Le bonheur est-il une affaire de chance ?
Le bonheur est un état de satisfaction ou de contentement extrême qui peut se fonder sur différents éléments. Le plaisir tout d’abord, même s’il existe des états de plaisir où l’on est pas heureux, voire même où l’on reste malheureux. Il serait donc peut-être réducteur de réduire l’idée de bonheur à une simple accumulation de plaisirs qui restent plus ou moins éphémères. Le bonheur suppose surtout un sentiment plus profond et plus durable d’être en accord avec soi, avec le monde, d’avoir réussi ce que nous souhaitons faire. Disons d’une manière générale que le bonheur vise un idéal de satisfaction. Mais de quoi dépend-t-il ? Etymologiquement, le mot « bon heur » évoque l’idée de chance, de bonne fortune, comme cause déterminante de la vie heureuse : nous serions heureux par hasard sans que cela ne dépende de nous. Le problème est donc de savoir quelle est la maîtrise dont l’homme dispose sur sa propre existence et si sa vie peut-être le résultat de sa propre volonté. C’est la question même de l’éthique comprise comme « art de vivre » qui est en jeu. Dans quel mesure le bonheur que nous pourrions atteindre dépend-t-il ou non de nous ? Quel pouvoir d’action avons nous sur nous-même à ce sujet ? Sommes nous responsables de notre propre bonheur ? Découle-t-il principalement des choses extérieures qui s’imposent à nous sans que nous n’y puissions rien (les circonstances), ou bien vient-il d’un travail, d’une conquête, d’une méthode qui ferait que le bonheur deviendrait alors notre œuvre et non un simple coup de chance ? Mais si une telle méthode est concevable en théorie par quel moyen peut-on la mettre en œuvre et surtout n’est-elle pas finalement une illusion philosophique par laquelle l’homme prétend échapper à l’insatisfaction permanente qu’il y a en lui ?
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Penser que le bonheur est le résultat de la chance, c’est l’envisager comme contingence, c’est-à-dire comme étant le résultat involontaire de circonstances extérieures à notre volonté, comme une bonne surprise qui nous arrive de manière imprévisible, de manière peut-être inexplicable ou accidentelle, mais sans que la vie heureuse ne soit en notre pouvoir. Ainsi, le malchanceux à qui il n’arrive que des ennuis, semble avoir bien de la peine à vivre heureux. Etymologiquement, le hasard renvoie à l’arabe « az-zarh » qui signifie « jeu de dés ». Dire que le bonheur est la conséquence de la chance en ce sens c’est en faire le produit du hasard qui touche certains, laisse d’autres de côté sans que cela ne puisse être attribué à notre mérite ou à notre responsabilité puisqu’il advient indépendamment de notre maîtrise par le jeu des coïncidences et des aléas de l’existence : dire que le bonheur est une affaire de chance suppose que le bonheur ne dépend pas de nous mais il reste alors simplement ce qui nous arrive selon des circonstances et qu’on ne peut simplement qu’attendre, constater lorsqu’il est là mais il reste alors impossible de le maîtriser : on ne décrète pas son bonheur, on ne le déclenche pas soi-même, on l’éprouve comme le résultat d’un sort favorable mais dont la logique nous échappe. Nul ne peut nier qu’il existe de grands malheurs et qu’ils se produit des évènements attristants ou atroces sans l’avoir voulu ; de même les satisfactions fortes que nous pouvons avoir sont aussi souvent le fruit de bonnes rencontres que le sort a rendu possible : un tel est heureux parce qu’il a eu la chance d’être élevé dans un milieu très favorisé, culturellement ou économiquement, d’être « bien né » en somme, selon des avantages biologiques (tel ou tel don ou potentiel physique ou intellectuel) ou sociaux (tel ou tel milieu social favorisé en culture ou en richesse), un autre est heureux d’avoir rencontré la personne qui va changer sa vie par le plus grand des hasards ou d’avoir rencontré l’amour fou par un étrange concours de circonstances… La chance ici fournit ainsi la matière à partir de laquelle notre vie se construit et déclenche des évènements sur lesquels nous n’avons pas forcément prise. Le bonheur est ici comme une sorte de miracle personnel qui vient du poids des choses mais qui reste alors fragile et qui peut se retourner à tout moment en son opposé : si le hasard me donne le bonheur, il peut tout aussi bien me l’enlever et cela n’est plus vraiment de ma responsabilité. L’homme n’a pas prise sur ce qui affecte sa personnalité et reste alors dominé par le jeu des forces du monde qu’il traverse et ne peut que constater l’écart important qui existe entre les promesses de bonheur auquel il croit et la réalité qui s’impose à lui et qui bien souvent reste décevante. Faire de la chance l’ingrédient essentiel du bonheur le rend forcément aléatoire et incertain : même si l’on croit à sa bonne étoile, la malchance peut tout aussi bien s’abattre sur nous et le bonheur n’est jamais vraiment à nous ni en notre pouvoir. Selon cette idée la vie est alors surtout faite d’évènements sur lesquels nous n’avons pas de prise.
