen ?

La technique semble libérer l’homme de la nature : elle constitue un ensemble de moyens par lesquels je peux donc modifier le monde. C’est donc, nous l’avons vu, une puissance, un progrès : c’est l’instrumentalisation de moyens en vue d’une fin décidée par l’homme (je veux aller sur la lune, j’invente donc la fusée). Selon ce schéma, tant que nous pouvons décider des fins que nous poursuivons, nous restons libres. Mais précisément, la technique n’est-elle qu’un moyen ? Est-ce que la manière dont la «  techno-science  » se développe est entièrement contrôlée et nous est-il possible de prévoir les effets à longs termes de nos inventions techniques ? (en matière de génétique, d’informatique par exemple) ? Peut-être inventons nous d’abord des objets qui ensuite nous conduisent à leur utilisation en nous donnant l’idée de leur usage après coup. On peut donc se demander si la croissance technique ne devient pas progressivement une fin en soi et s’il n’y pas au sein du monde technique un renversement de la relation moyens-fins.

La technique semble nous rendre «  comme maître et possesseur de la nature  » disait Descartes (Discours de la méthode). Mais le progrès technique est-il toujours libérateur ? Si on est optimiste on pourrait dire que ce n’est qu’un ensemble de moyens mis à notre disposition (conception instrumentale de la technique): la technique serait donc neutre. On ne pourrait en ce sens juger la technique : elle n’est ni bonne ni mauvaise en soi, tout dépend de son usage et donc c’est ce que nous en faisons qui importe. Ce n’est pas en somme le pistolet qui est jugé au tribunal mais l’homme qui a appuyé sur la détente. Il est vrai que l’homme reste moralement responsable des armes qu’il utilise alors que les objets techniques sont indifférents aux fins qu’ils poursuivent : la technique pourrait donc faire le bien comme le mal. Par exemple, si les progrès des techniques médicales sont un bienfait, par contre la technique du clonage reproductif nous apparaît comme dangereuse ; de même la machine industrielle automatisée peut émanciper l’homme des tâches pénibles, comme elle peut aliéner le travail humain en usine par des cadences infernales. Ainsi, si la technique a pour fin spécifique l’efficacité sa rationalité instrumentale porte sur les calculs des moyens les plus efficaces pour l’action . Cependant la technique ne se préoccupe pas de savoir si la fin qu’elle vise est bonne ou non. En elle-même la technique est indifférente aux fins qu’elle poursuit: « La technique est muette sur la valeur des fins qu’elle poursuit et n’obéit qu’aux impératifs de l’habileté » nous dit Kant.

On peut sans doute dire que tout dépend de la façon dont nous utilisons les choses ; cependant il se pourrait aussi que la technique ne soit pas neutre, qu’elle ne soit pas réductible à un ensemble de moyens moralement neutres. Si nous reprenons l’exemple des armes à feu, peut-on vraiment dire que les armes sont en elles mêmes totalement neutres ? Il s’agit surtout de moyens qui visent certaines fins (idem pour la bombe atomique) et c’est la raison pour laquelle nous devons lutter contre leur prolifération car nous risquons alors d’en multiplier l’utilisation. Autrement dit les objets techniques sont déjà en eux-mêmes des fins qui visent un but : si le progrès est ambivalent alors c’est parce que s’il accroît notre puissance et nos performances, il devient aussi en lui-même une course à la performance qui devient progressivement une fin en soi : les moyens techniques que nous inventons sont de plus en plus sophistiqués mais ce développement semble se justifier de plus en plus par lui-même : on invente d’abord des moyens et ensuite s’interroge sur les fins. Le système technicien peut ainsi progressivement devenir autojustificateur, il peut devenir un système autonome et autodéveloppé qui se prend lui-même pour fin dans une fuite en avant vers toujours plus de performances. (Voir Texte de G. Hottois extrait du Signe et la technique). Nous avons donné jour à une maîtrise du monde, mais qui maîtrise la manière dont cette maîtrise se développe ? G. Hottois laisse supposer dans son texte que le développement des techniques est aveugle sur la logique de son développement et sur les conséquences de ses actions et qu’au fond la technique obéit à la logique du «  tout est possible  » c’est-à-dire que les techniciens réaliseront toujours plus ou moins ce qu’il est techniquement possible de faire. Une certaine «  technophobie  » pessimiste se développe à l’époque contemporaine qui s’alimente de la question de notre puissance : ce qui inquiète dans la technique c’est son pouvoir de déchaîner des forces incontrôlables. L’époque moderne est hantée par la peur d’être dépassée par les conséquences de ses propres inventions. La technique n’est pas un simple moyen dans le sens où on peut y voir une idéologie qui modifie nos mentalités, notre manière de percevoir le monde, quelque chose qui devient un système global et universel qui occupe toute les dimensions de la vie (spatialement ou temporellement) qui du fait de l’interdépendance toujours croissantes des techniques rend un peu inutile qu’on cherche à y voir un bon ou un mauvais côté des choses.