Une telle thèse est donc injuste : outre le fait qu’elle se fait une piètre idée de nos forces et de nos capacités à agir sur la réalité, s’il ne dépend pas de moi d’être ou non heureux, alors il suffit d’être malchanceux pour être malheureux et je suis impuissant à modifier cet état. Une telle théorie, qui est celle finalement impliquée par l’étymologique du mot « bon-heur » (la bonne fortune) condamne l’homme à la passivité c’est-à-dire à l’attente que « le hasard fasse bien les choses » ce qui implique que l’homme se détourne du projet d’avoir à conquérir lui-même sa propre existence. Paradoxe : en voulant se déculpabiliser des risques éventuels de son propre malheur, en voulant nier la part de responsabilité qui est la sienne dans l’incapacité où il se trouve d’être contenté, l’homme risque, avec un telle théorie, de se détourner des possibilités d’être heureux en cessant d’être l’auteur de sa propre vie et en s’en remettant à la « bonne fortune ». Cette théorie est déresponsabilisante et elle ne peut faire du bonheur une réalité constante, stable, assurée et durable : elle nous conduirait plutôt au souci et à l’angoisse d’imaginer que c’est le sort, « le destin » qui décide pour nous, nous donne ou nous reprend, ce qui ne peut que rendre notre vie incertaine et instable. Le bonheur au contraire n’est-il pas l’aspiration à un état durable, à une certaine forme de sérénité ou d’intensité d’existence qui au moins peut se conquérir, être le résultat de notre propre volonté et de notre responsabilité ? Bref, le bonheur ne dépend-t-il pas de nous ?
Dire que le bonheur n’est qu’une affaire de chance c’est au fond penser que notre existence dépend uniquement des bonnes et des mauvaises rencontres que nous faisons. Cela revient à brader notre capacité d’agir et de nous maîtriser nous-mêmes. La particularité de l’homme n’est-il pas de prétendre par sa liberté produire lui-même son existence, de s’opposer à la force même des choses et à retirer par la même son vrai bonheur que la chance à elle seule peine à produire (le plus chanceux est-il forcément le plus heureux ?).
Il faudrait pour cela imaginer que le bonheur ne soit pas le simple produit aléatoire du poids des choses mais que l’homme puisse en être le responsable, qu’il en soit l’agent essentiel indépendamment des circonstances extérieures même si celles-ci sont éventuellement négatives, sans quoi l’homme semble comme impuissant sur lui-même, ce qui laisse supposer qu’on est pas heureux par hasard et que la possibilité du bonheur dépend de la faculté de transformer les occasions qu’offre le réel en éléments pour être heureux. Nous ne choisissons sans doute pas ces éléments, mais nous choisissons la manière d’y réagir et de nous adapter à eux. Si le malheur nous frappe, le bonheur est plutôt ce que nous pouvons ou non manquer nous-même en loupant les bonnes occasions : en somme il faut vouloir être heureux pour le devenir.
Voilà pourquoi l’irrésolution est le pire de tous les maux comme le dit Descartes : l’homme qui jamais ne sait quoi choisir se condamne lui-même à une vie insignifiante : il s’agit aussi de s’engager dans le mode, au bon moment, de se lancer dans l’aventure sans avoir peur de faire des choix : ce n’est plus ici la bonne fortune qui est l’essentiel (la fortuna) mais plutôt la virtuosité ou la virtù, c’est-à-dire le talent de pouvoir agir à son avantage dans le réel, en fonction d’une attention au présent qui permet de voir dans un quotidien parfois morose les signes de sa félicité future. Ainsi selon Spinoza, dans l’Ethique, la faculté subjective du bonheur réside dans cette faculté qu’il nomme la « vertu » qui n’est pour lui au fond rien d’autre que la puissance d’agir, physiquement aussi bien qu’intellectuellement, le malheur venant principalement du fait que l’on subit les choses pour ne plus voir dans la réalité que de l’adversité.