Certains vont donc jusqu’à penser que la technique, loin de faire notre bonheur, est une sorte de malédiction qui nous conduit au désastre. Le courant écologique souhaite parfois montrer que notre société court à sa perte si au nom de son rêve de puissance technique elle continue à détruire la nature considéré uniquement comme un moyen utile. La maîtrise de l’homme sur le monde produit des phénomènes dangereux inédits (déforestation, disparition de la biodiversité, réchauffement de la planète, destruction de la couche d’ozone) ce qui implique que nous repensions notre responsabilité vis-à-vis de la nature et que nous nous sentions responsables d’elle pour les générations futures. On croit que «  le progrès  » c’est toujours plus de puissance et de domination sur les choses, mais cette vision est certainement un peu simpliste : le progrès a tendance à être autojustificateur et les interventions de l’homme sur la nature peuvent les détruire : le pouvoir de l’homme peut se retourner contre lui. Ce n’est donc plus le mythe de Prométhée qui illustre la situation de l’homme moderne, mais plutôt celui de Frankenstein : l’homme peut avoir à s’effrayer de ses propres inventions.

- La libération des travaux pénibles.

Ce qui est techniquement possible n’est pas forcément bon ni souhaitable et parfois, du fait de l’accélération de l’ampleur du pouvoir de la technique, l’on constate aujourd’hui que la technique peut être le véhicule de dangers pour l’homme et d’aliénations et de déshumanisations. Ce qui caractérise la technique moderne c’est au fond sa démesure… Au stade initial lorsque l’homme utilise des outils, la technique n’est qu’une sorte de «  prolongement musculaire  » du corps humain dont les effets sur le monde sont forcément limités ; par contre dès l’apparition des machines, la puissance de la technique est démultipliée

Il est absurde de nier que la technique a allégé et facilité le travail humain, mais dès l’apparition de l’industrialisation, au 18ème siècle, et du taylorisme ensuite, la spécialisation technique des taches dans la division du travail s’accompagnait de plus en plus d’une parcellisation de ce travail qui déshumanisait l’activité de l’ouvrier. Dans ce genre de travail, le sentiment de dépossession de soi et d’aliénation est à son comble. Le taylorisme a complètement changé le genre de vie de l’ouvrier qui était habitué aux rythmes ancestraux. Il a instauré une organisation sévère de la division du travail et une normalisation des gestes du travailleur. Karl Marx avait déjà, au siècle dernier, condamné les conditions de la vie d’usine nées du machinisme. Le travail perd alors tout attrait en même temps que le salaire décroît; le prolétaire devient un simple appendice de la machine et perd toute initiative, il ne dispose d’aucun loisir. Nous assistons à une dégradation de la personne humaine qui correspond à ce que les marxistes nomment «  aliénation  ».

  • La maîtrise de la technique.

Cependant, le machinisme ne condamne pas définitivement la technique, tant il est vrai qu’il accuse davantage le capitalisme de cette période de l’histoire et les conditions de travail des ouvriers que les machines en elle-même. Mais un fait nouveau est apparu dès la fin du 19ème et s’est rendu plus manifeste encore au 20ème siècle: la technique semble faire peser une menace incomparable sur le sens de notre vie en traduisant ce qui jusqu’alors avait été considéré comme une source de progrès évident pour l’homme est devenu pour lui une menace. Nous nous demandions autrefois comment protéger l’homme de la nature, maintenant c’est l’inverse! Le développement de la technique, et ce dans tous les domaines inverse donc ce rapport: la soumission de la nature en vue du bonheur des hommes a entraîné, par la démesure de son succès, qui s’étend maintenant au vivant lui-même (par ex. les manipulations génétiques) toute une série de déséquilibres. Se développe alors aujourd’hui une crainte réelle de la technique et les différents mouvements écologistes en sont justement le signe, qui s’accompagnent d’une remise en question généralisée de la valeur même de l’histoire de nos sociétés. Les scientifiques, au lieu d’être les sauveurs du genre humain redeviennent alors subitement des « apprentis-sorcier » dont les créatures complexes et imprévisibles se transforment en machines folles prêtes à devenir le maître du maître, comme l’exprime le mythe de Frankenstein. Au départ la technique émerge comme projet d’une domination de la terre, mais ce pouvoir s’inverse: la technique nous échappe de sorte que nous craignons de ne plus maîtriser notre propre maîtrise, ce que la science-fiction, littéraire ou cinématographique, exprime en nous laissant nous effrayer d’un monde entièrement robotisé, déshumanisé, d’une puissance non maîtrisée. Telle est la rançon du progrès. La technique suscite alors certaines frayeurs dans l’imaginaire collectif face à cette puissance quasi divine conférée à l’homme. Si Prométhée dans la mythologie vole le feu aux Dieux, c’est que la technique est vécue comme une transgression d’un ordre naturel et comme un sacrilège qui peut atteindre l’homme dans sa vie même. Autrefois, les civilisations antiques étaient attentives à ne pas violenter la nature pour ne pas s’attirer la colère des dieux. Frayeur d’un autre âge dira-t-on mais qui réapparaît aujourd’hui par la crainte de voir la technique détruire notre environnement, menacer l’emploi, du fait que le travail humain est progressivement remplacé par l’usage des machines, et de nous conduire à une vision purement utilitariste des choses, à une modification profonde de notre univers culturel. Aujourd’hui l’homme moderne s’est extrait de la nature qu’il a transformé en objet manipulable et livré aux manipulations instrumentales de la technique. La croissance sans fin de la technique à l’âge industriel modifie alors notre manière de vivre et de penser: si la technique vise la production économique et efficace d’objets perpétuellement renouvelés, elle nous incite à vivre dans un monde où nous n’avons qu’à consommer en nous évitant le souci d’avoir à juger de la valeur de nos besoins. Autrement dit, la technique, en ce qu’elle conduit à la société de consommation nous empêche en partie de penser l’existence de manière libre et autonome, et substitut à la réflexion philosophique un type d’intelligence instrumentale et pratique qui se donne comme le seul possible. Autrement dit la technique serait devenue une « idéologie » par laquelle l’homme serait en partie devenu esclave de son projet de maîtrise du monde en devenant incapable de s’interroger sur les fins qu’il poursuit. La technique devient de plus en plus une organisation complexe, autonome, planétaire à laquelle l’homme doit s’adapter et qui le pousse à soumettre la nature, à puiser en elle toutes les richesses et les énergies, quitte à la dévaster, à lui faire violence par une prise de possession par la science, ce que Heidegger nomme «  l’arraisonnement  ». Ce terme «  d’arraisonnement  » désigne cette appropriation de la nature par laquelle l’homme l’instrumentalise et ne la voit plus que comme un simple moyen lui permettant d’exprimer sa propre puissance. La nature entièrement manipulable, instrumentalisée, réduite au rang de moyen, est sommée de libérer l’énergie contenue en elle et que l’homme prétend accumuler pour lui-même .