On peut alors supposer que malgré les évènements malheureux de l’existence qui s’imposent à nous (maladie, séparation avec des être proches, catastrophes, difficultés professionnelles ect…) nous puissions rester dans une disposition d’esprit qui cherche à préserver notre joie et notre capacité, notre aptitude au bonheur : notre pouvoir de vivre dans le bonheur ne serait donc pas tant une affaire de circonstances que de volonté et de pouvoir sur soi. Etre chanceux est peut-être une circonstance rendant le bonheur plus facile, mais la chance (qui est peut-être après tout simplement la capacité que nous avons de saisir les bonnes opportunités qui s’offrent à nous) n’est pas le principe de la vie heureuse, sa condition suffisante. Il faut donc envisager l’idée que le bonheur dépend de nous qu’il nous appartient. Si la chance est ce sur quoi nous n’avons pas de contrôle, on peut au moins supposer que le bonheur lui soit notre affaire, notre travail dans l’existence et qu’il repose sur nos capacités et notre liberté. Ce n’est en ce sens plus un don, une bonne surprise tombée du ciel, mais le résultat d’une conquête personnelle et d’un travail face à l’adversité, qui une fois les obstacles éliminés peut nous rendre fier du chemin parcouru, des difficultés surmontées. Le sage espère-t-il sans rien faire un bonheur qui frapperait au hasard ? Au contraire, le principe de toute philosophie ayant pour but la vie heureuse est de nous inviter à un art de vivre, à une conversion spirituelle qui souligne que le bonheur est un bien en nous et non un bien extérieur qu’il faut cherche hors de nous, que le bonheur est avant tout une affaire de jugement et de raison et non d’honneur, d’argent, de pouvoir … bref de désir ou de passion. Pour beaucoup de philosophies morales en effet, vivre heureux et réussir sa vie (et non pas réussir « dans la vie ») c’est apprendre à comprendre ce qui peut nous apporter la sérénité et agir selon ce qui est bon pour nous, se conduire selon ce savoir.
Telle est en effet la position défendue par les philosophies antiques grecques par exemple, qui se définissent comme des recherches de sagesse et de la vie heureuse (les deux choses ont dans cette optique eudémoniste équivalentes) comme on peut le voir à travers l’épicurisme ou le stoïcisme. Epicure, en énumérant dans la Lettre à Ménécée les ingrédient de la vie heureuse élabore une certaine « recette » du bonheur dont la philosophie est la théorisation et la mise en pratique : ne pas craindre les dieux, ne pas redouter la mort, maîtriser ses désirs et supporter la souffrance, voilà les aspects principaux du célèbre « tétrapharmakon » (quadruple remède) par lequel Epicure veut faire de la philosophie une médecine existentielle et de la vie heureuse la santé définie comme « ataraxie » c’est-à-dire comme absence de trouble de l’âme. A lire Epicure, il existe au fond une méthode philosophique du bonheur que chaque homme peut suivre quelle que soit sa situation par ailleurs. La Lettre semble alors garantir que le fait de suivre l’enseignement d’Epicure permet à l’esprit humain de remédier aux vaines agitations qui le traverse d’ordinaire pour atteindre un état de tranquillité d’esprit. Un tel état s’obtient en renonçant à un certain nombre de nos désirs, (les désirs non naturels) pour apprendre au fond à se contenter de peu et à réduire ses attentes et ses espérances envers la réalité. De même, pour les philosophes stoïciens, imaginer que l’homme est soumis à la loi du destin, comme le dit Epictète , dans ses Entretiens, et qu’il n’est pas en son pouvoir de le modifier, ne peut qu’inciter l’homme à vouloir se conformer au destin et à accepter les choses comme elles sont pour pouvoir être heureux. Pour le stoïcisme, en effet, il suffit au fond d’accorder ses désirs avec l’ordre du monde, c’est-à-dire d’apprendre à désirer moins pour désirer mieux. Il y a là, au fond même des philosophies épicurienne ou stoïcienne, une forme d’ascétisme qui se fonde sur l’idée que celui qui réduit ses aspirations, celui qui ne désire plus ne souffre plus. Au fond le bonheur ici est donc d’abord à comprendre comme une forme d’indépendance, d’autarcie à l’égard des mille sollicitations du réel : la philosophe doit conduire l’homme à comprendre que le bonheur n’est pas à rechercher dans l’extension du désir puisque le réel s’impose rapidement comme un obstacle à leur satisfaction, mais dans la réduction de la satisfaction pour atteindre une forme d’autosuffisance : « c’est un grand bien, écrit Epicure dans la Lettre, que de se suffire à soi-même ». Le bonheur ici est bien une sorte de conquête de l’esprit mais il consiste soit à réduire nos désirs pour se contenter de peu (Epicurisme), soit à s’accommoder de notre impuissance face à la nécessité contre laquelle l’homme ne peut rien (stoïcisme).