Cette idéologie technicienne est dangereuse en ce qu’elle conduit l’homme à un désir infini de puissance et de domination de la nature qui demeure en fait aveugle sur son propre avenir, à une exaltation du progrès technique sans considération de la fragilité de la nature ou du fait que ses ressources sont épuisables. Le monde semble alors effectivement être « en danger de technique »: avec la pollution de la nature par exemple, l’épuisement des ressources énergétiques, mais aussi, avec la consommation galopante qui fait de nous des esclaves de la modernité, du confort, de la convoitise. L’uniformisation des cultures nous guette aussi : quel goût aurons nous encore du monde lorsque nous ne retrouverons partout que le même paysage d’autoroutes et de grattes-ciel? L’apparition d’une mono-culture, liée au développement des médias est aussi une conséquence du développement technologique. La diffusion médiatique d’une culture à travers toute la planète met en péril la différence, la diversité culturelle qui servait de fondement à la richesse de notre histoire. En outre, la menace atomique pèse aussi sur nos têtes, épée de Damoclès de l’humanité, instaurant à l’échelle planétaire un équilibre de la terreur et il semble que ce ne soit pas la paix définitive qui soit advenue mais que ce soit plutôt la guerre généralisée et la catastrophe mondiale qui n’ont pas encore eu lieu (voir plus bas le texte d’Hannah Arent sur la menace nucléaire).

L’évolution des techniques pose aussi des problèmes relatifs à la démocratie: on pourra remarquer que les sociétés techniciennes ont progressivement dépossédé le citoyen de certaines de ses responsabilités: les grandes orientations de la société courent peut-être le risque de ne plus être décidées par les citoyens mais par des technocrates, des spécialistes qui délimitent le champ du politique à leur domaine de compétence. La révolution secrète de l’automation qui pénètre la vie des hommes par petits éléments dont chacun en soi est négligeable, s’accompagne de la promotion des « mages » ou des « technocrates », de ceux qui savent « faire marcher la machine », nouvelle classe dirigeante des sociétés industrielles avancées. La formation d’une semblable caste ne pourra être évitée ou surmontée que du jour où une doctrine du monde technologique aura été établie, et où chaque homme recevra une éducation telle qu’il puisse dominer les problèmes qu’il a à étudier, par exemple, établir des programmes ou prendre des décisions sans être contraint de déléguer ses pouvoirs, ce qui suppose un immense travail d’intégration à notre culture, c’est à dire à notre langage, de l’activité et de la pensée technique profondément ignorées et quelque fois méprisées par l’humanisme traditionnel. Le progrès technique est aussi l’histoire de la délégation à des machines de la capacité d’action, de mouvoir, de calculer, de savoir faire humain… Sera-t-il aussi la délégation de la capacité de penser, de sentir, de vouloir? A priori, il n’y a pas de limites aux interventions techniques sur l’homme et sur le monde, si l’homme ne se considère que comme un moyen et non comme une fin. Aujourd’hui, l’apparition de problèmes tels que la génétique et la pollution, témoigne d’un manque de prise de conscience des sociétés par rapport à ces questions. Si l’homme ne détermine pas pourquoi il agit, quel monde il souhaite, où il veut parvenir, et quelles limites il doit assigner à la technique, le « progrès » pourrait bien l’anéantir.

- le double visage de la technique.

A l’aide de ces quelques exemples, nous avons pu voir que la technique engendre des dangers et des peurs relatifs à ce qu’il y a d’artificiel et d’envahissant dans la technique. Mais l’avenir est impossible à imaginer. En effet, les auteurs de sciences-fictions ont fait alterner les visions optimistes autant que pessimistes… Décider si la technique permettra un monde meilleur ou si nos grandes peurs sont légitimes, cela tient du pari de Prométhée: le feu brûle autant qu’il chauffe et éclaire.

Faire le procès de la technique n’est pas chose facile. Si les appréciations portées sur la technique sont si diverses et si variées c’est sans doute parce qu’elles se fondent sur des saisies partielles et limitées du champ illimité des techniques. On ne se représente pas le même jugement de valeur sur la technique selon qu’on se la représente par l’image d’une bombe thermo-nucléaire ou d’un stimulateur cardiaque, d’une chaise électrique ou d’un moulin à vent. Il semble difficile de parler de « la » technique comme d’une réalité singulière.