Mais que faut-il penser de ce projet du sage antique, visant l’autarcie (l’indépendance), et la pure sérénité ? La démarche consiste à dire que le réel a pour caractéristique fondamentale de ne pas être conforme à nos désirs, de contrarier nos aspirations et que la seule façon de ne plus souffrir c’est au fond de ne plus désirer, de se contenter de la réalité (de s’y résigner) telle qu’elle vient pour atteindre l’ataraxie (il s’agit de « changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde » comme le dit Descartes), cette curieuse insensibilité à l’égard des autres et du réel. Certes, qui n’aspire plus à rien souffre moins de déception ! Mais peut-on vraiment dire qu’il atteint par cette extinction en lui du désir (ascétisme) un bonheur véritable ? Cette fameuse « tranquillité de l’âme » dont Epicure nous dit qu’elle rendra l’homme semblable à un dieu, est-elle elle-même un principe de satisfaction ? Certes, elle est l’objet d’un effort et d’une conquête mais cette conquête est au fond sans doute la négation de toute recherche de satisfaction, une forme de renoncement face à l’adversité. Elle reste au fond une conception purement négative du bonheur : le bonheur est un renoncement, être heureux c’est ne pas souffrir). Faut-il vraiment faire de cet abandon de nos espérances le principe même du bonheur ?
Selon ces philosophies antiques, l’homme accède à la vie heureuse par la recherche d’une perfection morale : le bonheur est le bien que l’homme doit conquérir selon une méthode (une certain mode de vie éthique) valable pour tous : le sage stoïcien ou le sage épicurien, en suivant la doctrine, découvre que quelles que soient les circonstances qui l’entourent il peut rester heureux en renonçant à l’illusoire maîtrise du cours des choses. Le bonheur est donc bien le résultat d’un accord entre deux ordres (ordre du sujet et ordre du monde), la conséquence d’un processus d’harmonisation. Le but de la philosophie morale est d’obtenir cet accord entre soi et le monde extérieur. L’individu a donc la possibilité de faire son bonheur de manière infaillible; il suffit une maîtrise de soi, une conduite selon la raison et nos selon les passions: c’est la philosophie qui rend heureux en dépassant une première forme d’existence malheureuse faute d’un travail intellectuel suffisant. Les critères du bonheur ici ne sont donc pas subjectifs (ce n’est pas une simple impression individuelle) car le bonheur correspond à une réalité objective: ce n’est pas n’importe quelle vie qui rend heureux, c’est une qualité humaine particulière qui n’est pas laissée à l’appréciation de l’individu mais qui suppose un état idéal que chacun peut découvrir selon des principes prédéfinis. Les critères du bonheur sont donc universalisables et s’obtiennent par la vie morale (la vertu c’est-à-dire la prudence selon Epicure, ou l’acquiescement au réel pour les stoïciens ) définit comme recherche du bonheur (eudémonisme).
On peut toutefois critiquer cette idée en soulignant comme le fait Kant que le bonheur n’est pas le résultat d’un plan programmé ou d’une stratégie morale au sens où la recherche du bien n’est en rien la garantie de la vie heureuse : il ne suffit pas d’être vertueux pour être heureux. Le bonheur reste en effet une expérience personnelle, une réalité empirique qui repose sur la sensibilité de chacun et qui n’est donc pas définissable selon des principes rationnels valable pour tous. Le bonheur reste subjectif car il est dit-il « un idéal non de la raison mais de l’imagination ». Il ne faut pas confondre en effet selon Kant la recherche morale, la recherche de la vertu qui est rationnelle et basée sur des principes valables pour tous les hommes (faire son devoir), et la recherche du bonheur qui reste une satisfaction subjective (propre à chacun) fondée sur la sensibilité et nos impressions singulières. Cela signifie que le bonheur est un état qui dérive de nos expériences et de notre perception personnelle ; cela implique alors l’idée qu’il est impossible de savoir quels types d’action pourraient nous rendre heureux de manière certaine. L’homme vertueux n’est pas assuré d’atteindre la vie heureuse, de même l’homme méchant n’est pas nécessairement l’homme malheureux. On peut d’ailleurs rester assez sceptique à l’égard de toute idée « d’une recette du bonheur », d’une plan à suivre ou d’une méthode : suffit-il alors vraiment d’appliquer les conseils d’Epicure ou des stoïciens pour être heureux ? Le bonheur étant au fond rationnellement indéfinissable (puisqu’il repose simplement sur l’expérience subjective de chacun), il ne saurait y avoir selon Kant, de méthode universelle du bonheur :
« Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience ; et que cependant pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu’un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d’envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d’une manière d’autant plus terrible les maux qui jusqu’à présent se dérobent encore à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu’il a déjà bien assez de peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l’indisposition du corps a détourné d’excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc. ! Bref, il est incapable de déterminer avec une entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l’omniscience. [...] Il suit de là que les impératifs de la prudence, à parler exactement, ne peuvent commander en rien, c’est-à-dire représenter des actions d’une manière objective comme pratiquement nécessaires, qu’il faut les tenir plutôt pour des conseils (consilia) que pour des commandements (proecepta) de la raison ; le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d’une série de conséquences en réalité infinie ».