Ainsi, « les » techniques étant inséparablement menace et progrès portent toujours en elles leur potentialité de catastrophes et d’amélioration. Face à cette double orientation, l’homme doit accéder à la conscience des risques que ses propres activités font peser sur le futur, qu’il prenne aussi la responsabilité de l’usage qui est fait de l’ensemble des découvertes scientifiques et du choix de l’utilisation des techniques. Il ne faut pas en somme, dans une société de type technocratique que les progrès de la technique se fasse au détriment des progrès humains, écologiques et économiques. Ainsi, si la technique est bien un processus irréversible (il ne sert à rien de rêver à un retour à un état de nature), se pose la question de ses limites et de son usage, c’est à dire des fins que l’homme est capable de se donner à lui-même. La question ne porte donc pas seulement sur l’essence de la technique que sur les limites morales et juridiques que l’homme est capable de s’assigner dans le cadre du développement des technologies. Le problème est donc de savoir si les outils politiques (principe de précaution pour lutter contre les risques technologiques par exemple) dont les hommes disposent seront suffisamment efficaces pour anticiper, prévoir et controler les conséquences de nos activités techniques.

Ainsi, il ne sert à rien de faire une critique facile de la technologie qui permet un incontestable mieux être. En réalité, ce n’est pas la technique en elle-même qui est en question (puisqu’elle sera toujours en même temps menace et progrès), mais les moyens politique et juridiques que nous avons d’avoir un pouvoir sur elle, de la maîtriser et de lui assigner des fins. Or, dans certain cas, nous n’avons aucun pouvoir et le développement de la technique nous paraît inanticipable La question est donc celle du pouvoir de l’homme face aux grands risques et aux possibles scénarios catstrophes (le débat sur les ogm par exemple le montre). Il faut orienter et contrôler la technique qui n’a pas en elle-même de fins et ceci est une question par essence éthique, politique et non plus technique. Le problème n’est donc pas lié uniquement à la technique qui comme phénomène total et culturel est incontestablement progrès, mais à son usage social qu’il faut dominer sous peine d’être nous-même captifs de l’accélération de la technologie et de provoquer des catastrophes incontrôlables. Notre siècle vient de se réveiller d’une certaine illusion (celle du progressisme des Lumières) et du rêve d’un progrès permanent et sans risque: la science aujourd’hui n’est plus toujours un bienfait et derrière son savoir se cache des pouvoirs qui peuvent engendrer toute une série d’inquiétudes économiques, écologiques, éthiques, sociales,… etc. Ainsi, si un discours optimiste à la Jules Verne sur la libération de l’homme par la technique paraît aujourd’hui manquer de lucidité, il n’en reste pas moins qu’un discours anti-technique (dans le style de l’écologie radicale) ou qu’un rêve d’un retour à un état de paradis naturel préservé du développement des sociétés paraissent utopiques et même dangereux aussi. Il ne s’agit donc pas de refuser la technique (et donc l’aspect essentiel de la culture de l’homme), de devenir technophobe, mais de se donner les moyens de la maîtriser en dénonçant les illusions technocratiques certes, et en légiférant dans chaque domaine concerné. Le problème ultime touche donc bien à la question de l’organisation politique des sociétés: le pouvoir politique et démocratique sera-t-il suffisamment fort pour opérer une maîtrise intelligente de la technique ou bien sommes nous déjà devant un phénomène mondial dont l’auto-développement échappe au pouvoir de la volonté humaine prisonnière de contraintes économiques? Cette question est une des plus essentielles qui se pose à nos sociétés en cette fin de siècle.Conclusion.

Le vrai danger vient donc de l’homme lui-même, de ses propres choix, de sa volonté de puissance, de son désir d’acquérir pouvoirs après pouvoirs. « Il est maintes choses terribles, nous dit Sophocle dans Antigone, mais rien de plus terrible que l’homme ». Le problème est donc en définitive éthique, juridique et politique: il faut que l’homme prenne la responsabilité de l’usage qui est fait de l’ensemble des techniques, des découvertes scientifiques et du choix de l’utilisation de ces techniques. Ceci suppose une réinterrogation radicale sur notre manière de vivre et de consommer, mais cette réflexion est urgente tant sont nombreux les risques qui pèsent sur notre avenir.« Il arriva que le feu prit dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vint avertir le public. On pensa qu’il faisait de l’esprit et l’on applaudit, il insista; on rit de plus belle. C’est ainsi, je crois que périra le monde: dans la joie générale de gens spirituels qui croiront à une farce ». Kierkegaard, Diapsalmata.

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Bibliographie :

  • Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, Calman-Lévy, 1983.
  • Cornélius Castoriadis, «  La technique  », Encyclopédia Universalis.
  • Descartes, Le Discours de la méthode, (6ème partie).
  • Jacques Ellul, – Le système technicien, Paris, Calman-Lévy, 1977
  • La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, A. Colin, 1954.
  • Jean-Yves Goffi, La philosophie de la technique (Coll. «  Que sais-je ?  ») PUF, 1988 .
  • Habermas, La science et la technique comme idéologie, Gallimard, 1973.
  • Heidegger Martin, La Question de la technique, Essais et conférence, Gallimard, 1958.
  • Gérard Larnac, Après la shoah, Raison instrumentale et barbarie, Coll. Ellipses, 1997.

Autres sujets réfléchir :

- Notre rapport au monde est-il devenu essentiellement technique ?

- La valeur d’une civilisation se reconnaît-elle au développement de sa technique?

 

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TEXTES :

- «  Ce serait une erreur de croire que la croissance technique, fondamentalement, s’enracine dans la subjectivité créatrice de l’homme. Imaginer cela c’est concevoir la technique seulement comme un pur moyen, un simple instrument au service de l’homme. Cette conception «  instrumentaliste  » de la technique, très ancienne et très répandue, peut sembler justifiée lorsque l’on envisage d’un point de vue microscopique le règne de la technique. Vu sous cet angle, le technocosme est plein d’instruments qui ne sont que des moyens, des choses utiles et serviles, dociles, qui n’ont d’existence qu’en fonction de la satisfaction d’un besoin ou d’un désir ; encore que ceux-ci n’existent que parce que les moyens techniques de les satisfaire sont là au préalable, disponible, selon le processus bien connu qui fait que, dans une société technicienne, les moyens techniques tendent à engendrer des fins.

Il existe alors un curieux mouvement propre à la technique : son accroissement autonome tend à produire l’illusion d’un progrès appelé par des fins qui ne sont en fait que des justifications après coup d’une croissance aveugle, l’homme se prêtant spontanément à ce jeu de la prolifération brute métamorphosée par l’illusion d’un progrès final. La considération instrumentaliste de la technique devient impossible dès que l’on prête attention, soit aux percées techno-scientifiques capables de modifier fondamentalement le sujet humain lui-même, soit à l’ensemble du phénomène technique devenu universel, devenu un système englobant nos existences, quelque chose qui est sans dehors, qui croît et, comme l’univers, qui créée un espace-temps par sa croissance même, qui devient une totalité dynamique, qui, parce qu’elle et totalité englobante, ne peut plus être rapportés à l’une ou l’autre finalité qui lui serait extérieure.

Pour que l’on puisse parler d’une prise en charge par l’homme de son évolution future, il faudrait que la technique ne soit pas cette créativité inanticipable, il faudrait que l’on puisse savoir à l’avance quelles seront les conséquences et les formes de tel ou tel essai sur l’homme. Or, il est précisément impossible de prévoir ce que fera, comment évoluera une humanité partiellement ou globalement transformée par les moyens que met en œuvre la technique. Que serait une société entièrement débarrassée de ses «  déviants génétiques  » ? Que sera une société entièrement informatisée ? Quel serait notre rapport à l’histoire, à l’action, au savoir d’une collectivité dont l’espoir de longévité aurait doublé ou triplé ? Comment se comporterait une société pacifiée, libérée de toute agressivité par des moyens neuro-chimiques ? Que deviendrait l’homme s’il levait tous les freins de la technologie de la procréation ? Bien des réponses sont possibles. Mais cette diversité n’est que la face apparente d’une opacité absolue : nous n’en savons rien. Et nous savons encore moins s’il faut se décider pour tel ou tel scénario. En réalité, nous ne sommes pas sûr de pouvoir décider vraiment. Qui décide de l’évolution de l’informatisation en cours de la société ? Qui décide du développement des bio-technologies ? Il n’y a pas de réponse simples à ces questions, et on a l’impression, ni tout à fait fausse, ni tout à fait fondée que cela se fait en dépit de tout ce que nous pouvons décider. L’humanité sait infiniment moins où elle va qu’il y a un millénaire (ou du moins elle a l’illusion de le savoir). L’évolution historique est aussi aveugle, en dépit des apparences, que l’évolution biologique  ».