KANT, Fondements de la Métaphysique des Moeurs, II, tr. fr. V. Delbos, p. 131-132, éd. Delagrave.
De même, il est possible de faire aux doctrines antiques du bonheur une seconde critique : non seulement le bonheur n’est pas le résultat de la vie morale et n’existe pas de méthode infaillible identique pour tous pour accéder au bonheur (puisqu’il s’agit d’un contentement empiriquement déterminé qui dépend de l’expérience de chacun) mais aussi l’idée même d’une définition du bonheur comme état dépassionné (ataraxie), état de tranquillité totale et sérénité parfaite est sans doute aussi une illusion. Si l’homme est avant tout désir, envie et recherche d’une satisfaction, le bonheur n’est-il pas plutôt l’art d’entretenir en nous le désir et d’agir plutôt que de le faire disparaître ? Comme le souligne Thomas Hobbes :
« la félicité de cette vie ne consiste pas dans le repos d’un esprit satisfait, car ce finis ultimus (fin dernière) et ce summum bonum (souverain bien) dont on parle dans les livres des anciens moralistes n’existent pas. Celui dont les désirs arrivent à leur terme ne peut pas plus vivre que celui dont les sensations et les imaginations sont arrêtées. La félicité est une continuelle marche en avant du désir d’un objet à un autre, l’obtention du premier n’étant toujours rien d’autre que le moyen d’atteindre le second. La cause en est que l’objet du désir humain n’est pas de jouir une seule fois, et pour un instant, mais d’assurer pour toujours le moyen de son futur désir ».Thomas Hobbes, Le Leviathan, ch. 11.
Ce texte de Hobbes critique au fond l’idée du bonheur comme un état stable (sérénité) pour affirmer que le bonheur suppose au contraire un mouvement perpétuel, celui de la « continuelle marche en avant du désir ». Une telle approche suppose que le bonheur n’est pas le fruit d’une réduction de notre capacité de désirer mais au contraire dans l’amplification d’un vouloir vivre, d’un vouloir être qui se confond avec notre pouvoir d’agir. Si le bonheur réside dans cette faculté de désirer, il consiste donc en la démarche d’un être actif, tant par le corps que par l’esprit (et par opposition le malheur se tient dans cette forme d’impuissance qui consiste à ne plus agir ou à subir l’action du monde). Pour Spinoza par exemple, « la vertu ne consiste en rien d’autre qu’à agir suivant les lois de sa propre nature […] il suit de là que le principe de vertu est l’effort même pour conserver l’être propre et que la félicité consiste en ce que l’homme peut conserver son être et que ceux qui se donnent la mort ont l’âme frappée d’impuissance et sont entièrement vaincus par les causes extérieures » Ethique, IV, 18, Scolie.
Par là on voit que le bonheur peut plutôt se concevoir comme une amplification de l’action et de nos moyens d’agir, une amplification des occasions de satisfaire nos désirs : il ne s’agit plus d’autarcie et d’indépendance, mais de vouloir alors rencontrer autrui et d’accroître nos possibilités. Comme le dit Spinoza toujours dans l’Ethique: « Si par exemple, deux individus entièrement de même nature se joignent l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que chacun séparément. Rien donc de plus utile à l’homme que l’homme ». L’individu voulait être heureux se méfie donc de l’idéal autarcique du sage antique et de son indifférence à l’égard d’autrui : il se dispose à la rencontre, se met en quête de relations qui augmentent sa capacité d’action. Il devient par là évident que le bonheur est inévitablement lié non au hasard mais à la capacité humaine à l’action par laquelle nous pouvons atteindre la satisfaction de désirer toujours et d’être actif et joyeux. Comme le dit Rousseau « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! ».