G. Hottois, Le signe et la technique, 1984.

«  Sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles différent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous1, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher  ».

Descartes, Discours de la méthode (1637), sixième partie.

«  Les instruments de la violence ont désormais atteint un tel point de perfection technique qu’il est devenu impossible de concevoir un but politique qui soit susceptible de correspondre à leur puissance destructrice ou qui puisse justifier leur utilisation au cours d’un conflit armé. Ainsi les affrontements guerriers qui, depuis des temps immémoriaux, avaient constitué l’arbitre suprême et impitoyable des conflits internationaux, ont perdu une bonne part de leur efficacité et presque tout leur fascinant prestige. La partie d’échecs «  apocalyptique  » qui s’est engagée entre les superpuissances, c’est-à-dire entre celles qui évoluent au niveau le plus élevé de notre civilisation, respecte la règle selon laquelle «  si l’un ou l’autre gagne c’est la fin des deux  » : il s’agit là d’un jeu totalement différent des jeux guerriers des précédentes périodes . Son objectif rationnel n’est pas de remporter la victoire mais de provoquer un effet de dissuasion, et la course aux armements, qui n’est plus une préparation à la guerre, ne peut plus se justifier que par le fait que la dissuasion toujours renforcée de l’adversaire est la meilleure garantie de la paix. Comment pourrons nous échapper en fin de compte à l’évidente absurdité de cette situation, voilà une question à laquelle il est impossible de répondre.

Du fait que la violence exige toujours des instruments, la révolution technologique a revêtu une importance particulière dans le domaine militaire : l’action violente est elle-même inséparable du complexe des moyens et des fins, dont la principale caractéristique a toujours été que les moyens tendent à prendre une importance disproportionnée par rapport à la fin qui doit les justifier et qui, à leur défaut, ne peut pas être atteinte. Du fait qu’il est impossible de prédire valablement quelle peut être la fin d’une action humaine, les moyens que l’on utilise pour atteindre des objectifs politiques revêtent le plus souvent une importance plus grande pour la construction d’un futur que les objectifs poursuivis.

En outre, alors que les hommes s’avèrent incapables de contrôler les conséquences de leurs actions, un surcroît d’arbitraire est inséparable de la violence elle-même : nulle part la bonne ou la mauvaise «  fortune  » n’a pour les hommes de plus fatales conséquences que sur un champ de bataille, et il ne suffit pas de qualifier de fait dû au hasard  » de tels évènements et d’en dénoncer les éléments suspects pour éviter l’intrusion de l’inattendu sous la forme la plus radicale, pas plus qu’il ne pourra suffire, pour l’éliminer, de la théorie des jeux, des scénarios, simulations et autres techniques du même genre. En cette matière, il n’existe pas de certitude, pas même la certitude absolue de la destruction finale. Le fait même que ceux qui se sont efforcés de perfectionner les moyens de destruction aient réussi à leur faire atteindre un niveau de perfection technique tel que la puissance de ces moyens est sur le point de conduire à l’élimination de l’objectif poursuivis , c’est-à-dire des opérations de guerre, peut nous rappeler ironiquement cet élément d’imprévisibilité totale que nous rencontrons à l’instant où nous approchons le domaine de la violence. Si la guerre est encore présente, ce n’est pas qu’il se trouve au fond de l’espèce humaine une secrète aspiration à la mort, non plus qu’un irrépressible instinct d’agression, ce n’est pas même , ce qui serait plus plausible en fin de compte, le fait que le désarmement puisse présenter, d’un point de vue économique et social, de très sérieux inconvénients ; cela provient tout simplement du fait qu’on a pas encore vu apparaître sur la scène politique d’instance capable de se substituer à cet arbitre suprême des conflits internationaux, Hobbes n’a-t-il pas dit, fort justement, que «  sans épée, les pactes ne sont que des mots  » ?

Il est improbable que ce nouvel arbitre apparaisse tant que l’indépendance nationale , à savoir l’absence de toute domination étrangère, sera inséparable de la souveraineté de l’Etat, c’est-à-dire de la volonté d’exercer dans le domaine international un pouvoir sans limites et sans contrôle.

Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, coll. Agora, p. 105-108.

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