Le bonheur n’est donc jamais aussi fort que dans l’attente et dans cet état ou le désir est vécu comme une invitation, un horizon, qui fait de lui une impulsion, une création, une richesse plus qu’un manque et une pauvreté. Nous sommes donc surtout heureux lorsque nous imaginons le bonheur comme possible parce que nous désirons: être heureux c’est sentir le bonheur comme étant à notre portée, non pas simplement satisfaire tous ses désirs, ce qui n’est jamais possible, mais imaginer la joie comme possible (le bonheur est bien en ce sens un état imaginaire). André Compte-Sponville écrit alors dans son dictionnaire philosophique qu’ » on peut appeler bonheur, c’est en tout cas la définition que je propose, tout laps de temps où la joie est perçue, fût-ce après coup, comme immédiatement possible. Et malheur, inversement, tout laps de temps où la joie parait immédiatement impossible »".
En somme le bonheur est le résultat de notre capacité à imaginer et à agir dans le réel, de vaincre les obstacles qui s’imposent à nous pour modifier le monde à notre avantage, ce qui implique que l’on soit également conscient de nos limites et que l’on fasse l’épreuve de la résistance à surmonter. Ainsi on voit bien que le bonheur n’a plus de rapport avec le hasard puisqu’il dépend du sens que nous accordons à notre action, de l’attention que nous portons au monde présent. Voila pourquoi Descartes oppose ce qu’il nomme « l’heur » (la chance) et la béatitude (le bonheur) :
« Mais il est besoin de savoir ce que c’est que vivere beate (vivre heureux) ; je dirais en français vivre heureusement, sinon qu’il y a une différence entre l’heur et la béatitude, en ce que l’heur ne dépend que des choses qui sont hors de nous, d’où vient que ceux-là sont estimés plus heureux que sages, auxquels il est arrivé quelque bine qu’ils ne se sont point procuré, au lieu que la béatitude consiste, ce me semble en un parfait contentement de l’esprit et une satisfaction intérieure, que n’ont pas d’ordinaire ceux qui sont le plus favorisés par la fortune, et que les sages acquièrent sans elle ».
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Y a –t-il donc une recette du bonheur ? Si le bonheur comme nous l’avons vu suppose l’art de renouveler en soi le désir par notre imagination et notre puissance d’agir, il n’est pas le résultat du hasard, mais il n’est pas non plus la conséquence d’un calcul et d’un plan : si le bonheur est relatif à notre capacité d’imaginer et d’agir alors il est toujours plus ou moins devant nous comme repoussé à mesure que nous le cherchons (« Nous ne vivons pas , nous espérons de vivre et nous disposant toujours à être heureux écrit Pascal, il est normal que nous ne le soyons jamais »). Tous les calculs, les méthodes, les recettes qui nous le promettent aurons sans aucun doute pour effet de la faire fuir. On peut donc supposer que le bonheur est possible à la condition de ne pas le vouloir pour lui-même : « L’erreur est même de le chercher tout court. C’est l’espérer pour demain, où nous ne sommes pas, et s’interdire de le vivre aujourd’hui. Occupe-toi plutôt de ce qui compte vraiment: le travail, l’action, le plaisir, l’amour — le monde. Le bonheur viendra par surcroît, s’il vient, et te manquera moins, s’il ne vient pas. On l’atteint d’autant plus facilement qu’on a cessé d’y tenir. « Le bonheur est une récompense, disait Alain, qui vient à ceux qui ne l’ont pas cherchée » écrit André Comte-Sponville, dans son Dictionnaire Philosophique. Le bonheur en somme n’est donc pas le fruit d’un pur hasard, mais il n’est pas non plus le résultat d’un plan, d’un programme, dont l’application risque fort de nous décevoir et de nous rendre malheureux ; il serait plutôt une forme d’étonnement résultant du fait que nous suivons notre propre chemin et que nous savons faire nos propres choix et en prenant aussi des risques. Peut-être que l’homme heureux n’est pas tellement préoccupé par la recherche du bonheur mais plutôt par la volonté d’améliorer le monde en agissant. Ce n’est plus le souci du bonheur qui fonde le bonheur mais alors la volonté de rendre le monde plus humain et plus digne et de trouver un sens à nos actions.